Un défi colossal pour la recherche, la formation et l’innovation

Dossier : Trend-XMagazine N°740 Décembre 2018
Par Philippe DROBINSKI (D1998)
L’humanité est confrontée à un défi climatique d’ampleur inégalée, et dont l’origine humaine ne fait plus de doute. Dix laboratoires de l’X se sont regroupés au sein du programme Trend‑X afin de répondre collectivement aux enjeux de la transition énergétique impliquée par ce défi.

Figure 1 : évo­lu­tion tem­po­relle du chan­ge­ment de la tem­pé­ra­ture moyenne glo­bale à la sur­face de la Terre par rap­port à la fin du XXe siècle pour dif­fé­rents scé­na­rios d’émission de gaz à effet de serre (dénom­més RCP pour Repre­sen­ta­tive Concen­tra­tion Path­way). En rouge, l’évolution cor­res­pon­dant au scé­na­rio le plus pes­si­miste et en bleu, celle cor­res­pon­dant au scé­na­rio per­met­tant de limi­ter le réchauf­fe­ment glo­bal à 2 °C, les 2 autres scé­na­rios inter­mé­diaires ne sont pas repré­sen­tés. Source : 5e rap­port d’évaluation du Giec (groupe 1).

La figure 1, issue du der­nier rap­port du groupe 1 du groupe d’experts inter­gouvernemental sur l’évolution du cli­mat (Giec) sur la phy­sique du cli­mat, illustre le défi cli­ma­tique. Elle montre le chan­ge­ment de la tem­pé­ra­ture moyenne glo­bale à la sur­face de la Terre par rap­port à la fin du xxe siècle pour dif­fé­rents scé­na­rios d’émission de gaz à effet de serre, dénom­més RCP (pour Repre­sen­ta­tive Concen­tra­tion Path­way).

Des scénarios préoccupants

Ces scé­na­rios cor­res­pondent à quatre tra­jec­toires du for­çage radia­tif jusqu’à l’horizon 2300.

Ils ont été éta­blis par le Giec pour son cin­quième rap­port d’évaluation, AR5 (IPCC Fifth Assess­ment Report). Un scé­na­rio RCP per­met de modé­li­ser le cli­mat futur. Dans l’AR5, sur la base de quatre hypo­thèses dif­fé­rentes concer­nant la quan­ti­té de gaz à effet de serre qui sera émise dans les années à venir (période 2000–2100), chaque scé­na­rio RCP donne une variante jugée pro­bable du cli­mat qui résul­te­ra du niveau d’émission choi­si comme hypo­thèse de tra­vail. Les quatre scé­na­rios sont nom­més d’après la gamme de for­çage radia­tif ain­si obte­nue pour l’année 2100 : le scé­na­rio RCP2.6 cor­res­pond à un for­çage de +2,6 W/m2, le scé­na­rio RCP4.5 à +4,5 W/m2, et de même pour les scé­na­rios RCP6 et RCP8.5. Plus cette valeur est éle­vée, plus le sys­tème Terre-atmo­sphère gagne en éner­gie et se réchauffe. La figure 1 montre que, selon le scé­na­rio, le réchauf­fe­ment pour­rait être de 1 °C à 4 °C en moyenne. En 2009, lors de la COP 15, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale réunie à Copen­hague s’est accor­dée sur un objec­tif de limi­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique à 2 °C. Ce seuil a été pro­po­sé en réfé­rence à une période du pas­sé, où cette tem­pé­ra­ture moyenne avait été atteinte sans qu’il se pro­duise de catas­trophe cli­ma­tique. Néan­moins, comme l’évolution du cli­mat n’est pas linéaire, il n’y a aucune cer­ti­tude qu’au-delà d’un réchauf­fe­ment glo­bal de 2 °C ne sur­vienne un embal­le­ment cli­ma­tique, en réponse à des phé­no­mènes encore mal appré­ciés comme l’augmentation des émis­sions de méthane dans l’atmosphère – un gaz à effet de serre 25 fois plus puis­sant que le CO2 – pro­vo­quée par la fonte du per­ma­frost. La pru­dence incite donc à res­pec­ter cette limite des 2 °C, qui n’est pas abso­lue mais qui, si elle était dépas­sée, aug­men­te­rait le risque d’une bifur­ca­tion aux consé­quences poten­tiel­le­ment dramatiques.

Figure 2 : aug­men­ta­tion de tem­pé­ra­ture moyenne à la sur­face de la Terre par rap­port à l’ère pré­in­dus­trielle, rap­por­tée aux émis­sions cumu­lées de CO2 depuis 1870. Les dif­fé­rentes lignes colo­rées repré­sentent les dif­fé­rents scé­na­rios d’émission avec le calen­drier pré­cis de la quan­ti­té de car­bone émise au cours des cent pro­chaines années. Source : 5e rap­port du Giec (groupe 1).

De l’analyse scientifique à la politique énergétique

L’analyse des modèles cli­ma­tiques a abou­ti à un résul­tat d’une sim­pli­ci­té trom­peuse : le réchauf­fe­ment cli­ma­tique dépend presque linéai­re­ment de la quan­ti­té de car­bone émise, plu­tôt que des détails du scé­na­rio d’émission par­ti­cu­lier. Cela est dû au fait que le fac­teur le plus impor­tant du réchauf­fe­ment pla­né­taire est la quan­ti­té totale de gaz à effet de serre émise depuis l’ère pré­in­dus­trielle, et non les varia­tions des émis­sions chaque année. La figure 2 repré­sente l’augmentation de tem­pé­ra­ture moyenne à la sur­face de la Terre par rap­port à l’ère pré­in­dus­trielle rap­por­tée aux émis­sions cumu­lées de CO2 depuis 1870. Pour connaître la valeur du réchauf­fe­ment cli­ma­tique glo­bal en 2100, il suf­fit de connaître la quan­ti­té totale de car­bone émise jusque-là. Ce que l’on constate c’est que, quel que soit le scé­na­rio, un réchauf­fe­ment glo­bal d’environ 2 °C est atteint autour de 2050. C’est à par­tir de ce seuil que l’on peut obser­ver une dif­fé­ren­cia­tion nette des tra­jec­toires. Ce com­por­te­ment est éga­le­ment très net sur la figure 1.

L’enjeu donc est de mettre en œuvre des poli­tiques per­met­tant à l’augmentation de tem­pé­ra­ture de tan­gen­ter le seuil des 2 °C sans le dépasser.

En 2017, le sec­teur de l’énergie repré­sente près de 50 % des émis­sions de CO2 dont envi­ron 40 % pour la pro­duc­tion d’électricité. Le sec­teur des trans­ports repré­sente envi­ron 25 à 30 % des émis­sions. Limi­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique glo­bal néces­site donc de revoir en pro­fon­deur les poli­tiques énergétiques.

Main­te­nir le réchauf­fe­ment glo­bal en des­sous de la limite de 2 °C est un défi colos­sal qui doit se tra­duire par une modi­fi­ca­tion radi­cale de nos com­por­te­ments et passe en grande par­tie par une révo­lu­tion à ima­gi­ner dans le contexte éner­gé­tique : pour le seul sec­teur élec­trique, le défi à rele­ver est consi­dé­rable puisque la frac­tion des tech­no­lo­gies bas car­bone, qui incluent entre autres éner­gie nucléaire et éner­gies renou­ve­lables, devra atteindre près de 65 % dans la pro­duc­tion d’énergie pri­maire et près de 100 % pour le seul sec­teur électrique.

À la COP 21 à Paris, 195 pays adoptent le pre­mier accord mon­dial concer­nant le cli­mat, dans lequel les pays s’engagent à réduire leurs émis­sions de gaz à effet de serre en ren­dant publique une contri­bu­tion déci­dée à l’échelle natio­nale (Inten­ded Natio­nal­ly Deter­mi­ned Contri­bu­tions, INDC). Ces contri­bu­tions sont néan­moins encore bien insuf­fi­santes car les solu­tions glo­bales n’existent pas. De nom­breux freins existent encore à la mise en œuvre de poli­tiques d’ambition suf­fi­sante pour ame­ner les émis­sions nettes de car­bone à zéro entre 2050 et 2100 : le choix du bou­quet éner­gé­tique et en par­ti­cu­lier la part res­pec­tive de l’énergie nucléaire par rap­port aux éner­gies renou­ve­lables, la capa­ci­té d’injecter des sources d’énergies inter­mit­tentes dans le réseau, la décen­tra­li­sa­tion des actifs de pro­duc­tion, le mar­ché de l’électricité…

Un programme de recherche interdisciplinaire au cœur de l’École polytechnique

Le regrou­pe­ment de dix labo­ra­toires du centre de recherche de l’École au sein du pro­gramme Trend‑X s’est fait dans une démarche de répondre col­lec­ti­ve­ment aux enjeux de la tran­si­tion éner­gé­tique en appor­tant des exper­tises variées. Il per­met une approche mul­ti­dis­ci­pli­naire unique de la tran­si­tion éner­gé­tique allant des sciences sociales et éco­no­miques, aux sciences des maté­riaux et de l’ingénieur, aux mathé­ma­tiques appli­quées et infor­ma­tique jusqu’aux géos­ciences. Ce pro­gramme ras­semble envi­ron 30 cher­cheurs, ensei­gnants cher­cheurs et ingé­nieurs et autant de doc­to­rants et post­doc­to­rants. Cette recherche doit être le socle de l’innovation de demain et doit éga­le­ment irri­guer les for­ma­tions de l’École poly­tech­nique pour for­mer les ingé­nieurs et déci­deurs de demain.

En quatre ans, le pro­gramme s’est lar­ge­ment déve­lop­pé avec le sou­tien de la Fon­da­tion de l’École poly­tech­nique et s’est struc­tu­ré autour de trois grands axes : les « maté­riaux et sys­tèmes de conver­sion et de sto­ckage » avec pour objec­tif de déve­lop­per des com­po­sants inno­vants pour des sys­tèmes de conver­sion éner­gé­tique et de sto­ckage afin d’améliorer leur ren­de­ment, leur durée de vie et de dimi­nuer leur coût ; les « bâti­ments intel­li­gents », réseaux élec­triques de petite taille qui ali­mentent des bâti­ments et des quar­tiers en éner­gies renou­ve­lables avec des moyens de sto­ckage, avec pour objec­tif d’analyser, de modé­li­ser et de mettre en œuvre la pro­duc­tion, le sto­ckage et les pra­tiques de consom­ma­tion pour une ges­tion opti­male de ces micro­ré­seaux ; et enfin la « pros­pec­tive éner­gé­tique » avec pour objec­tif d’appréhender de façon plus glo­bale et contex­tua­li­sée la ques­tion de la tran­si­tion éner­gé­tique. Cet axe intègre la ville comme « objet » au cœur de la muta­tion éner­gé­tique, la ges­tion intel­li­gente et sécu­ri­sée des réseaux élec­triques et de leur inter­con­nexion à dif­fé­rentes échelles spa­tiales (du régio­nal au conti­nen­tal) et l’élaboration de scé­na­rios de bou­quet éner­gé­tique dans un contexte de chan­ge­ment climatique.

La recherche au service de la formation et de l’innovation

Trend‑X consti­tue éga­le­ment le sup­port d’une offre d’enseignement large s’adressant à trois publics dif­fé­rents. Il s’agit tout d’abord des par­cours poly­tech­ni­ciens, « Science et Défis pour l’Environnement » et « Éner­gies du xxie siècle », qui se sont pro­gres­si­ve­ment élar­gis aux étu­diants des mas­ters WAPE sur l’environnement ou REST sur les éner­gies renou­ve­lables. L’offre de for­ma­tion de l’École s’est élar­gie au niveau inter­na­tio­nal avec le gra­duate degree STEEM (Science and Tech­no­lo­gy for Envi­ron­ment and Ener­gy Mana­ge­ment) et le gra­duate degree Smart Cities and Urban Poli­cy. Enfin, les enjeux de la tran­si­tion éner­gé­tique doivent main­te­nant irri­guer la socié­té et doivent pou­voir débou­cher au niveau local sur des pro­jets d’infrastructures dans un cadre régle­men­taire contraint. Les acteurs de ces pro­jets sont l’État, les col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, les petits et gros indus­triels du sec­teur de l’énergie. C’est le public visé dans un pro­jet de for­ma­tion conti­nue sur la tran­si­tion éner­gé­tique fon­dé sur la recherche inter­dis­ci­pli­naire de Trend‑X et éla­bo­ré avec l’Executive Edu­ca­tion de l’École polytechnique.

Enfin, au regard de l’urgence à réduire très signi­fi­ca­ti­ve­ment les émis­sions de gaz à effet de serre, il est essen­tiel de réduire très signi­fi­ca­ti­ve­ment le temps entre la décou­verte de la solu­tion inno­vante et le déploie­ment indus­triel de cette inno­va­tion. C’est pour cela que le pro­gramme Trend‑X est enga­gé dans l’innovation et le trans­fert par l’accompagnement de start-up dans leur déve­lop­pe­ment dans le domaine de la tran­si­tion éner­gé­tique et par le par­te­na­riat industriel.

Une dimension internationale

En quatre ans, le pro­gramme Trend‑X a réus­si à acqué­rir une visi­bi­li­té forte à l’international avec en par­ti­cu­lier une col­la­bo­ra­tion avec l’université de Ber­ke­ley en cours de dis­cus­sion dans le cadre du pro­gramme Éco­block. En asso­ciant centres d’enseignement et de recherche, muni­ci­pa­li­tés et indus­triels, ce pro­gramme vise à déve­lop­per des démons­tra­teurs d’écobâtiments ou éco­quar­tiers et, une fois la preuve de concept démon­trée, les déployer lar­ge­ment à l’échelle mon­diale. Le pro­gramme Trend‑X porte la contri­bu­tion fran­çaise au pro­jet inter­na­tio­nal Écoblock.


REPÈRES

Le groupe d’experts inter­gou­ver­ne­men­tal (Giec) sur l’évolution du cli­mat a publié le 8 octobre der­nier son rap­port spé­cial sur le réchauf­fe­ment pla­né­taire à 1,5 °C. Ce rap­port sous-ten­dra les tra­vaux de la 24e COP (confé­rence de parties)
qui se réunit début décembre à Kato­wice, en Pologne, au moment même où paraît ce numé­ro de La Jaune et la Rouge.


Forçage radiatif

En cli­ma­to­lo­gie, le for­çage radia­tif est approxi­ma­ti­ve­ment défi­ni comme la dif­fé­rence entre l’énergie radia­tive reçue et l’énergie radia­tive émise par un sys­tème cli­ma­tique don­né. Appli­qué au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, il mesure la pro­pen­sion d’un fac­teur à per­tur­ber l’équilibre éner­gé­tique de la Terre (source : Wikipedia).


2 000 MILLIARDS DE TONNES DE CO2 ACCUMULÉES

Jusqu’à aujourd’hui, envi­ron 2 000 GtCO2 ont été cumu­lés dans l’atmosphère, dont envi­ron 35 % pro­viennent du char­bon en lien étroit avec la pro­duc­tion d’électricité et de cha­leur, 25 % du pétrole, 10 % du gaz et 30 % de la déforestation.


Une démarche fédératrice pour NewUni

Cette démarche Trend‑X s’est éten­due à six autres labo­ra­toires de l’Ensae, l’Ensta Paris­Tech, de Télé­com Paris-Tech et Télé­com Sud­Pa­ris qui consti­tuent avec l’École poly­tech­nique le pro­jet de nou­velle uni­ver­si­té pro­vi­soi­re­ment inti­tu­lé NewUni.

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