Un demi-siècle de construction navale
La construction en Europe des grands navires est aujourd’hui concentrée dans une vingtaine de sites. L’essentiel de cette activité s’est déplacé en Asie à partir des années soixante, d’abord au Japon, puis en Corée, et maintenant commence à l’être vers la Chine.
Cette activité semble donc être systématiquement accaparée par des pays en développement industriel récent, en France seul le chantier de Saint-Nazaire a réussi à survivre.
REPÈRES
La construction navale, souvent considérée comme stratégique, a été l’objet dans la plupart des pays, sauf la Grande-Bretagne, d’un soutien constant des pouvoirs publics essentiellement par des garanties de crédit pour couvrir une partie des risques inhérents aux contrats de construction des grands navires payés, presque en totalité, à la livraison.
La construction navale, au moins pour la construction des navires de charge, ceux transportant des marchandises, utilise beaucoup de main-d’œuvre pour un investissement par emploi très inférieur aux industries plus capitalistiques comme les industries mécaniques. Cette activité peut de plus être implantée dans n’importe quel pays maritime, les armateurs pouvant la plupart du temps sans surcoût prendre livraison de leur navire n’importe où dans le monde.
La totalité des chantiers de grande construction navale en France, à l’exception des Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire, a été rayée de la carte dans les années quatre-vingt. On peut analyser, sur la base d’une expérience de près de quarante ans au chantier de Saint-Nazaire, pourquoi ce dernier bastion a pu franchir jusqu’à nos jours le parcours d’obstacles de la compétition internationale.
Les trois piliers : investissement, organisation et politique sociale
Les résultats de la société actionnaire d’un chantier dépendent évidemment d’autres paramètres que la seule performance du site de construction. Cela dit, comme dans la plupart des autres activités industrielles, la performance d’un chantier de construction navale repose sur trois piliers : l’investissement, l’organisation et la politique sociale.
L’investissement
C’est à Pierre Loygue (34) que l’on doit la décision de reconstruction et modernisation des infrastructures et moyens de production du chantier dans les années soixante.
À cette époque, les chantiers japonais avaient construit plusieurs gigantesques chantiers modernes qui pulvérisaient les performances de leurs concurrents européens en utilisant les techniques de construction en blocs préfabriqués assemblés sous un portique dans une grande forme de construction. Une mission d’une vingtaine d’ingénieurs du chantier avait été organisée pour s’imprégner de leur technique.
À partir de ces constatations, les grands travaux de transformation du chantier ont été réalisés entre 1962 et 1968 pour en faire un chantier moderne disposant de grands ateliers de préfabrication, d’une forme de construction de neuf cents mètres équipée d’un portique de 750 tonnes de capacité de levage et d’un grand bassin d’armement.
Les armateurs peuvent prendre livraison de leur navire n’importe où dans le monde
À partir de cette date et pour dix ans, le chantier s’est spécialisé dans la construction des grands navires, principalement pétroliers et méthaniers qui sont sortis du chantier à la cadence d’un navire toutes les six semaines, ce qui a fait la fortune du chantier dans cette période et a permis son regroupement avec Alsthom en 1976. Ces installations n’ont été que peu complétées depuis pour les adapter à la taille croissante des navires et au volume de production.
C’est à cette même époque que le nombre d’ingénieurs a été considérablement augmenté pour disposer de bureaux d’études et d’une capacité de recherche suffisante, en particulier dans le domaine du calcul et de l’architecture navale.
L’organisation
Un facteur trois
La préfabrication et le montage des équipements le plus en amont possible dans le processus de construction du navire ont permis de diviser par un facteur trois les heures et les délais de construction.
Les évolutions principales des méthodes de construction des navires ont été le développement de la préfabrication et du préarmement. L’idée consiste à introduire le plus tôt possible, en atelier ou sur des blocs préfabriqués, le maximum d’équipements habillant la coque métallique. Cela permet des progrès importants de productivité dus à l’amélioration des conditions de travail et une réduction considérable des délais de construction. L’exemple suivant illustre cette évolution : le paquebot France livré en 1961 a été construit en soixante et un mois avant la modernisation du chantier. Vingt-cinq ans plus tard, le paquebot Sovereign of the Seas de taille comparable l’était en vingt-sept mois.
Ces évolutions ont évidemment conduit à une décomposition des tâches et des approvisionnements beaucoup plus fine et donc à une complexité croissante de l’ordonnancement des tâches, des études, de l’approvisionnement des matériels et équipements, des travaux sous-traités à des entreprises spécialisées, jusqu’aux essais et la livraison du navire. Cela n’a été rendu possible que grâce à des investissements importants en informatique pour assurer la cohérence de l’ensemble.
Il est certain que la construction d’un paquebot en vingt-sept mois, de la commande à la livraison clés en main, navire qui incorpore la totalité des technologies modernes, suppose une organisation des tâches que peu de domaines d’activité ont à résoudre.
La politique sociale
Au début des années soixante, Saint-Nazaire était le théâtre de luttes sociales sévères qui se renouvelaient tous les ans à l’occasion de négociations salariales. Les discussions étaient d’autant plus dures que leur résultat servait de référence à toute la métallurgie régionale.
Ces négociations se déroulaient au siège de la direction générale rue Auber à Paris. Elles s’accompagnaient de démonstrations de force à Saint-Nazaire, grèves générales ponctuées par l’invasion des bureaux, des ateliers et parfois des navires en construction, et se poursuivaient par un arrêt de l’activité pendant deux à trois semaines sur décision de la direction au vu des affrontements et des risques sur la sécurité des personnes et des installations.
L’encadrement vivait ces événements très difficilement, non pas tant pour les agressions la plupart du temps verbales dont il était l’objet, mais en raison d’une absence totale d’information et d’implication dans l’évolution du conflit. Les informations ne nous parvenaient que par les tracts syndicaux régulièrement distribués aux portes de l’entreprise.
Dans ce contexte les efforts de productivité nécessaires se perdaient dans un climat permanent de lutte de classes.
Cette situation traduisait clairement que les trois pouvoirs sur le personnel, qui coexistent aujourd’hui dans la plupart des activités à savoir la direction, l’encadrement et les syndicats, étaient totalement déséquilibrés au profit des syndicats, réduisant le rôle de l’encadrement au domaine uniquement technique.
À partir de 1980, la décision fut prise de lancer un grand programme de perfectionnement de tout l’encadrement à son rôle social.
Il apparut rapidement que l’une des bases de l’autorité tenait à la qualité de l’information et l’utilisation qu’en fait chaque membre de l’encadrement vers ceux dont il a la charge.
À partir de ce constat, une organisation très contraignante a été mise en place. Elle consistait à imposer à tous les membres de l’encadrement la tenue d’une réunion, chaque mercredi matin, avec les personnes directement placées sous leur autorité. La première réunion était celle du comité de direction qui établissait la liste de toutes les informations de nature à intéresser le personnel, ainsi l’ensemble du personnel de l’entreprise recevait, de son responsable direct, tous les mercredis avant 12 h 30 les mêmes informations sur la vie de l’entreprise. Cette procédure, qui a été dénommée » La messe du mercredi « , s’est maintenue sans interruption pendant quinze ans car elle a été rapidement revendiquée à tous les niveaux de l’entreprise.
Simultanément des initiatives ont été prises pour donner au personnel des moyens d’action sur l’organisation et les méthodes de travail en mettant en place des groupes de discussion qui permettaient aux volontaires d’une même équipe de travail de proposer des modifications d’organisation, des investissements en outillage ou autres mesures permettant d’améliorer leurs performances et leurs conditions de travail.
Dans le même esprit, la possibilité de participer aux essais à la mer et de visiter les navires en achèvement avec les familles a été régulièrement organisée.
Cette politique nouvelle accompagnée d’une décentralisation de pouvoirs réels de décision dans le domaine social, en particulier la pratique des entretiens individuels annuels avec leur impact sur la gestion des salaires et des carrières, a redonné à l’encadrement une autorité permettant à l’entreprise d’accélérer les évolutions indispensables.
Cette expérience montre qu’il est possible de modifier l’équilibre des pouvoirs à l’intérieur d’une entreprise, même dans une grande structure, à condition de mettre en oeuvre une politique sociale cohérente en commençant par l’information interne et la responsabilisation de l’encadrement intermédiaire. Elle nécessite aussi un contre-pouvoir pour éviter les dérives car, comme le dit Montesquieu : » C’est une vérité éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » Il faut donc parallèlement permettre aux syndicats de débattre avec la direction de toutes questions touchant aux intérêts collectifs des salariés.
La fierté des acteurs
La flexibilité
L’adaptation rapide aux nouveaux marchés suppose une flexibilité qui ne s’obtient que par une délégation effective des pouvoirs à tous les niveaux et dans tous les domaines.
Dans la compétition mondiale qui s’est étendue à toutes les activités, qu’elles soient productives de biens ou de services, une condition essentielle de la réussite, sinon la principale, tient au bon équilibre des pouvoirs à l’intérieur de l’entreprise. Personne ne conteste la nécessité de syndicats puissants pour exercer le contre-pouvoir indispensable à la défense des intérêts des salariés mais les syndicats n’ont pas pour rôle de diriger l’entreprise. Une entreprise se dirige avec une direction et une hiérarchie responsables. Les grands chantiers navals du sud de la France se sont écroulés du fait de l’hypertrophie du pouvoir syndical.
Il est possible de modifier l’équilibre des pouvoirs à l’intérieur d’une entreprise
Le secteur public, qui a donné, pour des raisons essentiellement politiques, une place trop importante aux syndicats dans les organes de direction au détriment du rôle de la hiérarchie, se révèle en grande difficulté pour s’adapter suffisamment vite aux évolutions nécessaires. L’Éducation nationale en est malheureusement la meilleure illustration.
Rien n’est jamais définitivement acquis, surtout à notre époque, il n’est donc pas du tout certain que les Chantiers de l’Atlantique, aujourd’hui STX France Cruise SA, surmontent les crises qui ne manqueront pas de surgir dans l’avenir. Il faut espérer que la fierté des acteurs qui vivent cette épopée les aidera à la poursuivre aussi longtemps qu’ils en auront la volonté.
Le marché des croisières
Les Chantiers de l’Atlantique, malgré les transformations décrites ci-dessus, n’auraient pas traversé le vingtième siècle si des présidents comme René Regard (38), et surtout Alain Grill (51), avec le soutien de Jean-Pierre Desgeorges (51), président d’Alsthom, n’avaient pas eu la vision prémonitoire de saisir dès son émergence le marché des paquebots de croisière qui depuis vingt ans se développe régulièrement au rythme de 7 % par an. C’est en 1985 qu’Alain Grill signait la commande du Sovereign of the Seas, premier paquebot de croisière de nouvelle génération qui fut livré vingt-sept mois plus tard à son armateur Royal Caribbean Cruise Line au prix d’une reconversion complète de l’entreprise. Ce marché, qui ne représente que quelques pour cent de la construction navale mondiale, est le seul que les chantiers européens ont réussi jusqu’à présent à conserver car il suppose une flexibilité et une autonomie de décision à tous les niveaux, qui demeurent un point fort de notre héritage culturel. Les chantiers de Saint-Nazaire ont su en vingt ans se positionner comme un des leaders dans ce secteur de haute technologie.