Un enjeu de citoyenneté
À quel moment la science a‑t-elle pris suffisamment d’avance pour précéder ses applications concrètes ? Jusqu’à la première moitié du XIXe siècle, la science, qui pourtant avançait à grands pas depuis Galilée, a suivi plutôt que précédé le développement technique.
La machine à vapeur a plus apporté à la thermodynamique que cette dernière à la machine
Ainsi c’est dans son livre Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance, publié en 1824, qu’est apparue la découverte par Sadi Carnot du deuxième principe de la thermodynamique, dont on connaît aujourd’hui la portée universelle : la machine à vapeur a sans doute plus apporté à la thermodynamique que cette dernière à la machine.
REPÈRES
La science n’avance désormais que par le besoin de comprendre. L’articulation entre les sciences fondamentales et ses applications demande certes une organisation qui encourage l’innovation, mais imaginer que la science serait comme un distributeur de sodas où l’on met une pièce pour qu’aussitôt tombe une boîte est totalement contre-productif.
Jamais une découverte majeure, a fortiori une révolution scientifique, n’a été prévue dans un rapport de prospective. La liberté intellectuelle de la recherche, sous contrôle de qualité par des procédures strictes d’évaluation, a pleinement démontré son incomparable efficacité.
Et pourtant, quelle n’est pas hélas, paradoxalement, la tentation aujourd’hui de vouloir tout « programmer ».
L’inversion de la flèche entre science et techniques
Des fleurs de pétunias
La compréhension des sciences fondamentales importe aussi bien pour une grande partie de la biologie contemporaine, depuis notamment la découverte de la double hélice de l’ADN en 1953 ou celle des micro-ARN, il y a une vingtaine d’années, par des scientifiques qui s’intéressaient à la coloration des fleurs de pétunias. Ces derniers ont ainsi mis en évidence un mécanisme universel permettant de rendre silencieux certains gènes et ouvert la voie à des thérapeutiques nouvelles dont le potentiel est encore loin d’avoir été complètement exploré.
Le flux, en revanche, commence à s’inverser avec la découverte de l’électromagnétisme.
À la suite des travaux d’Ampère et Faraday1, qui démontraient l’interpénétration des phénomènes électriques et magnétiques, Maxwell établit les équations de l’électromagnétisme unifié. Il en déduisit l’existence d’ondes électromagnétiques, et en particulier de celles qui nous valent la lumière.
Mais ce n’est que neuf années après sa mort que Hertz réussit à engendrer ces ondes qui, depuis lors, ont si profondément marqué nos vies. Et encore lui-même ne se rendit-il probablement pas compte de la portée pratique de sa découverte : on raconte qu’il présenta son expérience devant une assemblée d’étudiants et qu’à l’un d’entre eux qui lui demandait s’il y aurait des applications de ces ondes il aurait répondu : « Aucune. »
Liberté pour la science
Sciences purement conceptuelles au départ, la relativité et la physique quantique naissent avec le XXe siècle et ce n’est que progressivement qu’on prend conscience que l’électronique, les semi-conducteurs, la résonance magnétique, les lasers, la fission nucléaire, le GPS, la chimie quantique, etc., n’auraient jamais pu exister sans ces méthodes de compréhension fondamentale des lois de la matière.
De même que les rayons X ou la RMN n’ont pas été découverts par quelqu’un qui cherchait à visualiser l’intérieur du corps humain, ou les lasers par des amateurs de DVD ou de codes à barres.
Le désir impérieux de comprendre
Nos sens sont impuissants à appréhender des dimensions atomiques ou subatomiques, ou encore les phénomènes où interviennent des vitesses comparables à celle de la lumière. Ce n’est donc qu’à travers des expériences fort complexes et des outils formels très sophistiqués, qu’il est possible d’appréhender la science contemporaine, et cela accroît bien sûr les difficultés de la vulgarisation scientifique.
Nos sens sont impuissants à appréhender des dimensions atomiques ou subatomiques
Pourtant, mon expérience de conférencier dans des lycées ou dans divers cadres municipaux m’a conforté dans ma conviction que nombre de nos contemporains, et en particulier de jeunes, ont un véritable désir de comprendre. Pour qui s’interroge sur notre place dans l’univers, comment échapper à la révélation de l’historicité du monde que nous ont apportée Darwin avec l’évolution du vivant, Einstein et Hubble avec celle de l’univers, ou encore Wegener et ses successeurs avec celle de notre Terre portée par la tectonique des plaques ? Beaucoup sentent confusément ce qu’exprimait si nettement Einstein : « Le plus incompréhensible est que le monde soit si compréhensible », et il en résulte pour eux une vive exigence de rationalité.
Il faut saluer à ce propos le rôle magnifique du regretté Georges Charpak et de ses collègues Pierre Léna et Yves Quéré, qui ont mis en place pour les jeunes enfants un éveil aux sciences reposant sur le questionnement2, à l’opposé absolu de tout dogmatisme.
Une étrange dérive
Depuis plusieurs années, certains se livrent à un vibrant plaidoyer pour qu’on mette un terme à l’enseignement scientifique donné à l’École polytechnique, soutenant que celui que les X ont eu en classe préparatoire est bien suffisant. Une opinion confortée par ceux qui disent que les élèves s’ennuient pendant les cours de sciences. Certes, nous avons tous subi des cours peu stimulants, mais, lorsqu’un pneu est dégonflé, la meilleure solution n’est peut-être pas de jeter la roue.
Au demeurant, cette affirmation péremptoire est parfaitement gratuite : pour ne donner qu’un exemple, le tronc commun de physique quantique, en fin de première année, bénéficie d’une popularité remarquable. D’abord parce que son enseignant est lumineusement clair. Ensuite parce que les élèves sont parfaitement conscients de découvrir là un corpus intellectuel inexistant dans les classes préparatoires et qui leur permet de comprendre ce qu’est un semi-conducteur, un transistor, la microélectronique, un laser, la RMN, la fission nucléaire, un smartphone, etc.
Aucune des grandes universités scientifiques mondiales n’a bien entendu choisi d’éliminer l’enseignement des sciences au seul profit de celui du management. Il ne s’agit évidemment pas de demander que l’X fabrique des promotions entières de chercheurs, mais sa spécificité est de s’assurer que, dans leurs fonctions de responsabilité, ses anciens élèves soient à même de ne pas traiter toute la technologie comme une simple boîte noire.
Les dangers du relativisme
Dans un contexte où toute compétence est rapidement jugée suspecte, la rationalité est parfois elle-même mise en accusation. Un courant sociologique, autour de Bruno Latour, considère ainsi que les vérités scientifiques sont « socialement construites » : ce seraient des opinions parmi d’autres, confortées simplement par une sorte de consensus.
Les objets d’étude scientifiques n’auraient pas d’existence en dehors des instruments permettant de les mesurer et des spécialistes qui les interprètent. Comme si les bactéries n’étaient nées que dans les expériences de Pasteur et n’avaient pas d’existence propre avant d’avoir été découvertes.
Cette négation de la rationalité, qui permet de juxtaposer à égalité tous les points de vue, chacun étant porté par un groupe de pression différent, peut se révéler à terme très déstabilisante. Dans cette façon de voir le monde, on ne peut plus parler de vérité établie : ceux qui soutiennent que les pommes tombent des arbres au lieu de pousser à même le sol ne sont qu’un lobby scientifique comme les autres.
Le rôle pervers des « marchands de doute »
Si les interrogations et les controverses font légitimement partie de la démarche scientifique, la stratégie des « marchands de doute3 » de toutes catégories n’a rien d’innocent. Des notes internes à l’industrie du tabac reconnaissent explicitement que la négation des effets cancérigènes de la fumée, face aux études épidémiologiques, est bien fondée sur l’exploitation délibérée du doute. Des études statistiques ne sauraient en rien prouver, y affirme-t- on, que le fait de fumer est la cause du cancer de tel ou tel individu.
Là où toute compétence est jugée suspecte, la rationalité est elle-même mise en accusation
Il en est de même pour ceux qui nient l’influence de l’homme sur le climat sans éprouver le moindre besoin d’expliquer comment l’augmentation indubitable des émissions de CO2 liée aux activités humaines pourrait ne pas provoquer d’accroissement de l’effet de serre.
C’est encore au nom de l’impossibilité de prouver qu’un risque est strictement nul que des groupes s’opposent à toutes les études qui ne détectent pas d’effet sur la santé de l’exposition aux antennes de téléphonie mobile, ou aux lignes à haute tension, de la proximité de centrales nucléaires, ou des plantes génétiquement modifiées, etc.
Il peut y avoir deux cents études qui vont toutes dans le même sens, des milliards d’individus et d’animaux qui ont consommé des OGM, on ne prouvera jamais que le risque est rigoureusement nul et les professionnels du doute se ruent sur cet argument. Si donc il est important de garder une attitude critique vis-à-vis de la science, le doute systématique, entretenu tantôt par de simples intérêts financiers et tantôt par des mouvements politiques qui en ont fait leur fonds de commerce, risque de ne laisser subsister qu’un magma intellectuel confus, où rien n’est jamais établi.
Participer au progrès scientifique
L’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme précise que « toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent ».
C’est bien dans cet esprit que nous sommes heureux de voir qu’il existe des associations d’astronomes ou de botanistes amateurs, ou encore des associations de malades ou de parents de malades qui s’investissent dans des activités de soutien à la recherche.
Démocratie et délégation de responsabilités
Un contrôle démocratique par les élus de l’activité des institutions de recherche est évidemment nécessaire, comme pour toute action financée par l’État. Mais, sauf à s’exposer à des dérives potentiellement catastrophiques, ce contrôle passe nécessairement par des délégations de responsabilités prenant appui sur de réelles compétences scientifiques.
Et l’on ne peut aujourd’hui qu’éprouver quelque inquiétude à voir se développer une demande de sciences dites participatives qui seraient placées sous le contrôle direct des citoyens, avec tous les risques de politisation que cela représenterait, en particulier celui de voir se développer, sous couvert d’approches « alternatives », des contestations purement militantes de telle ou telle technologie.
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1. On raconte que Disraeli rendit visite à Faraday qui venait de découvrir l’induction et qu’à la question de l’utilité de cette découverte Faraday aurait répondu : « Je ne sais pas, monsieur le Premier Ministre, mais je crois qu’un jour vous percevrez des impôts grâce à ce phénomène. »
2. La Main à la pâte, http://www.fondation-lamap.org.
3. Naomi Oreskes et Erik Conway, Les Marchands de doute, Paris, Éditions Le Pommier, 2013, et Gérald Bronner La Démocratie des crédules, Paris, PUF, 2013.
4. Extrait d’un document de 2004 de l’industrie du tabac, http://tobaccodocuments.org/ti : Doubt is our product since it is the best means of competing with the « body of facts » that exists in the mind of the general public. It is also the means of establishing a controversy.