Un espace immense et libre.

Dossier : Marine nationaleMagazine N°596 Juin/Juillet 2004
Par Anne-François de SAINT-SALVY

Un peu d’histoire et de stratégie

Immense et libre de toutes contraintes humaines, la mer a de tout temps repré­sen­té l’es­pace de manœuvre indis­pen­sable à la conduite et au sou­tien des opé­ra­tions mili­taires conduites à terre. Les puis­sances mari­times n’en recher­chaient pas la maî­trise pour elle-même, mais pour la liber­té de son usage, comme voie de com­mu­ni­ca­tion et vec­teur de leur puis­sance, tant mili­taire qu’é­co­no­mique et commerciale.

Lors­qu’en 1782 le bailli de Suf­fren, com­man­dant l’es­cadre navale de l’o­céan Indien, mène­ra cam­pagne pen­dant dix-sept mois contre l’a­mi­ral Hughes le long des côtes orien­tales de l’Inde, ce sera pour défendre et appuyer nos comp­toirs et sou­te­nir contre les Anglais le sul­tan de Mysore, allié du roi de France.

His­to­ri­que­ment, la fina­li­té de la puis­sance navale a donc tou­jours été de sou­te­nir les opé­ra­tions à terre, quand bien même les effets de son action ont sou­vent été indi­rects et menés sur le long terme.

C’est bien dans cette pers­pec­tive que, pen­dant les cin­quante années de la guerre froide, la maî­trise de la haute mer a consti­tué le domaine essen­tiel des opé­ra­tions mari­times. Les nations occi­den­tales dis­pu­taient ain­si à l’U­nion sovié­tique une supré­ma­tie qu’elles jugeaient, à juste titre, essen­tielle et vitale à leur liber­té d’ac­tion et à leur survie.

Après la dis­pa­ri­tion de l’U­nion sovié­tique, les marines occi­den­tales ont d’emblée acquis cette maî­trise et, sans doute encore pour long­temps, elles ont ain­si gagné la liber­té d’ac­cès aux théâtres de crise et la capa­ci­té de pro­je­ter leur puis­sance mili­taire sans entraves en tout point du globe.

Cette liber­té d’u­ti­li­sa­tion des espaces mari­times, conju­guée avec les pro­grès tech­no­lo­giques des arme­ments modernes, confère aujourd’­hui à ces marines la capa­ci­té de frap­per leur adver­saire au cœur même de son poten­tiel éco­no­mique et mili­taire ain­si que dans ses centres de décision.

Ren­due à la liber­té, la mer n’est plus seule­ment l’es­pace que l’on s’ap­pro­prie, elle est rede­ve­nue le vec­teur même de l’ac­tion contre la terre. Les forces navales n’as­surent plus seule­ment le sou­tien éloi­gné ou la simple pro­tec­tion du ravi­taille­ment des opé­ra­tions ter­restres, elles concourent direc­te­ment aux opé­ra­tions. Leur centre d’ac­tion s’est dépla­cé, une nou­velle fois, de la haute mer vers les espaces continentaux.

Falcon 50 en patrouille.
Fal­con 50 en patrouille. MARINE NATIONALE

La dissuasion

Dans notre stra­té­gie actuelle, elle est la pre­mière com­po­sante de l’ac­tion de la mer vers la terre, que ce soit dans l’é­ven­tua­li­té, sou­hai­tons-le théo­rique, d’un conflit nucléaire dont l’Eu­rope serait le théâtre ou l’en­jeu ou face aux armes de des­truc­tion mas­sive déte­nues par des puis­sances régionales.

L’ayant ain­si citée au pre­mier rang, je ne m’y éten­drai pas afin de cen­trer mes pro­pos sur deux autres volets de notre stra­té­gie maritime.

Un élément essentiel de la stratégie d’action

S’a­gis­sant tout d’a­bord de la stra­té­gie d’ac­tion, et sans reve­nir de façon exhaus­tive sur les avan­tages que confère la liber­té d’a­gir sur mer en tout temps et en tout lieu, il est inté­res­sant de s’ar­rê­ter un ins­tant sur l’ap­port des arme­ments modernes qui donne aujourd’­hui aux forces navales l’al­longe leur per­met­tant d’a­gir au cœur du ter­ri­toire adverse.

Cinq Rafales sur le pont du Charles-de-Gaulle.
Cinq Rafales sur le pont du Charles-de-Gaulle. MARINE NATIONALE/M.-P. PEYNAUD

Ce sont les armes gui­dées de pré­ci­sion déli­vrées par l’a­via­tion embar­quée, mais aus­si les mis­siles de croi­sière embar­qués sur sous-marin ou sur fré­gate. Toutes les plates-formes navales exis­tantes dis­posent ain­si, ou dis­po­se­ront demain, des capa­ci­tés leur per­met­tant de par­ti­ci­per direc­te­ment à l’ac­tion dans la pro­fon­deur. L’ef­fi­ca­ci­té et la sou­plesse des actions navales sont ain­si mul­ti­pliées, la palette des menaces pos­sibles devient plus vaste, la gamme des incer­ti­tudes stra­té­giques est renouvelée.

Ces actions visent à obte­nir des effets à la fois sur les plans mili­taire et poli­tique ; elles peuvent s’ins­crire dans le cadre géné­ral de ges­tion des crises ou dans celui des opé­ra­tions de grande ampleur.

Le mis­sile de croi­sière naval, embar­qué sur les plates-formes de sur­face et sous-marines futures (fré­gates mul­ti-mis­sions et sous-marin nucléaire d’at­taque (SNA) Bar­ra­cu­da), est l’illus­tra­tion pre­mière de cette évolution.

Cette diver­si­té de por­teurs per­met, si néces­saire, de mener des actions simul­ta­nées sur des théâtres d’o­pé­ra­tions dis­tincts et dis­tants, dans la durée, et indé­pen­dam­ment des contraintes poli­tiques ou diplo­ma­tiques d’ac­cès à ces théâtres.

L’emport de mis­siles de croi­sière par les plates-formes navales allie ain­si les qua­li­tés intrin­sèques de cette arme de haute tech­no­lo­gie à celles tra­di­tion­nelles des por­teurs de sur­face et sous-marins : dis­po­si­tifs de pré­ven­tion, actions de coer­ci­tion exer­cées dès les pre­miers déve­lop­pe­ments d’une crise, frappes de rétor­sion et de des­truc­tion, iso­lées ou mas­sives, inté­gra­tion au sein d’une cam­pagne aérienne de grande ampleur.

SNLE à la mer.
SNLE à la mer. MARINE NATIONALE/SECOND-MAÎTRE HARY

Les fré­gates dis­posent d’une grande sou­plesse de com­por­te­ment et sont donc propres à accom­pa­gner toutes les phases d’une manœuvre diplo­ma­tique en adop­tant le niveau de visi­bi­li­té sou­hai­té. Leur capa­ci­té d’emport per­met de réa­li­ser, en coa­li­tion ou dans un cadre stric­te­ment natio­nal, des frappes de grande ampleur, et en par­ti­cu­lier d’ac­croître bru­ta­le­ment le rythme de ces frappes sous faible préavis.

La dis­cré­tion et la faible vul­né­ra­bi­li­té du sous-marin per­mettent des tirs au plus près des côtes et depuis des zones où la menace à l’en­contre des forces de sur­face reste forte. L’ad­ver­saire poten­tiel demeure dans l’in­cer­ti­tude sur la réa­li­té du déploie­ment d’un sous-marin en por­tée de tir de ses points sensibles.

Com­plé­men­taire des arme­ments mis en œuvre par l’a­via­tion embar­quée, le mis­sile de croi­sière naval est donc sou­vent le pre­mier moyen qui sera dis­po­nible sur un théâtre de crise, par­fois même sans délai aucun si dans les pre­mières phases de la crise une fré­gate a été pré­po­si­tion­née afin de suivre l’é­vo­lu­tion de la situa­tion. Si un sous-marin a été déployé, sa dis­cré­tion appor­te­ra un fac­teur sup­plé­men­taire de sur­prise à l’ins­tan­ta­néi­té déjà per­mise par la frégate.

Ces quelques élé­ments illus­trent clai­re­ment la varié­té des com­bi­nai­sons pos­sibles et la gamme éten­due des options ain­si offertes aux auto­ri­tés poli­tiques et militaires.

On pour­rait aisé­ment étendre encore cette ana­lyse en détaillant les com­plé­men­ta­ri­tés qui existent aus­si aux niveaux opé­ra­tifs et tac­tiques (ges­tion du risque sol-air, ges­tion des moyens aériens, prise en compte des condi­tions d’environnement…).

Et si demain, les drones armés (UCAV) viennent com­plé­ter la pano­plie des moyens capables de frap­per très tôt dans la pro­fon­deur du théâtre des opé­ra­tions ter­restres, ce sont encore les plates-formes navales (fré­gates ou bâti­ments porte-héli­co­ptères) qui leur offri­ront la capa­ci­té d’un déploie­ment pré­coce et la pos­si­bi­li­té d’une mise en œuvre qui s’af­fran­chi­ra des contraintes terrestres.

La sauvegarde maritime

Alors que la maî­trise retrou­vée de la haute mer ren­dait aux forces navales occi­den­tales leur capa­ci­té, un temps entra­vée, d’a­gir vers la terre, les atten­tats du 11 sep­tembre 2001 et avant eux quelques autres signes avant-cou­reurs1 (échouage de l’East Sea, inter­cep­tions de navires trans­por­tant de la drogue dans la zone des Antilles, aug­men­ta­tion spec­ta­cu­laire des actes de pira­te­rie dans cer­taines régions du monde) ont sou­dain remis en évi­dence que cet espace de liber­té pou­vait aus­si être uti­li­sé contre nous par ceux qui se livrent à des acti­vi­tés cri­mi­nelles et aux tra­fics illi­cites de toute nature.

Rafale au catapultage.
Rafale au cata­pul­tage. MARINE NATIONALE/MAÎTRE VEYRIÉ

En octobre 2002, l’at­taque ter­ro­riste contre le pétro­lier fran­çais Lim­bourg au large du Yémen devait dra­ma­ti­que­ment confir­mer cette nou­velle donne.

Les marines se sont une fois encore tour­nées vers la terre pour en pro­té­ger les approches. Le concept de sau­ve­garde mari­time est aujourd’­hui l’ex­pres­sion for­ma­li­sée de cette nou­velle réa­li­té, ava­tar renou­ve­lé de cette don­née immuable de la stra­té­gie mari­time qui lie indis­so­cia­ble­ment la maî­trise des mers et le contrôle des espaces terrestres.

La maî­trise de la haute mer ne se com­prend plus alors sim­ple­ment comme une oppo­si­tion entre marines mili­taires de deux blocs anta­go­nistes, mais comme la néces­si­té de faire face à une menace et des risques mul­ti­formes dont les contours sont dif­fi­ciles à défi­nir, des tra­fics illi­cites au ter­ro­risme en pas­sant par les acti­vi­tés néfastes de » voyous des mers » dont le com­por­te­ment est en lui-même une menace pour notre envi­ron­ne­ment et notre acti­vi­té économique.

Le défi auquel les forces navales sont confron­tées aujourd’­hui est ain­si plus dif­fi­cile encore à rele­ver que celui qui les oppo­sait à un adver­saire mili­taire bien iden­ti­fié. L’ad­ver­saire d’au­jourd’­hui peut se dis­si­mu­ler sciem­ment au sein d’un tra­fic civil et com­mer­cial ano­din et il faut mettre en œuvre toutes les capa­ci­tés mili­taires dis­po­nibles, asso­ciées aux res­sources de bien d’autres ser­vices2, pour le détec­ter et le contrer. L’am­pleur des moyens mili­taires qui ont été mis en œuvre pour per­mettre l’ar­rai­son­ne­ment du car­go Win­ner au centre de l’At­lan­tique en 2002 en est une illus­tra­tion évi­dente3.

Comme l’illustre l’é­pi­sode cité ci-des­sus, on retrouve dans ce contexte nou­veau les deux carac­tères stra­té­giques des espaces mari­times : la liber­té d’ac­tion et la pro­fon­deur stratégique.

C’est au loin qu’il faut agir pour pro­té­ger nos approches mari­times avec l’an­ti­ci­pa­tion suf­fi­sante. Les moyens navals de haute mer et les uni­tés aéro­na­vales à long rayon d’ac­tion dont dis­pose, seule, la Marine natio­nale, sont les acteurs pri­vi­lé­giés de ce com­bat au loin.

C’est toute la signi­fi­ca­tion de ce concept de sau­ve­garde mari­time qui asso­cie étroi­te­ment les mis­sions de défense et celles que l’on qua­li­fie tra­di­tion­nel­le­ment de mis­sions AEM (action de l’É­tat en mer). Le dilemme ancien entre ces deux caté­go­ries d’ac­tion est ain­si sublimé.

Vers l’avenir

Au-delà des moyens qu’elles mettent en œuvre, dis­sua­sion, stra­té­gie d’ac­tion mari­time en ges­tion de crises et sau­ve­garde mari­time tirent leur effi­ca­ci­té du prin­cipe fon­da­men­tal de liber­té des mers réaf­fir­mé en 1982 lors de la signa­ture de la Conven­tion des Nations unies sur le droit de la mer. Déjà dans les dis­po­si­tions de Mon­te­go Bay, ce prin­cipe, autre­fois abso­lu, avait subi quelques res­tric­tions afin notam­ment de par­ta­ger plus jus­te­ment le fruit éco­no­mique atten­du des espaces marins avec la créa­tion du concept des zones éco­no­miques exclusives.

Depuis d’autres espaces pro­té­gés ont été créés4 ou sont envi­sa­gés5.

Des voix s’é­lèvent aujourd’­hui pour deman­der une révi­sion d’en­semble de cette conven­tion afin de prendre en compte à la fois les menaces contre l’en­vi­ron­ne­ment (pol­lu­tion mari­time de toute nature, sur­ex­ploi­ta­tion des res­sources halieu­tiques) et les risques sécu­ri­taires (pira­te­rie, ter­ro­risme, tra­fics illi­cites sous toutes ses formes). Cette démarche pour­rait affai­blir, voire remettre en ques­tion le concept tra­di­tion­nel de liber­té des mers.

Lors des réflexions qui s’ou­vri­ront iné­luc­ta­ble­ment dans ce domaine, il fau­dra donc veiller à ne pas pri­ver les forces navales de l’ef­fi­ca­ci­té que leur pro­cure cette liber­té afin que les entraves, sans doute néces­saires, qui seront mises aux acti­vi­tés illi­cites ou néfastes ne se retournent pas contre ceux qui ont en charge d’as­su­rer la pro­tec­tion et la défense de nos côtes et de nos compatriotes.

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1. La per­cep­tion de la néces­si­té d’un ren­for­ce­ment de la sur­veillance et de la sau­ve­garde dans les approches mari­times ne date pas des évé­ne­ments du 11 sep­tembre 2001. Des alertes avaient mon­tré l’é­mer­gence de nou­veaux risques : l’im­mi­gra­tion clan­des­tine (échouage du car­go East Sea sur les côtes de la Médi­ter­ra­née, le 17 février 2001, avec des pas­sa­gers clan­des­tins à bord), le tra­fic illi­cite de sub­stances dan­ge­reuses (opé­ra­tion Bali­sier où près de 2 tonnes de cocaïne ont été sai­sies par la fré­gate Ven­tôse). Ami­ral Jean-Louis Bat­tet – Revue de la Défense natio­nale – octobre 2002.
2. Ser­vices de ren­sei­gne­ments, ser­vices de polices spé­cia­li­sées, affaires mari­times, douanes, etc.
3. Le 13 juin 2002 la marine pre­nait le contrôle de ce navire impli­qué dans une car­gai­son de cocaïne char­gée en mer de Caraïbes et se diri­geant vers les côtes euro­péennes, cette opé­ra­tion met­tait en oeuvre 2 avi­sos, 30 com­man­dos de marine, 2 aéro­nefs de patrouille mari­time, un remor­queur, et des offi­ciers de l’OC­TRIS (office cen­tral de répres­sion du tra­fic illé­gal de stupéfiants).
4. Zone de pro­tec­tion éco­lo­gique en Méditerranée.
5. Zone mari­time par­ti­cu­liè­re­ment vul­né­rable en Atlantique.

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