Un espace immense et libre.
Un peu d’histoire et de stratégie
Immense et libre de toutes contraintes humaines, la mer a de tout temps représenté l’espace de manœuvre indispensable à la conduite et au soutien des opérations militaires conduites à terre. Les puissances maritimes n’en recherchaient pas la maîtrise pour elle-même, mais pour la liberté de son usage, comme voie de communication et vecteur de leur puissance, tant militaire qu’économique et commerciale.
Lorsqu’en 1782 le bailli de Suffren, commandant l’escadre navale de l’océan Indien, mènera campagne pendant dix-sept mois contre l’amiral Hughes le long des côtes orientales de l’Inde, ce sera pour défendre et appuyer nos comptoirs et soutenir contre les Anglais le sultan de Mysore, allié du roi de France.
Historiquement, la finalité de la puissance navale a donc toujours été de soutenir les opérations à terre, quand bien même les effets de son action ont souvent été indirects et menés sur le long terme.
C’est bien dans cette perspective que, pendant les cinquante années de la guerre froide, la maîtrise de la haute mer a constitué le domaine essentiel des opérations maritimes. Les nations occidentales disputaient ainsi à l’Union soviétique une suprématie qu’elles jugeaient, à juste titre, essentielle et vitale à leur liberté d’action et à leur survie.
Après la disparition de l’Union soviétique, les marines occidentales ont d’emblée acquis cette maîtrise et, sans doute encore pour longtemps, elles ont ainsi gagné la liberté d’accès aux théâtres de crise et la capacité de projeter leur puissance militaire sans entraves en tout point du globe.
Cette liberté d’utilisation des espaces maritimes, conjuguée avec les progrès technologiques des armements modernes, confère aujourd’hui à ces marines la capacité de frapper leur adversaire au cœur même de son potentiel économique et militaire ainsi que dans ses centres de décision.
Rendue à la liberté, la mer n’est plus seulement l’espace que l’on s’approprie, elle est redevenue le vecteur même de l’action contre la terre. Les forces navales n’assurent plus seulement le soutien éloigné ou la simple protection du ravitaillement des opérations terrestres, elles concourent directement aux opérations. Leur centre d’action s’est déplacé, une nouvelle fois, de la haute mer vers les espaces continentaux.
La dissuasion
Dans notre stratégie actuelle, elle est la première composante de l’action de la mer vers la terre, que ce soit dans l’éventualité, souhaitons-le théorique, d’un conflit nucléaire dont l’Europe serait le théâtre ou l’enjeu ou face aux armes de destruction massive détenues par des puissances régionales.
L’ayant ainsi citée au premier rang, je ne m’y étendrai pas afin de centrer mes propos sur deux autres volets de notre stratégie maritime.
Un élément essentiel de la stratégie d’action
S’agissant tout d’abord de la stratégie d’action, et sans revenir de façon exhaustive sur les avantages que confère la liberté d’agir sur mer en tout temps et en tout lieu, il est intéressant de s’arrêter un instant sur l’apport des armements modernes qui donne aujourd’hui aux forces navales l’allonge leur permettant d’agir au cœur du territoire adverse.
Ce sont les armes guidées de précision délivrées par l’aviation embarquée, mais aussi les missiles de croisière embarqués sur sous-marin ou sur frégate. Toutes les plates-formes navales existantes disposent ainsi, ou disposeront demain, des capacités leur permettant de participer directement à l’action dans la profondeur. L’efficacité et la souplesse des actions navales sont ainsi multipliées, la palette des menaces possibles devient plus vaste, la gamme des incertitudes stratégiques est renouvelée.
Ces actions visent à obtenir des effets à la fois sur les plans militaire et politique ; elles peuvent s’inscrire dans le cadre général de gestion des crises ou dans celui des opérations de grande ampleur.
Le missile de croisière naval, embarqué sur les plates-formes de surface et sous-marines futures (frégates multi-missions et sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) Barracuda), est l’illustration première de cette évolution.
Cette diversité de porteurs permet, si nécessaire, de mener des actions simultanées sur des théâtres d’opérations distincts et distants, dans la durée, et indépendamment des contraintes politiques ou diplomatiques d’accès à ces théâtres.
L’emport de missiles de croisière par les plates-formes navales allie ainsi les qualités intrinsèques de cette arme de haute technologie à celles traditionnelles des porteurs de surface et sous-marins : dispositifs de prévention, actions de coercition exercées dès les premiers développements d’une crise, frappes de rétorsion et de destruction, isolées ou massives, intégration au sein d’une campagne aérienne de grande ampleur.
SNLE à la mer. MARINE NATIONALE/SECOND-MAÎTRE HARY
Les frégates disposent d’une grande souplesse de comportement et sont donc propres à accompagner toutes les phases d’une manœuvre diplomatique en adoptant le niveau de visibilité souhaité. Leur capacité d’emport permet de réaliser, en coalition ou dans un cadre strictement national, des frappes de grande ampleur, et en particulier d’accroître brutalement le rythme de ces frappes sous faible préavis.
La discrétion et la faible vulnérabilité du sous-marin permettent des tirs au plus près des côtes et depuis des zones où la menace à l’encontre des forces de surface reste forte. L’adversaire potentiel demeure dans l’incertitude sur la réalité du déploiement d’un sous-marin en portée de tir de ses points sensibles.
Complémentaire des armements mis en œuvre par l’aviation embarquée, le missile de croisière naval est donc souvent le premier moyen qui sera disponible sur un théâtre de crise, parfois même sans délai aucun si dans les premières phases de la crise une frégate a été prépositionnée afin de suivre l’évolution de la situation. Si un sous-marin a été déployé, sa discrétion apportera un facteur supplémentaire de surprise à l’instantanéité déjà permise par la frégate.
Ces quelques éléments illustrent clairement la variété des combinaisons possibles et la gamme étendue des options ainsi offertes aux autorités politiques et militaires.
On pourrait aisément étendre encore cette analyse en détaillant les complémentarités qui existent aussi aux niveaux opératifs et tactiques (gestion du risque sol-air, gestion des moyens aériens, prise en compte des conditions d’environnement…).
Et si demain, les drones armés (UCAV) viennent compléter la panoplie des moyens capables de frapper très tôt dans la profondeur du théâtre des opérations terrestres, ce sont encore les plates-formes navales (frégates ou bâtiments porte-hélicoptères) qui leur offriront la capacité d’un déploiement précoce et la possibilité d’une mise en œuvre qui s’affranchira des contraintes terrestres.
La sauvegarde maritime
Alors que la maîtrise retrouvée de la haute mer rendait aux forces navales occidentales leur capacité, un temps entravée, d’agir vers la terre, les attentats du 11 septembre 2001 et avant eux quelques autres signes avant-coureurs1 (échouage de l’East Sea, interceptions de navires transportant de la drogue dans la zone des Antilles, augmentation spectaculaire des actes de piraterie dans certaines régions du monde) ont soudain remis en évidence que cet espace de liberté pouvait aussi être utilisé contre nous par ceux qui se livrent à des activités criminelles et aux trafics illicites de toute nature.
Rafale au catapultage. MARINE NATIONALE/MAÎTRE VEYRIÉ
En octobre 2002, l’attaque terroriste contre le pétrolier français Limbourg au large du Yémen devait dramatiquement confirmer cette nouvelle donne.
Les marines se sont une fois encore tournées vers la terre pour en protéger les approches. Le concept de sauvegarde maritime est aujourd’hui l’expression formalisée de cette nouvelle réalité, avatar renouvelé de cette donnée immuable de la stratégie maritime qui lie indissociablement la maîtrise des mers et le contrôle des espaces terrestres.
La maîtrise de la haute mer ne se comprend plus alors simplement comme une opposition entre marines militaires de deux blocs antagonistes, mais comme la nécessité de faire face à une menace et des risques multiformes dont les contours sont difficiles à définir, des trafics illicites au terrorisme en passant par les activités néfastes de » voyous des mers » dont le comportement est en lui-même une menace pour notre environnement et notre activité économique.
Le défi auquel les forces navales sont confrontées aujourd’hui est ainsi plus difficile encore à relever que celui qui les opposait à un adversaire militaire bien identifié. L’adversaire d’aujourd’hui peut se dissimuler sciemment au sein d’un trafic civil et commercial anodin et il faut mettre en œuvre toutes les capacités militaires disponibles, associées aux ressources de bien d’autres services2, pour le détecter et le contrer. L’ampleur des moyens militaires qui ont été mis en œuvre pour permettre l’arraisonnement du cargo Winner au centre de l’Atlantique en 2002 en est une illustration évidente3.
Comme l’illustre l’épisode cité ci-dessus, on retrouve dans ce contexte nouveau les deux caractères stratégiques des espaces maritimes : la liberté d’action et la profondeur stratégique.
C’est au loin qu’il faut agir pour protéger nos approches maritimes avec l’anticipation suffisante. Les moyens navals de haute mer et les unités aéronavales à long rayon d’action dont dispose, seule, la Marine nationale, sont les acteurs privilégiés de ce combat au loin.
C’est toute la signification de ce concept de sauvegarde maritime qui associe étroitement les missions de défense et celles que l’on qualifie traditionnellement de missions AEM (action de l’État en mer). Le dilemme ancien entre ces deux catégories d’action est ainsi sublimé.
Vers l’avenir
Au-delà des moyens qu’elles mettent en œuvre, dissuasion, stratégie d’action maritime en gestion de crises et sauvegarde maritime tirent leur efficacité du principe fondamental de liberté des mers réaffirmé en 1982 lors de la signature de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer. Déjà dans les dispositions de Montego Bay, ce principe, autrefois absolu, avait subi quelques restrictions afin notamment de partager plus justement le fruit économique attendu des espaces marins avec la création du concept des zones économiques exclusives.
Depuis d’autres espaces protégés ont été créés4 ou sont envisagés5.
Des voix s’élèvent aujourd’hui pour demander une révision d’ensemble de cette convention afin de prendre en compte à la fois les menaces contre l’environnement (pollution maritime de toute nature, surexploitation des ressources halieutiques) et les risques sécuritaires (piraterie, terrorisme, trafics illicites sous toutes ses formes). Cette démarche pourrait affaiblir, voire remettre en question le concept traditionnel de liberté des mers.
Lors des réflexions qui s’ouvriront inéluctablement dans ce domaine, il faudra donc veiller à ne pas priver les forces navales de l’efficacité que leur procure cette liberté afin que les entraves, sans doute nécessaires, qui seront mises aux activités illicites ou néfastes ne se retournent pas contre ceux qui ont en charge d’assurer la protection et la défense de nos côtes et de nos compatriotes.
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1. La perception de la nécessité d’un renforcement de la surveillance et de la sauvegarde dans les approches maritimes ne date pas des événements du 11 septembre 2001. Des alertes avaient montré l’émergence de nouveaux risques : l’immigration clandestine (échouage du cargo East Sea sur les côtes de la Méditerranée, le 17 février 2001, avec des passagers clandestins à bord), le trafic illicite de substances dangereuses (opération Balisier où près de 2 tonnes de cocaïne ont été saisies par la frégate Ventôse). Amiral Jean-Louis Battet – Revue de la Défense nationale – octobre 2002.
2. Services de renseignements, services de polices spécialisées, affaires maritimes, douanes, etc.
3. Le 13 juin 2002 la marine prenait le contrôle de ce navire impliqué dans une cargaison de cocaïne chargée en mer de Caraïbes et se dirigeant vers les côtes européennes, cette opération mettait en oeuvre 2 avisos, 30 commandos de marine, 2 aéronefs de patrouille maritime, un remorqueur, et des officiers de l’OCTRIS (office central de répression du trafic illégal de stupéfiants).
4. Zone de protection écologique en Méditerranée.
5. Zone maritime particulièrement vulnérable en Atlantique.