Un étranger sur le toit
En 1987 et 1990, Philippe Sollers publiait dans la collection l’Infini, chez Gallimard, les deux tomes de L’Invention de Jésus de Bernard Dubourg. Selon cet auteur, une bonne part du Nouveau Testament s’expliquait par la technique juive d’interprétation, dite midrash, qui considère la Bible hébraïque comme Parole divine, absolue et intemporelle. Maurice Mergui s’attaque ici, à la suite de Dubourg, à une partie volumineuse du corpus : les guérisons, résurrections et miracles opérés par Jésus. Il généralise l’explication par le procédé de la “ double entente ”, c’est-à-dire du texte à double sens, pour ne pas dire triple ou multiple : l’étranger sur le toit, c’est le païen en cours de conversion ! Dans ce type d’apologues, quelqu’un cherche à entrer dans un lieu figurant l’Alliance, mais il y a un problème, en fait la Loi elle-même, qui multiplie les obstacles aux conversions. Le problème central du midrash est en effet la conversion des nations “à la fin des temps ” : comment les guerim, les étrangers, accepteront la Torah ? comment seront-ils accueillis dans le peuple d’Israël ? et que deviendra alors celui-ci, s’il perd l’exclusivité de la Loi ?
La métaphore du paralytique est l’une de celles dont use le midrash. C’est que la pratique de la Loi est appelée halakha, dont le sens propre est “marche”. Le païen qui ne connaît pas la Loi est logiquement un handicapé qui ne peut pas marcher. C’est aussi un “ pauvre ”, par opposition au “ riche ”, possesseur de la Loi. Ou encore un “ petit enfant ” par opposition à la “grande personne” qui l’a étudiée. La Loi, elle, est souvent assimilée à l’eau, qui purifie le corps et l’âme (d’où le bain rituel, qui devient le baptême) ou au repas dont se nourrit l’affamé, d’où la présence permanente du “ banquet ”, lieu symbolique de la générosité divine. À la fin des temps, la conversion universelle est marquée par un festin auquel Dieu convie toutes les nations et auquel les convives assistent allongés, sur le mode du banquet antique, pour évoquer leur mort et leur renaissance imminente ; d’où la Cène évangélique qui institue l’Eucharistie, mais d’où aussi le Seder pascal de la Hagadah juive, où l’on mange “ accoudé ” et qui s’adresse aux enfants, c’est-à-dire aux païens…
Mergui rappelle ce que personne n’aurait dû oublier, que l’Histoire sainte n’est pas l’Histoire. Elle se place dans un temps “ eschatologique ”. Il n’y a rien de choquant à comparer la consistance historique des livres de Ruth ou de Jonas à celle des fables de La Fontaine : Le loup et l’agneau et Le corbeau et le renard sont des récits tout aussi “ édifiants ”. Les exégètes du midrach auraient ainsi produit et enseigné les paraboles qui, de traduction en traduction, allaient devenir évangéliques. Au passage apparaissait la possibilité d’une loi “ légère ”, pour l’humanité convertie, centrée autour des Dix Commandements, s’opposant à la loi “ lourde ”, réservée au peuple juif, incluant la circoncision, la nourriture casher, la pureté conjugale et le strict respect du Shabbat.
Apparaissait aussi le personnage de Paul, qui s’appelle d’abord Saül, par allusion au roi Saül, c’est-à-dire Cheol, nom hébraïque des Enfers ; qui vient de Tarse, par allusion à Jonas, passager pour Tarse ; qui poursuit (persécute) d’abord les Chrétiens, par allusion à Saül poursuivant David ; qui est “ renversé ” sur le chemin de Damas (Damascus), parce que DMSQ, Demecheq, est anagramme de MQDS, Miqdach, le Sanctuaire, que Damas, c’est le Temple bouleversé, et que le chemin de Damas, c’est la subversion ; qui traverse plusieurs contrées sans pouvoir les convertir (Actes des apôtres 16,6 et suiv.), par allusion aux ânesses de Saül que celui-ci cherche sans les trouver (I Samuel 9, 4 et suiv.) ; qui annonce aux Galates (de Galouth, Exil) “ Il n’y a ni Juif, ni Grec ; il n’y a ni esclave, ni homme libre ; il n’y a ni homme, ni femme ”, parce que devant la mort (le Cheol), il n’y a ni nationalité, ni condition, ni sexe qui tiennent, il n’y a que des mortels…
La thèse de Dubourg et Mergui permet d’expliquer bien des points problématiques : si un des apôtres s’appelle Judas, c’est par allusion à Juda, YHWDH, Yehoudah, quatrième fils de Jacob ; si Judas trahit Jésus, fils de Joseph, pour trente deniers, c’est par allusion à la vente de Joseph par ses frères, sur la suggestion de Juda, et à la valeur “ guématrique ” de YHWDH, trente ; si Jésus monte au supplice en portant sa croix, c’est par allusion à Isaac qui monte au sacrifice en portant le bois de son bûcher ; si Hérode massacre les Innocents, c’est par allusion à Pharaon qui condamne à mort les petits garçons hébreux ; si Marie est une jeune fille (Almah’), c’est par allusion à Myriam, soeur de Moïse (confondue par le Coran avec Marie), qui sauve son petit frère en confiant son berceau au Nil : le petit frère de la vierge Myriam dans son berceau préfigure ainsi le fils de la Vierge Marie dans sa crèche. Et ainsi de suite…
N’y a‑t-il pas là, pour l’école laïque, une façon d’aborder les thèmes bibliques, sans attenter à la foi ou à l’identité de quiconque et en pacifiant au contraire les relations “ intercommunautaires ” ?