Un fil directeur pour préparer l’avenir
Les révolutions en cours peuvent être une chance si nous savons valoriser nos atouts et dépasser nos inhibitions.
Galilée n’aurait pas existé sans sa lunette.
L’X et les grandes écoles forment des ingénieurs de très haut niveau qui sont appréciés par les entreprises étrangères, lesquelles en recrutent tellement qu’on peut se poser la question de savoir pourquoi la « Patrie » fait encore partie de notre devise. Acquérir de l’expérience à l’étranger est une excellente chose. Encore faut-il que l’intéressé revienne. Comment est-il possible que nous perdions ainsi nos forces vives ? Les ingénieurs ne souffriraient-ils pas, depuis des années, d’un manque de visibilité et de considération dans la société civile française ? La France perdrait-elle son attractivité ? Notre pays a‑t-il la masse critique et ne faudrait-il pas raisonner au niveau d’une entité géographique plus vaste, l’Europe ? Est-ce une question de formation ? Pourquoi les ingénieurs ont-ils progressivement perdu la place éminente qu’ils occupaient dans la société française alors qu’ils l’occupent toujours aux États-Unis ? Les ingénieurs créateurs de start-up ne seraient-ils pas dissuadés d’entreprendre en France par les multiples difficultés créées par le réseau de pouvoir, si bien que les rares qui réussissent n’ont finalement qu’une envie : vendre. Le système de financement des start-up et leur transformation progressive en ETI et au-delà sont-ils adaptés à la France, voire à l’Europe ?
Nos petits-enfants, lorsqu’ils fouilleront dans nos archives, se demanderont probablement pourquoi le rang de la France dans le monde s’est affaissé en si peu d’années. Selon le classement du FMI, le PIB par habitant de la France ne lui permet même plus d’apparaître dans les 20 premiers pays du monde. Ils comprendront mieux la situation, à la lumière de l’accumulation des processus de contrôle des risques adoptés au cours de ces dernières décennies et de la paralysie qui en est la conséquence. Il en résulte en effet une déresponsabilisation des ingénieurs qui se sentent de plus en plus « happés » par le système. Spectateurs plutôt qu’acteurs, ils n’apportent plus à l’édifice la contribution que l’on est en droit d’attendre d’eux, ou alors ils deviennent acteurs mais ailleurs qu’en France.
Une désaffection récente
Cette évolution toute récente succède à une période où la « technocratie », avec ses qualités de rigueur, de transparence et de fiabilité, assurait le préalable de l’économique et de l’industriel sur le politique. Ses brillants résultats ont desservi les ingénieurs, et principalement les polytechniciens dont les compétences techniques menaçaient le pouvoir en place. Au point que l’opinion va les harceler : la seule chose qu’il faudrait qu’ils changent, c’est l’arrogance de la certitude que parce qu’ils sont X, ils sont légitimes 1. Simultanément, le système français des grandes écoles est remis en cause mais curieusement pour sa partie scientifique et technique seulement.
De l’Encyclopédie aux fablabs
Cette situation est d’autant plus choquante que notre tradition philosophique ne devrait pas aller dans ce sens : l’Encyclopédie qui en est la référence ne s’intitule-t-elle pas aussi Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers ? La seconde partie du titre de l’Encyclopédie a été activement oubliée en France mais pas aux États– Unis où c’est le monde universitaire qui a créé le concept de fablab, que n’aurait pas renié Diderot. Né au MIT et soutenu par le président des USA, ce concept est une conséquence de la culture maker, qui eut des influences décisives sur la création notamment de Apple et de Google. Qu’attend-on pour reconnaître les succès qui découlent de ce lien privilégié et le restaurer d’urgence dans nos écoles ?
On connaît le destin des rapports scientifiques demandés par le pouvoir politique notamment à l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques. Le classement vertical est de rigueur lorsque le rapport dérange la pensée unique. La société perd ainsi la dimension d’objectivité et d’alternative, gage de la qualité des décisions prises.
Une technostructure étouffée par la bureaucratie
Dans les années 50, « le Prince » faisait appel aux élites scientifiques pour l’aider à bien décider, c’est-à-dire à trancher. Pour trancher, il faut savoir dire l’alternative. C’est l’époque des budgets de programme au début des années 70, abandonnés puis repris par la LOLF (loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances) qui institue de nouvelles règles d’élaboration et d’exécution du budget de l’État, et introduit également une démarche de performance pour améliorer l’efficacité des politiques publiques. Mais désormais mise en oeuvre par la structure politico-administrative, elle s’enlise dans la bureaucratie comme le déplore la Cour des comptes. Préjudiciable aux ingénieurs, cette évolution l’est donc, aussi, pour l’État et la société civile elle-même. Le cas français est à cet égard spécialement grave en dépit de ses importants atouts. Soyons clairs : toutes les décisions de la vie politique, de la vie courante ou de l’entreprise ne nécessitent pas le recours à la science et la technique. Mais bien souvent, elles servent d’habillage pour justifier des décisions prises d’avance. Le pouvoir rémunère leurs acteurs et les utilise pour capter une forme de légitimité supplémentaire, fondée sur l’objectivité censée caractériser la science et la technique. Elles finissent ainsi de perdre leur sens et leur valeur. De même dans la vie courante, l’expression « prouvé scientifiquement » est trop souvent utilisée à tort, ce qui finit par la déconsidérer dans l’opinion. La situation n’est-elle pas toutefois en voie de s’améliorer ? Peut-on voir dans les nominations de Cédric Villani, médaillé Fields, en qualité de président de l’Office d’évaluation des choix scientifiques, et de trois ingénieurs dans le gouvernement, un changement de paradigme ? Nous l’espérons vivement étant donné les enjeux pour la compétitivité de notre pays.
La technique est elle aussi concernée. Le cas de l’École normale supérieure d’enseignement technique de Cachan est édifiant. Cette école s’intègre depuis une décennie dans le système universitaire et devient une « école normale supérieure Paris-Saclay », dénaturant de facto complètement sa spécificité. Elle n’est plus en mesure de préparer à l’usine du futur ce qui était pourtant sa vocation. En effet, ce lieu privilégié de la culture technique avait des liens étroits avec l’industrie et les écoles des arts et métiers. Son directeur est aujourd’hui un distingué sociologue, alors que cette école avait toujours été dirigée par des professionnels.
Les révolutions en cours, chance ou menace ?
Aujourd’hui, les révolutions du numérique, de la biologie, de l’énergie, des neurosciences et de l’industrie offrent aux ingénieurs l’opportunité de retrouver une place de choix dans la société civile, sauf si la structure politico-administrative se saisit du thème pour le dévoyer et laisser certes involontairement mais sûrement le champ libre aux GAFA. Souhaitons qu’il soit tenu compte dans le futur des énormes moyens mis en oeuvre outre-Atlantique et que la culture financière des institutions soit plus audacieuse. De grands industriels français, tel Renault, lancent des fonds d’investissement. Certes ils restent dédiés. Et pour ce qui concerne Renault, ils seront affectés aux start-up de l’automobile et des nouveaux services de mobilité. De plus, ils sont mondiaux. Mais c’est un signe d’une prise de conscience qu’il faut impérativement investir massivement pour faire émerger les entrepreneurs. De même les multiples programmes pour le développement des compétences numériques, initiés par l’Europe, devraient faire en sorte que, au moins sur la formation des hommes et des femmes, nos vieux pays aient pris la mesure de cet enjeu, notamment s’agissant de l’apprentissage du codage. Il reste que le développement d’une industrie informatique capable de concurrencer les GAFA reste pour le moment un voeu pieux.
Une maîtrise indispensable des réseaux sociaux
Laurent Alexandre souligne dans La guerre des intelligences : « La terrible vérité est que les technologies numériques délivrées par les GAFA rendent plus de services aux citoyens que n’importe quelle administration. » Le développement des réseaux sociaux véhicule néanmoins, dans son cortège de services, une pseudoscience teintée de magie qui écrase la science véritable par son impact sur les profondeurs de l’esprit humain et même de certains scientifiques. Les réseaux sociaux amplifient également la propagation de fausses nouvelles. Les débats actuels sur la vaccination en sont un triste exemple. Mais il est difficile de lutter contre ce qui apparaît comme une forme de corruption intellectuelle, de même qu’il est très difficile de lutter contre la corruption.
L’Encyclopédie s’intitule Dictionnaire raisonné
des sciences, des arts et des métiers.
Une grande connexité entre science, ingénierie et technique
Une grande connexité entre science, ingénierie et technique Rappelons les liens étroits entre le milieu des ingénieurs et celui des scientifiques (la technostructure). En fait, entre la recherche pure et la recherche appliquée, entre découverte, invention et innovation, le pont est solide. Il est en place depuis le début de leur existence. Galilée n’aurait pas existé sans sa lunette. Les découvertes scientifiques créent ou améliorent les instruments (la relativité générale et le GPS). Grâce aux ingénieurs et au caractère généraliste de leur formation en France, le lien entre la pratique et les théories abstraites est intégré à notre éducation, notre culture et ne reste pas affaire de spécialiste. Le progrès scientifique et technique actuel crée aussi des peurs qui rejaillissent sur les scientifiques et les ingénieurs. Certes les garde-fous que leur communauté a mis en place pour les contenir ont des défauts. Cependant l’exploitation de ces défauts par la structure politico-administrative pose problème.
Développer un environnement favorable
Il faut donc recréer l’environnement financier, culturel, social pour redonner aux ingénieurs une place plus en rapport avec leurs qualités spécifiques, de rigueur notamment. C’est privilégier la réalité objective par rapport au subjectif, le long terme du progrès au court terme de l’élection. C’est enfin redonner une plus grande sérénité aux rapports humains et de la mesure en toute chose. À l’heure de l’intelligence artificielle, l’adjectif humain ne doit pas devenir de facto suspect.
Le budget de l’Europe relatif à la société numérique s’élève en 2016 à 46,2 M€. Comparativement le budget de la PAC est de 56 G€. Soit plus de mille fois plus. Le plan Al Gore était approximativement de 500 M$ par an sur cinq ans en 1991. La commission européenne a pris la mesure de l’enjeu, et pour le budget de la période 2021 2027 a prévu un programme de 9,2 milliards d’euros.
Vers un humanisme renouvelé
Au XIXe siècle, le triangle matière, énergie et onde a structuré la pensée scientifique et technique. Il a débouché sur une philosophie, le saint-simonisme. Cette doctrine qui cumule plusieurs plans, social, spirituel, politique, religieux était complètement en phase avec son époque. Les grandes révolutions industrielles du XIXe siècle en sont la manifestation la plus évidente. Saint- Simon a en effet repensé entièrement l’ordre social en faveur de l’entreprise, de l’industrie et de l’entrepreneur. Et donc des ingénieurs qui sont à l’origine de la production et de l’amélioration de la vie. Aujourd’hui le triangle se transforme en tétraèdre, un sommet supplémentaire, l’information, apparaît depuis les années 50. La révolution numérique offre à la société de nouvelles possibilités et de nouvelles perspectives. Sans doute pour en bénéficier, faudra-t-il lever de nombreux obstacles, faire en sorte que l’économie numérique profite à tous. Les activités économiques affectées devront être préparées au changement. Le top management est particulièrement concerné par les enjeux de la numérisation. Pour gagner, l’avenir du paysage français devra assurer une plus grande mixité.
Des ponts à reconstruire
Il est temps de reconstruire des ponts entre la science et la société civile. L’ingénieur peut jouer, sous de multiples formes, le rôle d’interface ou de facilitateur entre les spécialistes et les profanes. La formation pluridisciplinaire comme la maîtrise de la complexité sont des qualités appropriées à cet effet. Il faut aussi grâce à une communication plus humanisée retrouver le goût de vivre ensemble et arrêter l’individualisation acharnée qui caractérise notre société aujourd’hui. Dialoguer, échanger entre informaticiens et utilisateurs par exemple, faire comprendre les enjeux de l’informatique aux dirigeants comme à la jeunesse permettra de mieux maîtriser l’angoisse algorithmique. Enfin, il faudra gérer la bipolarisation de l’économie. C’est la condition pour éviter qu’une ploutocratie digitale capte l’essentiel des richesses nouvelles produites. Et ainsi recréer un humanisme adapté au nouveau paradigme, au fond recréer un saint-simonisme du XXIe siècle. Si les ingénieurs retrouvent la place qu’ils n’auraient pas dû perdre dans la société, ils contribueront à relever ces défis. Sinon les intérêts financiers ou politiques risquent d’enclencher des mouvements cumulatifs pervers qui ne leur permettront pas de bénéficier des immenses avantages de cette nouvelle révolution. Les ingénieurs devront alors sans doute se réinvestir en politique. Mais il y a urgence ! Le futur, c’est maintenant.
1. Source : Denys Acker, L’abécédaire.