Un génie à contre-courant
» J’ai beaucoup travaillé avec Maurice Allais, à partir de 1965 (il avait déjà 54 ans), rappelle Thierry de Montbrial. Il voyait en moi un disciple destiné à se consacrer à la science économique, tout comme Gérard Debreu (prix Nobel 1983) ou Jacques Lesourne (48).
« Ses cours étaient extrêmement originaux.
» Il commençait toujours à l’heure précise et m’a longuement expliqué un jour les terribles conséquences qui auraient pu résulter de mes quelques minutes de retard. » Un jour, je lui ai présenté ma fiancée, curieuse de le connaître, mais j’ai dû avouer qu’elle n’était pas économiste. Alors, m’a-t-il dit, vous êtes perdu pour la science. »
Déboucher sur l’action
« Pour Maurice Allais, la connaissance pure doit déboucher sur l’action. L’économie fondamentale n’a aucun sens si elle ne féconde pas l’économie appliquée, celle-ci s’appuyant nécessairement sur celle-là. Sa philosophie est inséparable de la conception selon laquelle il n’y a de science que là où existent des régularités identifiables et chiffrables, permettant des prévisions. » « De fait, l’ensemble de son œuvre se caractérise par une extrême cohérence. Il n’existe que très peu d’économistes dont les analyses de circonstances, au long d’un demi-siècle, se soient révélées aussi pertinentes et dont l’intérêt résiste aussi remarquablement à l’épreuve du temps.
Thierry de Montbrial,
Il est nécessaire d’espérer pour entreprendre (Éditions des Syrtes, 2006)
Un homme seul
« Maurice Allais a vécu sa vie entière comme une religion, estime Thierry de Montbrial. Mais il était un homme seul, travaillant dans des conditions difficiles. Son œuvre en est d’autant plus impressionnante.
C’était un homme seul, travaillant dans des conditions difficiles
Il écrivait presque exclusivement en français, et de plus, autant il était clair dans ses exposés, autant il manquait d’aisance pour s’exprimer par écrit.
« Cette solitude, cette expression laborieuse rendaient les rapports parfois difficiles. Persuadé de détenir la vérité, il avait du mal à écouter les autres. D’où un certain autisme, qui a favorisé l’éclosion de son génie, mais a nui à sa communication.
« Aujourd’hui, on juge les travaux des savants à l’aune du nombre d’articles qu’ils publient dans telle ou telle revue » à comité de lecture « . Maurice Allais écrivait dans des revues souvent confidentielles, il était et reste donc peu cité.
« Lorsqu’il l’est, c’est sur des points particuliers, qui ont mordu sur les universitaires américains. On évoque souvent, par exemple, sa contribution à la théorie de la décision en incertitude. Mais ce n’est qu’un tout petit bout de son oeuvre. » Têtu, très centré sur ses propres travaux, Maurice Allais a donc peu de vrais disciples. Moi-même, déclare Thierry de Montbrial, je ne me sens disciple que jusqu’à un certain point. Je suis d’ailleurs parti vers d’autres horizons.
Un besoin de reconnaissance
Une mine ouverte aux générations futures
« Pour accéder en profondeur à l’oeuvre d’Allais, il faut un investissement considérable dont aucun économiste réputé n’a, à mon avis, accepté de payer tout le prix. C’est pourquoi je suis convaincu que cette oeuvre restera longtemps une mine ouverte à l’exploration de chercheurs des générations futures » écrit encore Thierry de Montbrial dans l’essai déjà cité.
« Maurice Allais, qui s’isolait lui-même, avait pourtant soif de considération. Il remerciait sans cesse ceux qui, comme moi, l’avaient reconnu. C’était même un aspect attachant de sa personnalité. »
Le prix Nobel d’économie lui est apparu comme la reconnaissance à laquelle il avait droit, mais c’est resté superficiel. Du reste, lui-même a voulu aussitôt repartir dans d’autres directions. Je vais enfin pouvoir m’intéresser à la physique, disait-il, à Stockholm, en décembre 1988, le jour même où il recevait son prix. Son ambition était de réfuter la théorie de la relativité ! »
Un chantre du libéralisme
Il s’isolait lui-même, mais il avait pourtant soif de considération
« Ainsi passé de l’ombre à la lumière, Maurice Allais s’est mis en tête de publier des articles dans la grande presse. Il n’écrivait pas très bien, comme déjà dit, et l’on a interprété superficiellement ses écrits. On a pu dire ainsi qu’il défendait le protectionnisme, alors que c’était un chantre du libéralisme.
« D’où vient ce paradoxe, s’interroge Thierry de Montbrial ?
« Il était libéral juste après la guerre, lorsque la vision dominante du monde apparaissait plutôt comme étatique. Lorsque le libéralisme a triomphé, après la chute du mur de Berlin, Maurice Allais a voulu en corriger les excès, ce qui l’a fait passer pour protectionniste. C’est un simple effet de balancier.
» Cet homme courageux a réussi l’exploit de toujours être à contrecourant. »
Propos recueillis par Jean-Marc Chabanas (58)
Monsieur B
Maurice Allais était assisté d’un factotum se rappelle Thierry de Montbrial. « Monsieur B., appelons-le ainsi, était chargé de préparer les cours de Maurice Allais à l’École des mines en décorant l’amphithéâtre d’une série d’affiches sur les points qui allaient être traités. Il maniait aussi un volumineux magnétophone, outil nouveau pour l’époque. Mais il coupait la prise de son lorsqu’un élève prenait la parole. Seuls les propos du maître méritaient la postérité. « Lorsque quelqu’un s’intéressait ouvertement à ses travaux, Maurice Allais aimait à le récompenser : Monsieur B. était chargé de lui remettre de volumineuses valises, pleines… des écrits du maître ! « Enfin, ce bon Monsieur B., qui ne riait pas tous les jours, était doté d’une voix sépulcrale. Lorsqu’il m’a téléphoné de la part de Maurice Allais pour m’annoncer mon élection à l’Académie des sciences morales et politiques en juin 1992, j’ai cru un instant que j’étais battu, tellement son ton était sinistre. »
L’Institut de France abrite l’Académie des sciences morales et politiques
L’insatiable curiosité d’esprit
« Vous cherchez à comprendre et à déchiffrer d’une manière cohérente et intelligible l’enchaînement et l’interdépendance complexes des faits dans le déroulement aux multiples aspects de la vie de nos sociétés. « Vous êtes un esprit pluridisciplinaire, un homme de synthèse pour lequel le particulier ne compte que comme partie d’un tout et pour lequel le tout reste incompréhensible si l’on ne tient pas compte du particulier. « Savoir reconnaître que l’on ne sait pas lorsqu’on ne sait pas, c’est là une qualité que vous partagez avec les plus grands esprits. » Voilà quelques qualités fondamentales que Maurice Allais se plaisait aussi à retrouver chez les autres : ici lors de la remise à Thierry de Montbrial de son épée d’Académicien.