Un grand polytechnicien : André Citroën
Une vie à quitte ou double.
André Citroën (X 1898) voulait étonner le monde. Il y a réussi. Pourtant, si populaire qu’il fut, il demeure un inconnu célèbre. Au grand jeu de la vie, comment a‑t-il gagné ; pourquoi a‑t-il perdu ?
Article extrait de la conférence donnée le 18 octobre 2003 devant le Groupe X‑Alpes-Maritimes par Jacques Wolgensinger.
Article extrait de la conférence donnée le 18 octobre 2003 devant le Groupe X‑Alpes-Maritimes par Jacques Wolgensinger.
Celui-ci créa la direction de l’Information et des Relations publiques de la Société des Automobiles Citroën, et en assura la responsabilité pendant trente ans. Membre de son Conseil des directeurs, il est l’un de ceux qui connaissent le mieux l’histoire de cette célèbre firme et celle de son fondateur. Écrivain, il est l’auteur de très nombreux ouvrages sur ce vaste sujet, à commencer par une biographie haute en couleur André Citroën , Flammarion, 1991. Certains de ces livres ont été tirés à plus de 100000 exemplaires et traduits dans 6 langues dont le chinois !
Les années d’apprentissage
André Citroën est né à Paris le 5 février 1878, cinquième enfant d’un père hollandais, Lévie Citroën, et d’une mère polonaise, Masza (prononcez Masha) Kleinmann, qui s’étaient établis en France après la guerre de 1870.
Il a six ans lorsque son père, courtier en pierres précieuses, se suicide, drame incompréhensible pour un enfant de cet âge. Pourtant le jeune André va réagir positivement, comme pour montrer à ce père disparu que lui n’abandonnerait personne et serait toujours parmi les meilleurs ! Il se choisit deux pères de substitution : Gustave Eiffel, dont la tour en construction le fascine, il y voit le symbole du progrès technique, et Jules Verne, dont il dévore les livres. Le positivisme était dans l’air du temps. Auguste Comte avait lancé la formule » l’ordre pour règle et le progrès pour but « .
Au lycée Condorcet où il est entré en 1885, André est bon élève. Il lit les saint-simoniens et décide d’être ingénieur. En 1898 il est admis à l’École polytechnique.
Bon camarade, aimant à faire rire, il ne tarde pas à devenir populaire. À la » séance des cotes « , la » commiss » des anciens lui décerne la » cote époil » qualifiant les » types épatants « .
En 1900 – il a 22 ans – au cours de vacances de Pâques en Pologne, il manifeste pour la première fois son génie particulier : une ouverture d’esprit, un pouvoir d’assimilation ultra- rapide qui lui permettent de concevoir d’emblée toutes les potentialités d’une innovation. Il découvre chez un artisan une machine à fabriquer des engrenages à denture en forme de chevrons. Il achète le brevet. Après sa sortie d’École et, son service militaire accompli – dans l’artillerie, comme il se doit – il ouvre un petit atelier pour y fabriquer des engrenages.
Premières réussites
La première chaîne de montage Citroën |
Le chevron, que Citroën choisira bientôt pour emblème, a du succès. Le petit atelier devient un grand atelier, puis une usine qui fabrique des engrenages géants et implante des filiales en Russie et en Autriche – Hongrie.
Citroën fournit les constructeurs d’automobiles. Parmi ceux-ci, les frères Mors. Leur établissement a connu la prospérité au tout début du siècle. Mais rien ne va plus, les meilleurs ingénieurs s’en vont, les clients aussi. Appelé en consultation pour ce qu’on appellerait aujourd’hui un audit, Citroën conclut qu’il serait prématuré de liquider l’affaire ainsi qu’y songeaient les frères Mors. Ceux-ci lui demandent alors d’en prendre la direction générale. Bonne décision : en dix ans, sous son impulsion, les ventes passeront de 120 à 1 200 voitures par an. Citroën a réuni autour de lui une équipe compétente, au premier rang de laquelle Georges-Marie Haardt devient vite son ami en même temps que son bras droit.
Au cours d’un voyage aux États- Unis, Citroën a rencontré Henry Ford, qui dès 1903 a lancé l’idée folle de produire en quantité un modèle unique de voiture à un prix si bas que même ses ouvriers pourraient l’acheter. Citroën partage ses vues. Il découvre aussi les théories de l’Américain F. W. Taylor sur l’organisation scientifique du travail appliquée à la production en grande série.
Les années de guerre
En 1914, c’est la guerre. Les trois frères Citroën sont au front. Bernard, le plus proche d’André, est tué dès le second mois du conflit. Douloureusement frappé dans son affection, André constate d’autre part la pénurie de munitions dont souffre l’armée. L’état- major avait prévu une guerre de mouvement où la seule cavalerie devait emporter la victoire. Erreur : on a à faire une guerre de positions où les échanges d’artillerie sont déterminants. Citroën rencontre au ministère de la Guerre le général Baquet, ancien élève de Polytechnique et directeur de l’artillerie, qui lui dit avoir besoin d’au moins 10 000 obus de plus par jour. Qui pourrait les fabriquer ? – Moi, propose Citroën.
Quatre mois plus tard, il a construit, quai de Javel, une usine organisée d’après les méthodes rationnelles de Taylor et livre 10 000 obus par jour, puis 20 000 et jusqu’à 50 000. 24 millions au total à la fin de la guerre. Des shrapnells vendus 7 francs pièce alors que ceux que produisent les arsenaux nationaux coûtent 14 francs.
Les hommes sont au front. Ce sont des femmes qui fabriquent les obus. Le taylorisme qui décompose les tâches en gestes répétitifs permet de les former rapidement à un travail simplifié. On les appelle les munitionnettes. Pour elles, Citroën crée des équipements sanitaires et sociaux sans précédent jusque-là. Vestiaires, douches, restaurants où les repas sont servis chauds par des cars électriques, salles de jeux, de repos, de couture. À la pause de midi sont proposées des séances d’éducation physique. L’infirmerie est une véritable clinique qui comporte des services de radiographie, de gynécologie, d’obstétrique et de petite chirurgie. Dans des cabinets dentaires ultramodernes, six praticiens soignent jusqu’à cent patients par jour. Garderies, crèches, pouponnières, salles d’allaitement sont exemplaires. Toute ouvrière enceinte perçoit une prime mensuelle, puis une prime de naissance, un mois de convalescence payé, des primes d’allaitement. Une chanson du moment conseillait d’aller » accoucher chez Citroën « .
La grande série
André Citroën et le Président Albert Lebrun. |
En 1917, la fin de la guerre est prévisible. Citroën pense à la conversion de Javel. Fort de son expérience chez Mors, il songe à l’automobile. Mais il ne veut pas construire des voitures comme le faisaient avant la guerre les firmes européennes, un châssis par-ci, un moteur par-là, pratiquement à l’unité. Il pense que l’automobile sera, ainsi qu’il le dit, » populaire ou ne sera pas « .
En conséquence, il aménage son usine selon les principes définis par Taylor, qui conduiront bientôt à la chaîne de montage. Il construira un modèle unique, simple, robuste, moderne, dont il demande les plans à l’ingénieur Jules Salomon : une 10 CV (on disait encore 10 HP). Ce sera – et Citroën ne se privera pas de le claironner partout – » la première voiture construite en Europe en grande série « , livrée complète, avec cinq pneumatiques, éclairage et démarrage électriques, prête à rouler. Il en fabriquera cent par jour et les vendra un tiers moins cher que les véhicules concurrents.
Louis Renault, qui tient le haut du pavé des constructeurs français, éclate de rire à l’énoncé de ce programme. De fait Citroën devra réviser son prix à la hausse et, à la fin de l’année 1909, il ne fabriquera que trente voitures par jour. Mais le prix restera néanmoins compétitif et en 1924, 250 voitures sortiront chaque jour des usines Citroën agrandies. Renault n’aura plus envie de rire.
Les quinze glorieuses
Citroën commence alors un parcours éblouissant comme celui d’une comète, jalonné par les lancements de modèles toujours innovants, dont les noms sont encore dans beaucoup de mémoires :
Une autochenille dans les dunes du désert de Gobi au cours de la Croisière Jaune. |
La 10 HP type A devient B2 puis B10, B12 et B14 à carrosserie » tout acier » qui fonde l’usage aujourd’hui largement majoritaire des conduites intérieures.
La 5 CV, dès 1921, populaire, maniable, économique, d’abord dite » Petite Citron » parce que peinte en jaune (clin d’œil au constructeur dont le nom signifie citron en néerlandais), puis » Trèfle » quand elle recevra trois places en triangle.
Les C4 et C6 équipées à partir de 1932 du » moteur flottant « , dispositif assurant un fonctionnement silencieux.
Les » Rosalie » 8, 10 et 15, dont une version sportive va battre sur l’autodrome de Montlhéry d’innombrables records du monde, y compris celui des 300 000 kilomètres » non stop « .
Enfin, la justement célèbre » Traction » sur laquelle non seulement les roues avant motrices mais encore presque toutes les autres caractéristiques constitueront des innovations absolues. La production annuelle dépassera les 100 000 véhicules en 1929. La superficie des usines, de 195 000 m2 en 1919, est de 800 000 m2 en 1929, sans compter les filiales et les chaînes de montage dans plusieurs pays étrangers. Pourtant, ce n’est ni la conception des modèles, ni l’organisation de leur fabrication qui caractérise le génie d’André Citroën. Le premier, il a considéré l’automobile non comme un objet manufacturé simplement vendu à un client, mais comme un service que le constructeur s’engageait à rendre.
C’était poser le principe de » l’après-vente « . Et Citroën sut en tirer toutes les conséquences, créant ainsi le commerce moderne de l’automobile. Afin que ses clients puissent trouver partout maintenance et assistance, il couvrit le territoire français d’un réseau de 400 concessionnaires exclusifs et agents spécialisés, bientôt porté à 5 000, puis étendu à l’Europe et au monde. Afin de proscrire tout arbitraire dans les facturations il créa un dictionnaire des réparations et un catalogue de pièces de rechange. Il inventa le carnet de service, la révision complète gratuite après les premiers 500 kilomètres, la garantie d’un an, les échanges standard d’organes fatigués immédiatement remplacés à prix modiques. Il lança la location de voitures et la vente à crédit, pour laquelle il créa la première société de crédit à la consommation, la SOVAC.
Il mit en service des compagnies de taxis, des réseaux d’autocars et balisa les routes de France de panneaux indicateurs, 100 000 en 1925, frappés au signe du double chevron.
L’ère de la communication
La première illumination de la tour Eiffel en 1925 pour l’ouverture de l’Exposition internationale des arts décoratifs.
|
Convaincu que le savoir-faire n’était rien sans le faire savoir, Citroën avait comme personne la capacité de pressentir ce qui allait capter l’attention du public. Pour sa première participation au Salon de l’auto, il n’aligna pas moins de cinquante voitures d’essai mises à la disposition du public devant le Grand Palais. Deux ans plus tard, des avions tracèrent le nom de Citroën en gigantesques lettres de fumée dans le ciel. Dans le ciel toujours, en 1925, lors de l’inauguration de l’Exposition internationale des arts décoratifs à Paris, il inscrivit son nom en lettres flamboyantes (200 000 ampoules électriques de couleurs différentes) sur sa chère tour Eiffel.
Le patron de Javel n’oublie personne. Il souhaite que les premiers mots d’un bambin soient » Papa, maman, Citroën » et fait fabriquer pour les enfants des miniatures de ses modèles et des voiturettes à pédales. Il organise des visites guidées de ses usines, loue chaque mois une page dans tous les quotidiens français pour y publier des nouvelles de sa firme…
Ce diable d’homme savait saisir une occasion au bond. En 1927, à l’arrivée de Lindbergh à Paris après sa traversée aérienne de l’Atlantique, il persuada le héros du jour de venir se faire acclamer à Javel par les milliers d’ouvriers de ses usines. Le lendemain tous les journaux titraient » Lindbergh chez Citroën « .
Mais rien n’atteindra au niveau des » croisières » transcontinentales en autochenilles qui passionnèrent le public du monde entier. En 1923, la Première traversée du Sahara en automobiles, Touggourt – Tombouctou sans coup férir là où tant d’autres avaient échoué. Citroën imagine alors d’ouvrir chaque année un nouvel itinéraire africain à l’automobile et crée dans ce but la Citracit. Mais les efforts de Louis Renault et du général Estienne feront échouer le projet. Citroën le remplace aussitôt par la Croisière Noire, traversée de tout le continent africain du Nord au Sud, de Colomb-Béchar à Madagascar, en 1925. Immense succès qui révéla au grand public l’Afrique profonde. En 1931–1932, la Croisière Jaune, périlleuse aventure de Beyrouth à Pékin à travers l’Himalaya et le désert de Gobi sur fond de Chine en révolution et de prise d’otages, déjà.
La course à l’abîme
Tout semble réussir à Citroën. En fait, il est condamné à réussir. L’innovation coûte cher, de même que la publicité nécessaire à son exploitation. Citroën se trouve ainsi pris dans une spirale où il lui faut investir à nouveau alors que les emprunts précédents ne sont pas remboursés. Les coûts financiers s’accroissent. Les créances s’amassent. En 1927, la banque Lazard est venue en renfort, malgré la méfiance que lui inspire un patron qui disait : » Dès l’instant qu’une idée est bonne, le prix n’a pas d’importance. » De son côté Citroën supporte mal la prudence extrême des financiers ; quelques années plus tard, il les chasse de son Conseil d’administration. Ils ne l’oublieront pas.
Citroën poursuit seul sa fuite en avant. Il a trouvé, croit-il, la solution : sortir un modèle tellement précurseur qu’il tiendra le public en haleine non pas deux ou trois ans mais cinq, voire dix ans ! C’est la Traction avant, une révolution totale que lui propose André Lefebvre, ingénieur de génie issu de l’aéronautique. Mais Citroën, l’épée dans les reins, fixe des délais impossibles à son bureau d’études : » Ce n’est plus désormais, dit-il, une question de jours, mais d’heures. »
En octobre 1934, au Salon, les premières Tractions enthousiasment la presse et le public. En novembre, un fournisseur de volants refuse le report de deux traites de 30 000 francs. Ce n’est rien, mais bien d’autres créanciers piétinent derrière la porte. En décembre, Citroën dépose son bilan. Le tribunal de commerce nomme un comité directeur présidé par Pierre Michelin, plus gros créancier. Ce dernier recherche des capitaux pour relancer la production. Les banques mettent comme condition à un prêt le départ de Citroën. Celui-ci remet alors la totalité de ses actions à Michelin. Il s’en va. Les banques ouvrent un premier crédit de cinquante millions. Un moratoire est proposé aux créanciers. Tout repart
La Traction aura un succès de vingt-trois ans.
Citroën est ruiné. Il est malade, il a trop attendu pour soigner un cancer à l’estomac. Il meurt le 3 juillet 1935, à 57 ans.
Le lendemain, dans le hall de Javel, une foule innombrable défile devant le cercueil de cet homme qui avait su saisir et maîtriser les courants novateurs de son siècle (en 1919, par exemple, il avait proposé la création d’une monnaie commune européenne) et fonder une entreprise d’envergure mondiale qui porte encore son nom soixante-huit ans après sa mort. Il avait placé la France au premier rang des puissances industrielles, ouvert l’ère de l’automobile moderne et transformé les modes de vie de ses contemporains.
Ceux qui gagnent à long terme sont ceux qui savent rêver. Citroën savait rêver.