Un « grand pontife » des sciences
Benoît Mandelbrot (44) nous a quittés le 14 octobre dernier à l’âge de 85 ans. Ses idées ont essaimé dans un très grand nombre de sciences ; la notion de géométrie fractale, qu’il a introduite, permettant de mettre en évidence des passerelles auparavant insoupçonnées entre des domaines scientifiques extrêmement divers.
Benoît Mandelbrot est né en Pologne le 20 novembre 1924, dans une famille d’origine lithuanienne, qui se réfugie à Paris, quand Benoît a 11 ans ; elle y retrouve son oncle, Szolem Mandelbrojt, lui-même éminent mathématicien (il fut l’un des fondateurs du groupe Bourbaki) et professeur au Collège de France. Szolem aura une forte influence sur le développement scientifique de son neveu : ainsi, il attirera son attention sur les articles de Fatou et Julia concernant l’itération des polynômes complexes, qui conduisent aux fameux ensembles de Fatou et de Julia. Benoît étudiera ultérieurement ces ensembles fractals, qui sont parmi les plus célèbres, tant par les problèmes mathématiques qu’ils posent que par les merveilleuses illustrations qu’ils permettent d’obtenir, grâce à des algorithmes très simples ; leur étude le conduira à introduire le fameux « ensemble de Mandelbrot » qui fait aujourd’hui l’objet d’intenses recherches en mathématiques fondamentales.
Préférer l’X à l’École normale supérieure n’était pas anodin
Après des classes préparatoires à Lyon, puis à Paris, il entre à l’X en 1944. Préférer l’X à l’École normale supérieure n’était alors pas anodin. C’était faire le choix de la diversité scientifique et des interactions entre domaines par opposition à » l’esprit bourbakiste « , très fondamental et formaliste, qui régnait alors parmi les enseignants de la rue d’Ulm.
Sa scolarité à l’X aura aussi une importance décisive dans ses futurs choix : outre Gaston Julia, qui était titulaire de la chaire de géométrie, elle lui permet de faire la connaissance de Paul Lévy, qui enseigne le cours d’analyse, et sera une de ses principales sources d’inspiration. En effet, celui-ci (qui fut l’un des artisans principaux de la théorie des processus aléatoires) était un esprit non conformiste parmi les mathématiciens français de l’époque, et, comme le sera Benoît plus tard, il privilégiait dans sa recherche l’intuition géométrique (parfois au détriment de la rigueur mathématique, ce qui lui fut souvent reproché).
Benoît complétera sa scolarité par un master d’aéronautique à Caltech, puis reviendra en France pour effectuer une thèse, soutenue le 16 décembre 1952, dont le sujet est : » Contribution à la théorie mathématique des communications « . La première partie concernait la linguistique mathématique et la seconde la thermodynamique statistique. Selon ses propres mots, la première partie était une forme très exotique de la seconde.
Dans ces premiers travaux, il met déjà en évidence les phénomènes en loi de puissance, qui seront l’un des fils directeurs de ses travaux postérieurs. Après un postdoc à Princeton, encadré par J. von Neumann, puis de brefs séjours en France et à Genève, il passera l’essentiel de sa carrière en dehors des positions académiques, au Centre Thomas J. Watson (IBM), à partir de 1958, ce qui lui permettra d’accéder aux moyens de calcul et de visualisation les plus performants pour l’époque ; il deviendra » IBM fellow » en 1974, cette position lui permettant de mener ses recherches en toute liberté. Il achèvera sa carrière comme professeur à Yale.
Un pionnier de l’informatique
Benoît Mandelbrot fut un pionnier de l’utilisation de l’informatique comme outil d’expérimentation mathématique. Ses travaux ont ouvert de nouvelles perspectives à plusieurs branches des mathématiques (systèmes dynamiques, processus aléatoires). Mais son apport le plus spectaculaire fut sans doute de comprendre la portée de certains concepts (comme la notion de dimension fractionnaire) dont l’utilisation était avant lui cantonnée à des domaines très cloisonnés des mathématiques fondamentales.
Dans les mains de Benoît, ils deviendront des outils d’investigation d’une immense portée et lui permettront de dévoiler des correspondances insoupçonnées entre des parties de la Science aussi diverses que l’astronomie (structure fractale de la répartition de masse dans l’univers), la géographie, la turbulence, la physique des matériaux, la géologie (modélisation de la rugosité), l’hydrologie, la chimie (électrodes fractales), la biologie (choux-fleurs Romanesco), la médecine (structure fractale du poumon), l’économie (modélisation des données boursières), la statistique, le traitement du signal et de l’image, l’environnement (propagation des incendies de forêts) ou encore la linguistique.
Les cascades de Mandelbrot
Citons, à titre d’exemple, son article » How long is the coast of Britain « , paru en 1967, qui met en évidence l’ubiquité des fractales dans les objets » construits » par la nature. Celui sur les crues du Nil (en collaboration avec J. Van Ness) mettra les mouvements browniens fractionnaires (initialement construits par N. Kolmogorov) au cœur de la modélisation en traitement du signal.
Les propriétés d’invariance d’échelle, dont il a mis en évidence l’importance, sont d’ailleurs un concept central de cette discipline. Les « cascades de Mandelbrot » servent à modéliser la turbulence ; ses travaux dans ce domaine montrèrent que ce type de modèles conduit à une dissipation d’énergie portée par un ensemble fractal. La résolution de la célèbre » conjecture de Mandelbrot « , selon laquelle la frontière extérieure d’une trajectoire brownienne plane a un bord de dimension 4⁄3, est l’un des résultats les plus spectaculaires obtenus par Greg Lawler, Oded Schramm et Wendelin Werner (médaille Fields 2006), et est liée à des résultats profonds en physique (le rapport avec la gravité quantique a été établi par Bertrand Duplantier).
Benoît Mandelbrot a aussi été à l’origine de modèles d’évolution des cours de la Bourse qui rendent mieux compte des observations expérimentales que le modèle de Black et Scholes. Ces quelques exemples ne donnent qu’un trop bref aperçu de l’ouverture de son champ scientifique et de son inlassable activité d’essaimeur d’idées et de jeteur de ponts. Il ne connaissait pas de frontières entre les domaines de la science, ce qui lui a permis d’en abattre beaucoup. Sur un autre plan, son inlassable activité de vulgarisateur, au sens le plus noble du terme, sensibilisera un grand public à la beauté des objets fractals.
Bien qu’il ait passé l’essentiel de sa vie scientifique aux États-Unis, son attachement à l’École polytechnique ne se démentira pas (il y enseignera l’année 1957–1958, et y retournera souvent, à l’occasion de colloques, ou de séjours scientifiques). Le français, qui n’était pourtant que sa première langue adoptive, sera toujours cher à son coeur : c’est en français qu’il publiera ses premiers best-sellers sur les fractales, et le Congrès « fondateur » de la géométrie fractale se tiendra à Courchevel en 1983. D’ailleurs, ses apports à la langue scientifique, extrêmement imagés, sont exemplaires : flocon de Koch, Escalier du diable, poussière de Lévy… et surtout le mot même de fractale.
L’affiche du récent colloque. |
Esprit rebelle, dérangeant, inclassable, Benoît Mandelbrot a reçu les plus hautes distinctions internationales, dont le prix Wolf en physique en 1993 et le Japan Prize » for Science and Technology of Complexity » en 2003. Ses ouvrages ont eu une immense influence sur l’ensemble de la communauté scientifique ; citons : Les objets fractals, forme, hasard et dimension (Flammarion, 1975) ou The Fractal Geometry of Nature (Freeman, 1982) ; il était en train d’achever la rédaction de ses mémoires quand la mort l’a emporté.
Un grand nombre de scientifiques, dans les disciplines les plus diverses, se réclament aujourd’hui de ses idées et de son approche, aussi originale que féconde, des problèmes scientifiques. Aussi, un Colloque international à sa mémoire a eu lieu à l’École les 17 et 18 mars 2011. S’adressant à un public non spécialiste, il était interdisciplinaire et avait pour ambition de faire le point sur les apports de Benoît Mandelbrot dans l’ensemble des sciences.
Pontife, du latin pontifex : qui construit des ponts.
Commentaire
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très bon article court et bien documenté, compréhensible. En dehors de quelques ouvragesqui se rapprochent de la vulgarisation les travaux de B.Mandelbrot sont dispersés, comme ceux de Julia et Lévy, c’est dommage