Un grand système sociotechnique, le système électrique
Faisons une rapide promenade à la découverte du système électrique. Nous partirons de la production centralisée, puis, passant par le réseau de transport et celui de la distribution, nous en parviendrons aux usages.
C’est là l’héritage du XXe siècle. L’arrivée de la production distribuée, des NTIC et de la dérégulation en induit une transformation plus ou moins bien maîtrisée.
REPÈRES
Lorsque nous appuyons sur un interrupteur, nous ne pensons pas aux millions d’éléments du système, qui, depuis les barrages ou les centrales et via les réseaux, font que la lumière s’allume. Nous ne pensons pas aux dizaines de milliers de personnes qui travaillent pour faire fonctionner ce système.
Nous ne pensons pas non plus que ce système est le fruit des découvertes et des réalisations de nombreux savants, inventeurs et ingénieurs. Ni qu’il mobilise l’électromagnétisme, la thermodynamique, la mécanique des solides et des fluides, la neutronique, la chimie, la science des matériaux et les mathématiques, et bien sûr l’économie.
Produire et transporter
Les centrales hydroélectriques au fil de l’eau ou avec un réservoir sont le royaume de la mécanique des fluides incompressibles et du génie civil, même si les parties mécaniques et électriques sont évidemment indispensables.
Dans les centrales thermiques classiques, la physique et la chimie de la combustion constituent le point de départ. La thermodynamique apparaît pour gérer les rendements. Le génie mécanique joue ensuite le rôle principal.
Dans les centrales nucléaires, la physique nucléaire, les couplages irradiation-thermique- mécanique (des écoulements et des structures) s’ajoutent aux problématiques des centrales classiques. Leur conception a nécessité nombre d’expérimentations et de simulations.
L’opérateur de réseau sait assurer jusqu’en bout de ligne une alimentation de qualité
Pour toutes les centrales, comme pour tout ce que l’homme fabrique, les développements de la science des matériaux et des techniques de fabrication et de construction jouent un rôle clé.
Le réseau de transport à très haute tension est le support de la mutualisation de la production et de la consommation, il garantit la sûreté de notre alimentation en électricité et l’optimisation de nos factures. Maillé, il transporte l’électricité vers les grandes zones de consommation ; une vente d’électricité de la France à l’Allemagne passe parfois par la Belgique ou la Suisse.
Le réseau de distribution, arborescent à partir de postes de transformation du réseau de transport, conduit le courant jusqu’aux compteurs de nos logements et de nos bureaux. Grâce aux lois de l’électrotechnique et malgré les variations de la consommation, l’opérateur de réseau sait, sauf exception, assurer jusqu’en bout de ligne une alimentation de qualité en termes de tension et d’intensité, et cela de manière sécurisée.
De l’éclairage à la climatisation
Le premier usage de l’électricité fut l’éclairage, public et privé, avec l’invention et le déploiement de la lampe électrique, largement dus à Edison. C’est l’effet Joule qui le rend possible, par le rayonnement qu’il provoque lors de l’incandescence du filament chauffé par le courant.
Le chauffage électrique utilise lui aussi cet effet, soit grâce à des convecteurs qui élèvent la température de l’air, soit par l’intermédiaire de panneaux qui rayonnent en infrarouge.
Prévoir la veille pour le lendemain en prenant en compte la vie du pays
La fameuse « pointe électrique » des soirs d’hiver, dénoncée par certains, largement due en fait aux chauffages d’appoint des maisons non chauffées à l’électricité, va être dépassée par les pointes aléatoires liées à l’usage des énergies renouvelables (éoliennes, photovoltaïque) promues par les mêmes.
Enfin, les pompes à chaleur, de plus en plus utilisées dans le monde pour le chauffage et la climatisation, et pour la récupération de chaleur dans l’industrie, sont fondées sur des cycles thermodynamiques de fluides qui changent de phase.
Les centrales hydroélectriques sont le royaume de la mécanique des fluides. © Olivier White
Un défi permanent
L’une des spécificités du système électrique est qu’il contient peu de moyens de stockage. Il faut donc assurer à chaque instant l’équilibre entre production et consommation de manière sûre (avoir des marges sur les capacités des lignes, avoir des réserves de production à la hausse et à la baisse) et stable (éviter des situations où l’indisponibilité imprévue d’une ligne ou d’une centrale provoquerait un écroulement en cascade).
Stocker et turbiner
L’outil dominant de stockage dans le monde est constitué par les stations de pompage-turbinage (STEP) qui sont des centrales hydrauliques où l’eau est pompée d’un lac inférieur vers un lac supérieur lorsque l’électricité est peu chère puis turbinée ensuite.
Cela nécessite des prévisions pluriannuelles pour mettre en place les moyens nécessaires, mais aussi des prévisions de la veille pour le lendemain prenant en compte la vie du pays, le discours à venir du président de la République ou le match au Stade de France en passant par la météo et les prix de production. Il y a là, pour les aficionados du genre, de beaux modèles de simulation et d’optimisation sous contraintes, avec des échelles de temps et d’espace (Europe, France) diversifiées.
Les actions en temps réel sont de la responsabilité de l’opérateur du système (en France, le Centre national d’exploitation du système du réseau de transport d’électricité) qui dispose de téléinformations et de télécommandes, mais aussi d’outils performants de simulation.
En France, la puissance totale des STEP est environ 5 GW, soit un peu moins de 5 % de la puissance totale du système.
Un progrès permanent
En ce début du XXIe siècle, tous les sous-systèmes du système électrique classique voient leurs performances progresser. Les turbines hydrauliques dépassent des rendements de 90 %, les centrales à gaz des rendements de 60 %, les pompes à chaleur atteignent des performances à faire rétrospectivement frémir Carnot.
Par ailleurs, les énergies renouvelables, solaires, éoliennes et marines, vont faire passer le nombre de points de production en Europe de quelques milliers à des centaines de millions, et, bien maîtrisées, elles pourraient contribuer à traiter les problématiques du développement durable. Les nouveaux usages, notamment celui des véhicules hybrides, rechargeables ou électriques, peuvent permettre de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la pollution aux particules fines ainsi que les importations de produits pétroliers.
Investir dans les réseaux
Pour aller plus loin, il s’agit d’abord d’investir dans les réseaux, en particulier dans le réseau de distribution qui devient un réseau de circulation de l’électricité, la production photovoltaïque sur les toits pouvant à certaines heures de la journée inverser le sens du courant. Il faut donc modifier les protections de ces réseaux, introduire de nouveaux capteurs (pour que l’opérateur du réseau de distribution puisse jouer son rôle au service des consommateurs), bref mettre en place ce qu’on appelle aujourd’hui dans le jargon international des smartgrids.
Onze millions de cumulus
Un des leviers peu coûteux pour influencer la courbe de consommation est de mobiliser les chauffe-eau à accumulation. EDF le fait depuis plus de cinquante ans en faisant fonctionner automatiquement aux heures creuses plus de 11 millions de cumulus dans nos logements pour ceux qui ont choisi l’option correspondante. Cela mobilise plus de 10 GW pendant plusieurs heures (plus que les STEP) et utilise sur l’année près de 5% de la consommation.
Il est paradoxal que la réglementation thermique dans le neuf, la RT2012, interdise de facto l’installation de nouveaux cumulus, donc d’une capacité de stockage supplémentaire « gratuite », qui pourrait être couplée à la production des renouvelables, obligeant par là même à installer des chauffe-eau au gaz plus de cinq fois plus émetteurs de CO2.
Renforcer le stockage
Il faut ensuite renforcer la robustesse de fonctionnement d’ensemble du système pour qu’il puisse assurer un rôle toujours plus efficace, que ce soit en termes d’équilibre entre production et consommation ou de prise en compte des modifications rapides de la production renouvelable intermittente.
On peut assurer tout ou partie de ces régulations grâce aux centrales hydrauliques, fossiles ou nucléaires.
Chauffe-eau à accumulation, une capacité de stockage à domicile.
On peut aussi choisir d’effacer la production renouvelable si elle trop forte et si elle met le système en danger, ou de renforcer la flexibilité ou la capacité d’effacement d’une partie de la consommation pour différentes durées, ou de renforcer la capacité de stockage centralisée ou décentralisée.
Ces diverses solutions techniques ont des coûts spécifiques et elles concernent des acteurs différents.
Des choix politiques
Le choix, ou plutôt l’équilibre entre ces solutions, est la conséquence de choix politiques et nécessite une vision systémique non seulement nationale mais aussi européenne.
En Europe, on observe depuis plus de dix ans une croissance des prix de l’électricité pour le citoyen, l’affichage d’un marché de l’électricité et la création de tarifs de rachat, la mise sur le même plan d’une finalité (– 20 % d’émissions de CO2) et de deux moyens (20% d’énergies renouvelables et 20 % d’amélioration de l’efficacité énergétique) et enfin l’instabilité des régulations du domaine de l’électricité (qui empêche les projets et la création d’emplois). N’y a‑t-il pas des leçons à tirer des succès et des erreurs des vingt ans de dérégulation ?
Une vision systémique nationale et européenne
Depuis bientôt un siècle, le pourcentage de l’électricité dans l’énergie finale utilisée par les hommes augmente : nous en sommes à 25 % en France, à 16 % en moyenne dans le monde même si plus d’un milliard de personnes n’y ont pas encore accès.
Le développement d’un système électrique « décarboné » est un moyen (le seul peut-être en l’état actuel des sciences et des techniques) de répondre aux enjeux du développement durable dans le domaine de l’énergie.
La priorité pour la « transition énergétique » en France n’est-elle pas d’agir à tous les niveaux, dans la maison et dans l’industrie comme dans les transports, pour accélérer l’électrification de notre pays en renforçant un mix électrique « décarboné », et cela au moindre coût pour nous tous ?