Un homme de notre siècle
On attend généralement au début d’une analyse critique que soit spécifié en peu de mots le “ genre littéraire ” auquel s’apparente l’ouvrage examiné. Je n’ai guère trouvé mieux que “ histoire d’une personne ”, traduisant maladroitement le titre de l’ouvrage récent de Katherine Graham Personal History.
Ce dernier ouvrage fut un bestseller de la fin des années quatre-vingt-dix, prix Pulitzer, ouvrage salué par l’ensemble de la critique comme sincère, émouvant, captivant, écrit par une personne qui, l’on s’en souvient, a joué un rôle important dans la vie politique américaine, notamment en dirigeant le Washington Post dans une période tourmentée et riche en événements.
La comparaison des deux ouvrages est frappante : même pari courageux de s’exprimer sans détour aussi bien sur la vie familiale que sur la vie intellectuelle et professionnelle, même format, plus de six cents pages dans les deux cas, même remarquable effort d’introspection. Quand on sait qu’il s’agit de deux personnes ayant dirigé deux importants organes de presse devenus des institutions (Le Monde et le Washington Post), on ne peut que souhaiter le même succès à Un homme de notre siècle qu’à Personal History.
À vrai dire, le pari de Jacques Lesourne est osé. Certes, comme il l’indique, ses “ diverses vies, professionnelle, familiale, publique, intellectuelle, furent aussi enlacées que les brins d’une corde de chanvre ”. C’est une voie difficile et exigeante qu’il a prise “ en acceptant d’évoquer vie conjugale et familiale, mais avec l’éclairage d’une lumière diffuse, suffisante pour conserver l’intégrité de l’être, trop faible pour révéler les détails d’une intimité que rien n’oblige à dévoiler ”. À cet égard, la comparaison avec Personal History reste frappante, Katherine Graham faisant état des mêmes exigences et des mêmes scrupules.
Ce choix, on le comprend, correspond aux attentes de la jeune génération : “ J’espère que ces mots, souhaités par mes enfants, résonneront dans le silence de leur lecture, comme des pas sur le sol d’une église. ” Des esprits chagrins s’indigneront peut-être que la section intitulée “ Odile (Madame Jacques Lesourne), Catherine et Justine (ses deux filles) ” se retrouve en sandwich entre deux autres intitulées pour l’une “ La SEMA, rue La Boétie ” et pour l’autre “ Les institutions de la Cinquième ”. Mais, c’est la loi d’un genre difficile, qui veut cela, et ce raccourci montre bien dans quel esprit l’ouvrage a été conçu.
Ces mots sans doute n’ont pas été écrits seulement pour les proches de l’auteur. Pour les plus anciens parmi les lecteurs, ils évoquent un monde oublié, qui paraît aujourd’hui lointain. Rappelez-vous, mes camarades, le temps des découpages et du Meccano ; souvenez-vous des séances de cinéma de quartier et de l’émerveillement devant les œuvres de Pagnol et Sacha Guitry. Et pour les plus jeunes, il y a dans les souvenirs de Jacques Lesourne comme une invitation à découvrir un monde révolu, bien loin des jouets électroniques et des possibilités aujourd’hui ouvertes à la Jet Society.
Mais bien au-delà de l’anecdote, cette “ personal history ” nous touche parce qu’elle fait écho à l’histoire de chacun d’entre nous. Non seulement comme des pas sur le sol d’une église, mais comme les échos d’un morceau d’orgue dans une cathédrale. J’ai été plus qu’ému à la lecture du récit de la mort du grand-père de Jacques ; mon grand-père aussi a vécu à la maison et sa mort m’a marqué. J’ai frémi en découvrant la relation à une mère, forte personnalité, de l’enfant, de l’adolescent et de l’adulte ; pour moi aussi ce fut parfois difficile. J’ai été touché par ce qui est dit – avec combien de pudeur – de l’amitié avec Georges Besse, peut-être simplement parce qu’il s’agissait d’une grande figure de notre temps.
Derrière ces pages se profile souvent une réflexion sur la mort. Le point d’orgue est un acte d’agnosticisme non ambigu dans les dernières lignes de l’ouvrage. Ce n’est pourtant pas le point final : la dernière phrase situe nos vies individuelles dans la perspective plus longue d’une continuité de nos ascendants à nos enfants et aux enfants de nos enfants.
Car l’histoire, la perspective historique, tient une place considérable dans la vie de Jacques Lesourne. Une Histoire dans laquelle se situent nos histoires personnelles. Une culture historique impressionnante transparaît au détour de bien des pages. Une culture qui appelle certes une bonne connaissance des faits, mais qui n’exclut pas les positions de synthèse, dans une perspective plus humaniste (Grousset, Toynbee) qu’idéologique (Marx ou même Braudel).
Lecteur attentif de Sauvy, Lesourne nous donne par exemple une vision pénétrante de la France entre les deux guerres qui aide à comprendre bien des malheurs d’aujourd’hui. Une conception de l’histoire où l’on refuse a priori de considérer une tranche de vie comme achevée. C’est là que le prospectiviste montre le bout de l’oreille comme dans cette attaque violente et un peu sibylline à la relecture de Guerre et Paix : “Une fresque sociale superbe au service d’un modèle historique de quatre sous. Tolstoï est tombé dans le piège : à qui refuse la prospective, le passé semble écrit d’avance puisqu’on ne peut en parler qu’après. ” De quoi faire plancher les candidats au baccalauréat de philosophie de l’an prochain !
Dans cette histoire avec un grand “H”, la vie professionnelle de Jacques Lesourne est riche de rebondissements et d’enseignements.
D’abord l’École polytechnique et le corps des Mines. Un régal, mes camarades ! La vie à l’École dans l’immédiat après-guerre, la première promotion à bénéficier des nouveaux “ caserts ”, les premières armes au sein d’un corps des Mines qui n’a guère évolué, l’émerveillement de l’auteur qui découvre un bon bout des États-Unis et un petit morceau du Japon. À ce stade, je n’ai qu’un conseil : lisez et prenez votre plaisir.
La seconde phase c’est la SEMA. Avec un environnement intellectuel “ tiré ” dans le domaine économique par quelques anciens de grand talent : Allais, Boiteux, Massé et quelques autres. La révolution néoclassique commence lentement à faire son chemin dans notre pays. C’est l’âge d’or du “ calcul économique ”, avec tous les espoirs que certains mettaient en lui.
Jacques Lesourne a le courage d’écrire sur un des sujets les plus difficiles : les aspects distributifs des choix économiques, un “ vrai sujet ”, dont on n’a pas fini de parler. La SEMA s’étend, s’ouvre à l’international ; le vocabulaire militaire du jeune Directeur général conquérant surprend quand il s’agit du développement du groupe en Belgique, en Espagne, au Royaume-Uni ou en Italie, mais il y a sans doute eu du Bonaparte dans le jeune Jacques Lesourne.
Puis, la phase de crise, les grandes manœuvres misérables des états-majors devant une nécessaire restructuration. Plutôt que rester en situation de canard boiteux, Jacques Lesourne amorce le premier grand virage de sa carrière et revient vers l’étude économique et la recherche.
C’est une chance pour le Conservatoire national des arts et métiers que Jacques Lesourne se trouve libre. À plus de cinquante ans, il met sur pied un enseignement et s’engage dans diverses dimensions de la recherche économique, dont la prospective (une sorte de rendezvous avec l’histoire). Lorsque le Secrétaire général de l’OCDE doit – sous la pression japonaise – lancer un projet global de prospective mondiale, le projet Interfuturs, Jacques Lesourne est l’homme de la situation. Avec une petite équipe, il s’impose et sous sa direction émerge une étude qui restera pendant plus de dix ans une référence essentielle.
La quatrième étape correspond à l’acceptation d’un nouveau challenge à soixante-deux ans à la tête du Monde. Le sentiment de jouer dans la cour des grands avec un accès direct au niveau des dirigeants de ce monde. En même temps la gestion délicate d’un grand journal qui n’a pas encore bien réalisé que la phase de vaches grasses est révolue et qu’il convient de procéder à des ajustements difficiles dans un environnement qui a changé très vite.
Jacques Lesourne aime ce métier, sa réputation d’exigence et d’intégrité s’y trouve confirmée et il transparaît à chaque ligne qu’il y est heureux. La fin de cette histoire vaut d’être lue avec attention pour comprendre comment les hommes à l’indépendance d’esprit affirmée sont plus que les autres confrontés à des coalitions médiocres qui finalement portent atteinte aux institutions les plus prestigieuses.
Le lecteur l’aura compris : c’est un ouvrage important, voire impressionnant, dont Jacques Lesourne nous fait aujourd’hui le cadeau. Le texte en est toujours intéressant, souvent profond, parfois émouvant.
Il faut dire que, comme beaucoup de majors de l’X, notre auteur a une excellente plume. Le style est précis, le choix des mots subtil sans jamais tourner à la pédanterie, le trait parfois foudroyant quand il s’agit d’estoquer. La description est méticuleuse et précise : les appartements de sa jeunesse et d’après, les paysages qu’il a contemplés ou devant lesquels il aimait à écrire, mais surtout les portraits.
L’art du portrait est difficile. Jacques Lesourne parvient à conserver aussi longtemps que possible l’a priori favorable à l’égard de son sujet, mais parfois, surtout lorsque le portrait fait suite à une rencontre en chair et en os, il atteint un niveau d’indignation qui ne peut être totalement endigué, et lorsque les digues se rompent, le trait de plume peut tuer. C’est un art très difficile que maîtrisent peu de journalistes ou d’hommes de plume. Jacques Lesourne y excelle souvent et, au fil des lignes, se profile parfois l’ombre de grands prédécesseurs, tel Viansson- Ponté.
Dans ses derniers chapitres, l’ouvrage renferme quelques pépites sur la vieillesse avec une réflexion faite de sagesse et de sérénité. Peut-être aussi un appel à une autre forme d’amour. Mais Jacques Lesourne est beaucoup trop réservé pour nous le dire sans détour.