Un journal de rue : L’Itinérant
Rodolphe Clauteaux :
Quand j’ai créé le journal en 1994, je travaillais à Voici dans le groupe Prisma. Un jour j’ai fait un reportage sur un journal de rue… Un bon reportage, le patron du journal m’avait séduit. Je n’avais pas remarqué qu’il s’agissait d’un journal à l’extrême du néorexisme.
D’avoir ainsi servi la soupe à ce type de journal m’a foutu en rogne. L’idée m’est venue de créer un journal exactement concurrent, dans le même secteur, avec les mêmes vendeurs.
Je voulais du journalisme professionnel, ni de droite ni de gauche, mais que des idées de gauche puissent être lues à la sortie des messes, et que des idées de droite puissent être lues aux Bourses du travail. Il devait aussi être hebdomadaire parce que je m’étais aperçu qu’un vendeur de Réverbère ou de Macadam ne travaillait que quatre à cinq jours par mois, après quoi il avait saturé son marché. Un hebdomadaire le ferait travailler quatre fois trois jours, et surtout cela permettait de le réintégrer au temps social.
C’est très important, je l’ai vérifié plus tard en faisant l’expérience d’être SDF pendant onze jours. De toute la journée de 7 heures du matin à 8 heures du soir, on n’a rien à foutre : on s’emmerde, on mendie, et on perd complètement le sens du temps.
Qui sont les vendeurs de L’Itinérant ?
Toute personne légalement en France peut venir.
On compte environ 700 vendeurs à Paris, des Roumains à 70 %, et 400 en province, Français à 90 %. Mais on vend autant de journaux en province qu’à Paris. Les vendeurs achètent le journal 50 centimes et le revendent 2 euros. Le journal tire à 40 000 exemplaires. On ne récupère pas les invendus.
En fait, le vendeur de L’Itinérant est une aristocratie parmi les SDF, un « exclu » qui dans sa tête n’en est pas un, il garde l’espoir.
Dans quelle mesure L’Itinérant permet de concrétiser cet espoir ? Ce n’est pas fabuleux. Je ne sais pas exactement, mais sur les quelque 6 000 vendeurs qui se sont succédé, peut-être une centaine se sont sortis de la misère. Je ne connais personnellement qu’une trentaine de cas.
Par exemple, en 1996 à Valence, j’ai souvenir d’un boulanger qui a largué son boulot et a divorcé. En 1997, après avoir fait le tour de tous ses amis il était à la rue. Il a vendu L’Itinérant pendant deux ans, puis a retrouvé du travail. J’ai reçu ensuite une lettre de ce type disant : « ça m’a permis de me laver, d’être rasé, de rester à la surface. » C’est toujours la même histoire.
Quelles sont les causes de l’exclusion ?
D’une part il n’y a plus de petits emplois, on ne peut plus être poinçonneur dans le métro. D’autre part l’entreprise a changé la donne, l’emploi est un bouton comme un autre sur le tableau de bord du chef d’entreprise.
Si jadis il fallait dix « tares psychophysiques » pour devenir un jour un exclu, aujourd’hui trois suffisent. Une enfance malheureuse, un diplôme moyen, de l’alcoolisme, une tendance au jeu ou un mauvais caractère, cela suffit pour qu’on perde son boulot trois ou quatre fois et alors c’est fini, on est éjecté du système.
Si on est marié la femme ne supporte pas l’inactivité de son mari. Et dans l’année qui suit, un divorce se produit. L’appartement reste à la femme et aux enfants.
Je parle de l’exclusion au masculin ! Car sur 10 exclus, il y a 9 hommes. Les femmes sont plus résistantes à l’exclusion, à la grande exclusion en particulier, parce que souvent elles sont mères de famille et protègent les enfants.
Donc, le divorce, la perte du logement, on tourne six mois chez des amis, et après c’est la rue. À partir de ce moment, des processus se mettent en place plus ou moins rapidement mais invariablement : on boit, on ne se lave plus, on ne se soigne pas, et c’est un processus irréversible dans la plupart des cas.
À cela s’ajoute, c’est assez horrible mais je crois que c’est vrai, une sorte de prédisposition à l’exclusion. J’ai parlé de trois tares mais c’est peut-être plus simplement qu’on a dans sa tête une prédisposition, un peu la même que pour rater son mariage ou entrer dans une secte, etc.
Si vous êtes ouvrier ça se traduira tout de suite par la rue. Cela touche moins les cadres supérieurs et bizarrement presque pas les artisans. Ceux-ci se récupèrent plus facilement, car même après six mois de chômage, ils gardent la maîtrise de leur métier.
Quels sont les combats de L’Itinérant ?
La ligne éditoriale de L’Itinérant n’est pas de se pencher sur les résultats de l’exclusion, mais d’en dénoncer les causes. Préconiser des solutions ce n’est pas notre rôle.
Par exemple, il y a quelques années nous avons fait une enquête dans une petite ville où la principale agence bancaire a changé de patron.
Le nouveau banquier a supprimé tous les comptes qui ne rapportaient pas suffisamment : des PME, des petits artisans… Du jour au lendemain, plus de comptes en banque, plus de découverts, d’où de nombreuses faillites. Autant d’emplois en moins, de familles sur le carreau, des milliers de personnes. Ce n’est pas l’OMC ou la Banque Mondiale, mais c’est l’ultralibéralisme dans toute sa pureté.
Nous avons aussi une importante activité d’échanges avec les prisonniers. Nous avons abonné une cinquantaine de maisons d’arrêt à L’Itinérant, et les lecteurs ont abonné environ 200 prisonniers. Beaucoup de lectrices sont correspondantes de prisonniers.
Un autre combat dont j’ai été responsable au départ, peut-être ai-je eu tort, c’est pour les condamnés à mort du Texas.
Qu’est-ce qui motive les lecteurs ?
Au départ, c’est certainement d’aider le vendeur. Ce n’est qu’après qu’ils s’intéressent au journal.
Le contenu peut dérouter. Dès le départ, dans notre petite équipe, nous avons vu que nous étions très différents les uns des autres. Moi je suis catholique pratiquant, il y en a un autre qui est musulman, un autre qui appartient à la LCR. Bien sûr, certains articles soulèvent des controverses, mais on a posé comme règle qu’on ne se censurerait pas mutuellement, qu’on discuterait après la publication.
Militants ? Nous sommes militants pour l’humain, contre l’injustice, contre la misère. Contre les causes qui mènent à la misère, qui font qu’on est moins humain.
Est-ce que vous avez des idées sur des initiatives à prendre pour lutter contre l’exclusion ?
Il y a pour cela un choix extraordinaire d’associations. Nous essayons seulement de faire comprendre que nous sommes rentrés dans un univers où l’homme a de moins en moins d’importance, par un grand nombre d’exemples. C’est un travail de journaliste.
2 Commentaires
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Tout service ne mérite pas salaire
De plus en plus, l’homme devient une source de profit pour l’homme.
Personnellement je supporte de moins en moins d’être considéré uniquement sous l’angle économique. Ainsi je viens encore de recevoir un appel téléphonique (mon correspondant adoptant ce ton commercial lénifiant, impersonnel si caractéristique…) de la part d’une énième grosse société s’informant sur mon mode de vie et mes habitudes de consommation… Ce genre d’appels téléphoniques brefs et efficaces à la courtoisie en carton-pâte et traités à la chaîne, irrespectueux de mon individualité, est une agression vénale de l’homme par l’homme, une atteinte profonde à la personne humaine conçue exclusivement comme source potentielle de profit.
Les puissants industriels qui entreprennent de telles enquêtes par voies téléphoniques ont même fini, à force de stratégies en marketing éprouvées, par s’imposer dans l’opinion publique comme une agréable, inoffensive, bienveillante efflorescence mercantile faisant partie du « paysage des télécommunications ». Aujourd’hui tout le monde trouve cela normal. Pas moi.
Avec les nouvelles lois de protection des symboles commerciaux, le renforcement des droits divers protégeant les intérêts strictement économiques des citoyens, des professionnels ou des industriels (COPYRIGHT sur INTERNET pour la moindre insignifiance, utilisation réglementée des logos, port et détention prohibés de produits imités ou falsifiés qui ne sont pas dangereux, interdiction de citer publiquement les marques), avec également les récentes lois sur le droit à l’image impliquant la possibilité d’intenter des procès aux « fautifs » et de leur réclamer des dommages et intérêts substantiels, la société devient obsédée par les rapports économiques qui relient – ou plutôt divisent, montent les uns contre les autres, voire en certains cas déchirent – ses membres.
La notion de gratuité, de service désintéressé par amour du prochain, par fraternité envers l’humanité perd de sa valeur dans notre société déstabilisée par le chômage, la vie chère, hantée par le besoin impérieux de stabilité professionnelle (ou purement et simplement par les gains matériels), au profit d’une conception des rapports humains basée sur le profit, le gain, le commerce. La publicité envahit tout. Douce ou agressive, subtile ou triviale, elle est omniprésente. Tout se vend, s’achète, se fait fructifier, prend une valeur économique. Sauf la gratuité du geste, évidemment.
La moindre image d’actualité, la plus petite idée issue de la rue, la dernière lessive, la prochaine rentrée littéraire : tout est appréhendé sous l’aspect mercantile. Tous acceptent le jeu du bénéfice financier, de la spéculation, de la rentabilité. Pas moi.
Aujourd’hui la notion de « providence », l’idée de s’abandonner « à la grâce de Dieu », ou le choix de prendre le large au gré des vents de la vie passent pour des folies, de l’inconscience, voire de l’héroïsme…
De nos jours tout ce qui a rapport à l’argent est scrupuleusement calculé (par exemple, la moindre heure de travail, chaque impôt, le plus petit dû, les bénéfices professionnels : tout est soigneusement consigné au centime près, enregistré par des machines officielles pour la vie entière du citoyen), et cette approche économique de l’existence a banni de nos mentalités l’esprit bohème, ce panache, cette hauteur de vue qu’adoptaient fréquemment nos aïeux marqués pendant des siècles par l’esprit paysan. Eux n’étaient pas aussi torturés que nous par le confort matériel, les signes de réussite sociale, l’avidité pour la consommation, beaucoup plus conscients de leur mortalité que nous, aveuglés que nous sommes par les mirages matériels qui nous entourent et excitent nos appétits temporels.
Comble du comble : même le bénévolat est aujourd’hui remit en question dans le principe de son fonctionnement. Il est en effet question de le rémunérer. Si cette idée aberrante aboutit, les bénévoles vont peut-être devenir des bénévoles rémunérés, voire dûment salariés…
En refusant d’adopter ces valeurs dominantes consistant à considérer presque tous les aspects de la vie par rapport à des rémunérations, gains et bénéfices divers (du pourboire obligatoire des lieux huppés que je refuse systématiquement jusqu’au sourire commercial de base que je méprise profondément en passant par les vendeurs de rêves frelatés que je boycotte résolument, sans oublier ma répulsion extrême pour la publicité et tous ses proxénètes et prostitués de la pensée, de la culture, de la sensibilité), je fais le choix de la dignité, de la liberté, de la hauteur.
Raphaël Zacharie de IZARRA
L’Itinérant : Annonces Légales
Bonjour, A noter que l’Itinérant est aussi habilité à publier des annonces légales, un acte citoyen des entreprises françaises et franciliennes qui peuvent soutenir par ce moyen l’action du journal. http://www.litinerant.fr