Un mathématicien aux prises avec le siècle
On ne sera sans doute pas surpris par les trois premiers mots de l’autobiographie de Laurent Schwartz : “ je suis mathématicien ”. Mais on le sera plus par le thème de l’avant-propos (qui est en fait le premier chapitre, donc le chapitre zéro comme il se doit d’un mathématicien) : “ le jardin d’Éden ”. Laurent Schwartz y parle de ce jardin d’Autouillet qu’il connut dès l’âge de 11 ans, et où encore aujourd’hui dit-il “ il y a plus de charme aux mathématiques qu’à Paris ”.
À propos d’oiseaux, d’arbres, de fleurs, de papillons, de souvenirs de famille, on retrouve toutes les caractéristiques auxquelles nous, ses amis, élèves et collègues, nous le reconnaissons : l’extraordinaire mémoire, l’amour de la nature, le goût des classifications et des dénominations, le style simple et clair, la précision des détails, les anecdotes jamais embellies, les digressions apparentes mais dont chacune a sa fonction, et jusqu’au “ timbre de sa voix ”.
L’organisation du texte, comme toujours chez Laurent Schwartz, est claire et astucieuse. Chronologie et thématique collaborent tout au long des 13 (14) chapitres regroupés en trois parties : “ années de jeunesse ”, “ au soleil de la science ”, “ au coeur du combat politique ”. C’est bien d’une vie entière, multiple, dont il s’agit, ou plutôt de trois vies qui s’entrecroisent : les mathématiques, la politique, les papillons.
Regrettons que la plupart des critiques aient choisi de ne parler que de très peu des thèmes abordés, en escamotant l’unité revendiquée par Laurent Schwartz, celle du mathématicien qui (dernier paragraphe, page 528) “ transport(e) (sa) rigueur de raisonnement dans la vie courante ”.
Les historiens disent que les siècles commencent en France aux années 15 : 1715, 1815, 1915. Et que le XXe a fini en 1989, lors de la chute du mur de Berlin. Laurent Schwartz, né en 1915 et bien parti pour entamer largement le XXIe, est donc par excellence un homme de ce siècle-ci, le siècle de la politique, des engagements et des illusions, et comme il l’écrit, “ aux prises ” avec lui.
Laurent Schwartz a souvent dit qu’il n’avait pas choisi de militer (pour le trotskysme, pour la réforme, pour les droits de l’homme), que cela s’était imposé à lui, quitte à l’empêcher de se consacrer à ses activités de prédilection, la recherche mathématique, “ le bonheur d’enseigner ”. Mais “ la découverte mathématique est subversive ” …
Dans le foisonnement de ce livre, on trouvera beaucoup de choses, en plus de l’histoire personnelle de Laurent Schwartz, de sa famille et de ses proches : de l’histoire tout court, des anecdotes, des mathématiques, des réflexions politiques, philosophiques, épistémologiques glissées ça et là, l’air de ne pas y toucher. Il est difficile de ne pas passer à la première personne, tout en sachant que chacun glanera sa propre récolte.
Pour rester sur le terrain mathématique, j’ai ainsi beaucoup aimé les remarques sur la découverte scientifique et la nature des mathématiques (voir par exemple p. 224 sq., 256, 260–266) ; j’ai été émerveillé de la capacité de Laurent Schwartz à reconstituer le cheminement qui l’a amené aux distributions (p. 227–250).
Naturellement, les lecteurs de La Jaune et la Rouge porteront une attention particulière au chapitre IX “ la réforme de l’École polytechnique ”. En une trentaine de pages, Laurent Schwartz y brosse l’histoire de ses années d’enseignement et de recherche à l’X, depuis sa nomination comme professeur en 1959 jusqu’à sa retraite en 1980. Là comme ailleurs, on pourra noter la retenue dont il fait preuve, comme à son habitude, dans la relation des combats considérables qu’il dût mener et du comportement de certains de ses opposants.
Avec l’humour qui lui est propre, il note pour conclure : “ Mais la vie est belle, et l’École polytechnique a résisté bon an mal an à la coexistence entre militaires, civils, professeurs, étudiants, chercheurs, secrétaires et moi ”.
Il est difficile de rendre compte d’un tel livre, qui n’est pas de ceux qu’on résume en quelques formules. Au sortir de ces cinq cents pages, qui paraissent bien courtes – on dit que l’original était plus de deux fois plus long – on reste un peu abasourdi, tout autant de la quantité considérable d’activités qu’a pu mener de front Laurent Schwartz, que de l’unité de vie qu’il a su malgré cela maintenir et de la constance de ses engagements.
“ Un homme libre ”, écrit-il, “ choisit toujours en définitive ce qu’il fait ”. Comme je ne peux conclure ce trop bref compte rendu sans penser d’abord comme lecteur à lui, le maître et l’ami (je n’aurais pas osé employer ce mot, s’il ne l’avait écrit lui-même), je n’emploierai pas à son sujet le mot de “ foi ”, qui choquerait l’athée, mais celui de “vertu ”, qui plaira au latiniste et au révolutionnaire.