Un nouvel âge d’or pour les mathématiques en entreprise ?

Dossier : ExpressionsMagazine N°700 Décembre 2014
Par Jean-Pierre BOURGUIGNON (X66)

Jean-Pierre Bourguignon, alors que des programmes informatiques de plus en plus performants traitent des données de plus en plus complexes, y a‑t-il encore besoin de mathématiciens dans les entreprises ?

J.-P.B. : Plus que jamais. Nous vivons même un moment his­to­rique. Pour le dire sim­ple­ment, les sec­teurs éco­no­miques qui mobi­lisent des mathé­ma­tiques avan­cées sont aujourd’hui bien plus nom­breux qu’il y a vingt ans.

Ils sont aus­si plus stra­té­giques parce que cor­res­pon­dant sou­vent à de nou­veaux domaines éco­no­miques à explorer.

Il y a trois ans, à l’université d’été du MEDEF, s’est tenu un ate­lier sur cette ques­tion ani­mé par Phi­lippe Mar­tin, alors direc­teur de la recherche chez Veo­lia. Il était appa­ru que les sec­teurs où on avait besoin d’ingénieurs à pro­fil mathé­ma­tique connais­saient une crois­sance consi­dé­rable avec l’apparition de nou­veaux métiers.

Dans son entre­prise où, il y a quelques années, les ingé­nieurs « matheux » repré­sen­taient 8 % à 10 % des effec­tifs, ils pour­raient en repré­sen­ter jusqu’à 20 % dans dix ans.

NOUVELLE ÉCONOMIE

Il faut faire la différence entre les secteurs économiques classiques, où des logiciels standardisés font une part croissante du travail, et des secteurs plus nouveaux, où le contenu mathématique mobilisé s’est élargi. Nous voyons aujourd’hui apparaître de nouveaux métiers et de nouveaux modèles économiques, dans lesquels, par exemple, les statistiques, le traitement d’images et le traitement des données jouent un rôle central.
Nous assistons à une collecte de données de plus en plus nombreuses, et leur transformation et leur exploitation par des processus mathématiques de très haut niveau donnant lieu à de nouvelles activités à valeur économique. Derrière les graphes, les images et les aides à la décision ou à la localisation, il y a des algorithmes complexes, qui sont au cœur de la création de valeur.

S’agit-il principalement de mathématiques appliquées ?

J.-P.B. : Pas seule­ment, car les avan­cées tech­no­lo­giques sti­mulent des tra­vaux de recherche en mathé­ma­tiques fon­da­men­tales, et des champs entiè­re­ment nou­veaux, comme le com­pres­sed sen­sing, mêlant sta­tis­tiques et trai­te­ment du signal, appa­raissent du côté de la théorie.

“ Les avancées technologiques stimulent des travaux de recherche en mathématiques fondamentales ”

En fait, dans ce nou­veau contexte, les mathé­ma­tiques fon­da­men­tales ne peuvent être dis­jointes de leurs applications.

Ce n’est pas une grande nou­veau­té : dans le monde aca­dé­mique, après une période d’hésitation au milieu du XXe siècle, l’école mathé­ma­tique fran­çaise a su gar­der les deux approches connec­tées. La par­tie la plus inno­vante du monde des entre­prises est en train de chan­ger de culture. Au-delà de Google et de spé­cia­listes des flux de don­nées, cer­taines socié­tés, comme Mer­cedes ou Sie­mens, sont en pointe.

La mise en œuvre de ces tech­no­lo­gies mobi­li­sant tou­jours plus de mathé­ma­tiques, au croi­se­ment de la recherche fon­da­men­tale et des appli­ca­tions, les matheux ayant ces com­pé­tences sont très recher­chés dans ces nou­veaux sec­teurs émer­gents. Actuel­le­ment, en France, ce sont les étu­diants ayant une for­ma­tion avan­cée en mathé­ma­tiques qui trouvent des emplois stables le plus rapidement.

Mais ces compétences, justement, ne sont-elles pas amenées en retour à évoluer, d’être ainsi placées au centre du jeu ?

J.-P.B. : Assu­ré­ment. Il est deve­nu essen­tiel que les mathé­ma­ti­ciens ayant une for­ma­tion avan­cée puissent échan­ger et se com­prendre avec des inter­lo­cu­teurs issus d’autres dis­ci­plines ou exer­çant d’autres métiers. La for­ma­tion clas­sique des matheux se posait peu ce genre de questions.

CAPTEURS INTELLIGENTS

Les capteurs intelligents sont au cœur du concept de ville interactive. Ils équipent déjà des objets connectés, dont le nombre va exploser dans les années à venir et qui portent en eux aussi une fonction de compression des données pour faciliter leur insertion dans un réseau.
Cela se fait au moyen de filtres dont la qualité ainsi que leur adaptation à la mission dévolue sont absolument décisives. Or ces filtres sont fondamentalement des algorithmes faisant appel à des mathématiques de divers types : la qualité du filtre et sa fonction exigent souvent qu’ils soient mathématiquement sophistiqués.

Dans le nou­veau para­digme, mar­qué par la conti­nui­té entre mathé­ma­tiques fon­da­men­tales et appli­ca­tions et par la per­ti­nence éco­no­mique de connais­sances mathé­ma­tiques, la ques­tion de la capa­ci­té d’échange est centrale.

C’est pour­quoi la place des mathé­ma­ti­ciens dans une entre­prise est aujourd’hui une ques­tion qu’il faut abor­der de plu­sieurs points de vue : il est de plus en plus évident que des entre­prises ont besoin d’eux, mais eux-mêmes, pour répondre à cette demande, sont appe­lés à déve­lop­per de nou­velles com­pé­tences, à modi­fier quelque peu leur iden­ti­té professionnelle.

Les matheux doivent désor­mais être capables de répondre à des demandes mul­tiples. Leur fonc­tion, de plus en plus, est d’identifier des approches, hors du domaine habi­tuel de tech­niques dis­po­nibles dans l’entreprise, per­met­tant de pro­po­ser des solutions.

Élargissements

On peut don­ner un autre exemple, qui atteste à la fois de la valeur ajou­tée asso­ciée aux mathé­ma­tiques et des choix stra­té­giques faits par cer­taines entreprises.

DES MATHÉMATICIENS DANS UNE ENTREPRISE INDUSTRIELLE

L’évolution en cours a déjà eu lieu dans certaines entreprises. Pour donner un exemple : un directeur de la recherche de l’une d’entre elles a constitué, il y a une dizaine d’années, une petite équipe de mathématiciens.
Au début, ils étaient peu sollicités mais, en quelques années, il a été reconnu que leur apport avait une grosse valeur ajoutée, au point d’être une des équipes les plus « rentables » (ils ne coûtent pas très cher en équipement), et ils reçoivent désormais des demandes de collègues venant de secteurs très différents de l’entreprise.
Cela les amène à s’intéresser à des disciplines et à des activités très diverses, beaucoup plus que ce qui était envisagé lors du lancement.

Das­sault Sys­tèmes (3DS) est une entre­prise qui conçoit et met en œuvre des sys­tèmes infor­ma­tiques, ini­tia­le­ment étroi­te­ment asso­ciés au monde de l’aéronautique.

Elle a connu un pre­mier grand suc­cès avec Catia, un logi­ciel uti­li­sé pour la concep­tion des avions. Celui-ci a ensuite été trans­for­mé en pro­gi­ciel, gérant un envi­ron­ne­ment de concep­tion, puis par exten­sion un envi­ron­ne­ment de construc­tion décen­tra­li­sé impli­quant de mul­tiples par­te­naires, qui pour­tant ne veulent pas tout par­ta­ger de leur savoir-faire, ce qui est extrê­me­ment délicat.

Cette inté­gra­tion est déter­mi­nante aus­si bien en termes de qua­li­té que de tenue des délais et des coûts. Tant la concep­tion que la construc­tion sont faites par plu­sieurs entre­prises, dont les acti­vi­tés sont inté­grées dans un ensemble infor­ma­tique néces­sai­re­ment d’une grande complexité.

La modé­li­sa­tion et l’intégration de toutes ces dimen­sions mobi­lisent des équipes inté­grant des mathé­ma­ti­ciens de haut niveau.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car Das­sault Sys­tèmes cherche aujourd’hui à se posi­tion­ner sur de nou­veaux mar­chés comme ceux liés à la ville intel­li­gente, avec l’ambition de four­nir à ses clients un outil infor­ma­tique qui intègre toutes les dimen­sions per­ti­nentes – des réseaux de trans­port à la bio­lo­gie envi­ron­ne­men­tale en pas­sant par les flux éner­gé­tiques, etc.

“ Les matheux doivent de plus en plus souvent être capables de répondre à des demandes multiples ”

Ce pro­jet com­prend bien sûr une par­tie infor­ma­tique au sens « clas­sique » du terme, mais aus­si une inté­gra­tion de connais­sances beau­coup plus fon­da­men­tales dans un modèle d’un autre ordre de sophistication.

Et là encore, on ne parle plus sim­ple­ment de faire du déve­lop­pe­ment logi­ciel au sens tra­di­tion­nel du terme mais de faire appel à des modèles mathé­ma­tiques de haut niveau. C’est ain­si qu’une entre­prise peut se déve­lop­per en se réin­ven­tant à par­tir de sa capa­ci­té de modé­li­sa­tion mathématique.

Nouveaux horizons

Les mathé­ma­ti­ciens se sont rap­pro­chés du cœur de l’activité au sein des entre­prises avec un tra­vail en prise directe avec les réa­li­tés éco­no­miques. C’est une évo­lu­tion consi­dé­rable. Il y a encore dix ans, on avait l’impression que, l’informatique aidant, les ingé­nieurs pour­raient oublier les mathé­ma­tiques qu’ils avaient apprises et dédier leur atten­tion au reste. La situa­tion est aujourd’hui bien dif­fé­rente : les maths ont gagné en importance.

Je ne suis pas sûr que les mathé­ma­ti­ciens aient pris toute la mesure de cette évo­lu­tion ; ils gagne­raient à élar­gir leur champ et à se mon­trer plus ambi­tieux. Il est fon­da­men­tal qu’ils soient curieux d’aller vers d’autres savoirs et capables de com­prendre des pro­blèmes – sou­vent mal posés. Car c’est de cela qu’est sou­vent faite la vie en entreprise.

Faut-il alors faire évoluer la formation des mathématiciens ?

ENJEU ÉCONOMIQUE

L’enjeu économique des mathématiques ne doit pas être sous-estimé. Et les exemples ne manquent pas. Le niveau de mathématiques intégré dans un produit comme un avion peut être un avantage compétitif. Je parlais récemment avec le directeur de la recherche de Nissan-Renault à Chennai. En Inde, l’enjeu principal est de produire des voitures peu chères tout en incluant des services de haut niveau comme celui de leur permettre d’éviter les embouteillages. Un élément différenciant déterminant, à grande valeur ajoutée, est de proposer des outils embarqués pour améliorer la navigation, ce qui peut être une contribution venant de mathématiques à inventer.

J.-P.B. : Sans aucun doute, en favo­ri­sant les échanges et en ména­geant dans leur cur­sus une ouver­ture vers d’autres dis­ci­plines. Il ne s’agit pas sim­ple­ment de déve­lop­per la curio­si­té intel­lec­tuelle des étu­diants mais bien de com­prendre les exi­gences de l’époque. C’est vrai pour les mathé­ma­tiques comme pour les autres disciplines.

La sophis­ti­ca­tion tech­no­lo­gique mobi­lise des com­pé­tences scien­ti­fiques plus pro­fondes et plus variées. Dans un GPS, par exemple, il y a des cor­rec­tions de rela­ti­vi­té générale.

Il y a vingt ans, à Stan­ford, j’avais été sur­pris de voir deux jeunes ingé­nieurs de l’aéronautique suivre les cours que je don­nais sur ce sujet. Mais ils avaient sim­ple­ment com­pris, avant les autres, que, au-delà de satis­faire leur curio­si­té, cela pour­rait être per­ti­nent pour leur futur métier.

Mais, s’il semble essentiel aujourd’hui de se frotter à d’autres disciplines, cela ne suffit pas toujours. Nicole El Karoui, dans un article paru dans ParisTech Review, pointait cette difficulté dans le domaine des mathématiques financières : il n’est pas facile, en quelques mois, de former des statisticiens de haut niveau qui aient aussi une bonne compréhension de l’économie financière.

J.-P.B. : Elle a rai­son. Met­tons les choses en pers­pec­tive. La finance est un domaine qu’il peut être inté­res­sant d’examiner, car la sophis­ti­ca­tion mathé­ma­tique de cer­tains pro­duits finan­ciers a été mise en cause dans la crise des sub­primes. Chaque banque d’investissement avait consti­tué son propre dépar­te­ment de quants, et déve­lop­pait des pro­duits adap­tés à son sec­teur prin­ci­pal d’activité, aux mar­chés aux­quels sa banque s’intéressait, en veillant jalou­se­ment à ce que les concur­rents ne puissent pas pro­fi­ter des infor­ma­tions collectées.

La sophis­ti­ca­tion mathé­ma­tique de cer­tains pro­duits finan­ciers a été mise en cause dans la crise des sub­primes© SLAVKO SEREDA – FOTOLIA

Or ces modèles étaient fon­dés sur l’exploitation de modèles sto­chas­tiques : pour qu’ils soient robustes, ils doivent être nour­ris par des séries sta­tis­tiques suf­fi­sam­ment signi­fi­ca­tives. Les don­nées ont été pri­va­ti­sées au lieu d’être mises en com­mun, et il s’en est notam­ment sui­vi que l’étude des risques n’a pas pu être pous­sée suf­fi­sam­ment loin.

La coexis­tence d’une sophis­ti­ca­tion théo­rique fon­dée sur du cal­cul sto­chas­tique et une pénu­rie de don­nées par­ta­gées ont cer­tai­ne­ment nour­ri la crise.

Les ban­quiers n’ont pas admis qu’il était de leur inté­rêt à moyen et long terme de par­ta­ger plus de don­nées pour aug­men­ter la sta­bi­li­té du système.

On peut en tirer plu­sieurs leçons : dans ce cas, la recherche a été com­plè­te­ment domi­née par la volon­té d’avoir des appli­ca­tions dans des cas par­ti­cu­liers sans lais­ser une place suf­fi­sante à une recherche plus théo­rique et plus glo­bale ; il est ensuite essen­tiel que les don­nées soient dans le domaine public – il s’agit ici clai­re­ment d’un bien commun.

Enfin, les matheux n’ont pas su se faire entendre. Il est essen­tiel que la com­mu­nau­té mathé­ma­tique déve­loppe sa propre réflexion sur l’usage fait des mathé­ma­tiques et puisse être enten­due, car les enjeux éco­no­miques asso­ciés aux tra­vaux de ses membres sont désor­mais considérables.

On peut entendre cela de deux façons. Pour les entre­prises, il y a un inté­rêt par­ti­cu­lier à faire « mon­ter » des matheux, afin que des com­pé­tences aus­si stra­té­giques soient repré­sen­tées au plus haut niveau. À l’envers, beau­coup de diri­geants font faire aux mathé­ma­ti­ciens, par simple igno­rance, des choses qui se révèlent dom­ma­geables pour l’entreprise au pre­mier chef, mais aus­si plus lar­ge­ment pour la socié­té, comme l’a révé­lé la crise finan­cière avec la géné­ra­li­sa­tion abu­sive de pro­duits mal contrôlés.

Mais le mes­sage s’adresse aus­si aux cher­cheurs mathé­ma­ti­ciens : ils forment une com­mu­nau­té très connec­tée d’environ 100 000 per­sonnes dans le monde par­ta­geant une même culture et ayant l’habitude de fonc­tion­ner en réseau.

“ Il est essentiel que les matheux ne renoncent pas à se faire entendre sans compromission ”

Ils doivent se don­ner les moyens de se faire entendre lorsque les enjeux l’exigent, lorsque sur un sujet majeur – le cli­mat, la finance, l’économie, etc. – des modèles mathé­ma­tiques sont mal uti­li­sés ou uti­li­sés de façon abusive.

Et, pour ce faire, ils doivent com­prendre l’intérêt majeur de dis­cu­ter, d’être à l’écoute et d’avoir une vue glo­bale de l’impact de leur discipline.

Un nombre signi­fi­ca­tif d’entre eux est désor­mais au cœur des entre­prises et de la trans­for­ma­tion du monde. Cela leur confère un pou­voir mais aus­si de nou­velles responsabilités.

Inter­view révi­sée par l’auteur après qu’une pre­mière ver­sion (non révi­sée) ait été publiée par Paris­Tech Review, qui a don­né son accord pour la reprise

VALORISER LES COMPÉTENCES

Certaines entreprises ont compris l’importance de valoriser les compétences strictement scientifiques de certains de leurs employés : dans certaines d’entre elles, les scientifiques référents ont accès aux mêmes échelles de salaire que les dirigeants.
Dans le même ordre d’idées, la forte reconnaissance dont bénéficient les docteurs et la place qu’ils occupent dans les plus hauts échelons de l’organigramme des entreprises allemandes est certainement un de leurs atouts.

Commentaire

Ajouter un commentaire

Semi­nairerépondre
15 avril 2019 à 9 h 01 min

Très sym­pa votre chro­nique. J’aime énor­mé­ment votre site

Répondre