Un nouvel élan pour l’industrie spatiale européenne
Si l’industrie spatiale européenne a de grands succès à son actif, elle est aujourd’hui confrontée à une série de défis. Des marchés qui évoluent, moins de satellites géostationnaires remplacés par des constellations de petits satellites, le New Space avec des acteurs disruptifs. L’Europe met donc en place les réorganisations nécessaires pour continuer à tenir son rôle.
S’appuyant sur un capital humain conséquent grâce à un système d’enseignement supérieur et de recherche publique efficace, l’Europe a développé une industrie spatiale performante et au plus haut niveau technologique mondial, malgré des financements institutionnels bien moindres que dans les autres grandes puissances spatiales (par exemple, les dépenses des acteurs institutionnels civils européens correspondent à 1⁄6e de leurs équivalents américains, et ce rapport est même de 1⁄20e pour les dépenses spatiales militaires).
Cette relative faiblesse de l’investissement public a d’ailleurs obligé l’industrie européenne à investir sur les marchés commerciaux (40 % de son chiffre d’affaires en 2016).
Des réalisations remarquables
L’Europe compte déjà à son actif de nombreuses réalisations d’envergure. Tout d’abord, l’Europe occupe la place de premier de la classe concernant les lancements dits « commerciaux » (ouverts à la concurrence) avec plus de 50 % de part de marché en 2016 pour les fusées Ariane.
Ensuite, elle a lancé Galileo, système de positionnement par satellite concurrent du GPS américain, du Glonass russe et du chinois Beidou, qui, malgré une longue gestation, garantit à l’Europe son indépendance stratégique et offre une précision pour le moment inégalée.
En matière d’observation de la Terre, son programme Copernicus avec ses satellites Sentinel, ainsi que des satellites de météorologie à la pointe de la technologie (programmes Météosat et MetOp) placent l’Europe au meilleur niveau mondial.
Dans le domaine militaire, elle s’est dotée d’une capacité d’observation avec très peu d’équivalents au monde en termes de précision (satellites optiques Helios et CSO en France, satellites radars SAR-Lupe et SARah en Allemagne, satellites radars Cosmo-SkyMed en Italie).
Elle a acquis une totale maîtrise de la chaîne de valeur du secteur des services de télécoms (et TV) par satellite, avec trois des sept acteurs mondiaux de la fabrication (Airbus Defence & Space, Thales Alenia Space et OHB SE), et trois grands opérateurs (SES Global, Inmarsat et Eutelsat).
REPÈRES
Longtemps dans l’ombre des grandes puissances spatiales américaine et soviétique, l’Europe a su, au long des dernières décennies, développer son outil industriel jusqu’à se hisser aux premiers rangs du secteur spatial mondial.
Selon l’association Eurospace, cette industrie a réalisé un chiffre d’affaires de 8,2 G€ en 2016 (en hausse de 9,4 % par rapport à 2015), et emploie plus de 40 000 personnes (Facts and Figures 2017).
Des atouts à mieux employer
Ces atouts d’aujourd’hui sont les fruits des décisions d’hier qui ont organisé et façonné l’outil industriel spatial européen.
Ce tissu industriel semble à première vue un atout pour profiter au mieux des nouvelles tendances et du fort potentiel de croissance du secteur. Mais face aux changements structurels qui s’annoncent, portés par un regain du secteur privé pour les activités spatiales autant que par un vent d’innovations conquérantes soufflant depuis la Silicon Valley, quelles sont les réponses possibles de l’industrie spatiale européenne ?
Le poids de l’histoire
Le secteur industriel européen actuel est le fruit des politiques industrielles passées. Politiques qui s’inscrivaient alors dans l’élan de la construction politique et économique européenne.
“Le spatial a un rôle décisif à jouer dans des enjeux majeurs de la société du XXIe siècle”
La création de l’Agence spatiale européenne (ESA), avec ses règles de retour géographique, a permis de façonner un outil industriel très dense et réparti dans les pays membres de l’Agence, avec l’avantage d’un véritable intérêt partagé pour le domaine spatial, y compris dans les plus petits États membres, mais parfois au détriment de l’efficacité (pas moins d’une vingtaine de sites pour produire Ariane 5).
Néanmoins, la forte exposition au marché commercial a souvent permis d’améliorer fortement la compétitivité.
Ainsi, dans un premier temps, l’industrie spatiale européenne s’est naturellement formée à partir des industries aéronautiques et de défense (Aérospatiale, Matra, Marconi, DASA, Alenia…).
À force de consolidation de ces industries, des groupes européens adossés aux grands groupes nationaux ont émergé (Airbus Defence & Space, Thales Alenia Space, ArianeGroup) mais aussi de nouveaux acteurs pure players (OHB).
De nouveaux défis technologiques et économiques
L’Europe a donc forgé un outil industriel performant, malgré des niveaux d’investissement public bien inférieurs à ses concurrents, dans un écosystème qui lui a assuré une certaine stabilité.
Mais plusieurs facteurs viennent bousculer cet équilibre. Le premier est le déclin structurel du marché commercial des satellites de télécommunications en orbite géostationnaire, dû à l’essor d’Internet au détriment des canaux de diffusion traditionnels de télévision (dont le satellite).
Le New Space
Le second défi est lié à l’émergence d’acteurs disruptifs, principalement de la Silicon Valley, venant de secteurs semblant très éloignés du spatial (Amazon, Google…) pour lesquels l’espace représente une extension « à la marge » de leurs activités, mais avec des moyens colossaux et des approches très novatrices.
C’est ce que l’on appelle le New Space, avec le credo que l’on peut faire du spatial avec des produits « sur étagère » en compensant une plus grande tolérance à la panne par un nombre plus grand de satellites, avec un besoin de couverture globale, que ce soit en matière d’observation (Planet) ou de télécommunications (One Web), lié au modèle mondial de leurs sponsors.
L’introduction des cubesats, petits satellites bon marché et standardisés dont les capacités ont grandement progressé avec la démocratisation de la microélectronique, permet le déploiement de nouvelles capacités avec des cycles rapides.
C’est ainsi que des sociétés nouvelles telles que Planet, EarthNow ou Spire tentent de conquérir des parts de marché en observation de la Terre avec des méthodes plus agiles, des cycles de renouvellement des infrastructures plus courts, et des business models plus en phase avec les technologies digitales d’aujourd’hui.
Avec le satellite météorologique Météosat l’Europe est au meilleur niveau mondial.
L’Union européenne a fait du spatial un enjeu stratégique européen, avec des programmes emblématiques comme Galileo.
Elon Musk, Jeff Bezos et les autres
Dans le secteur des lanceurs, l’émergence de la société SpaceX d’Elon Musk a créé une onde de choc. Très médiatisée, elle n’est néanmoins pas la seule. La société Blue Origin de Jeff Bezos arrive plus discrètement sur le marché mais est tout autant disruptive, sans compter les nombreux projets de minilanceurs (Rocket Lab, Vector…).
Le développement rapide de ces nouveaux acteurs marque l’arrivée, sur un terrain anciennement protégé et stable, d’acteurs utilisant à leur avantage toute la panoplie des outils et méthodes digitales pour révolutionner la chaîne de valeur.
Ces acteurs exercent une pression toujours plus importante sur des structures industrielles européennes, fruit de la guerre froide et de la logique du retour géographique. Cet essor est également marqué par l’arrivée d’acteurs privés dans des secteurs jusqu’ici purement régaliens.
Ainsi Planetary Resources et Deep Space Industries veulent-ils exploiter les ressources minières d’astéroïdes qu’ils auront préalablement identifiés et explorés !
Ce foisonnement de projets et d’idées souligne les retards du Vieux Continent concernant l’émergence de nouveaux acteurs face au leadership américain. En octobre 2017, sur 250 start-up spatiales ayant reçu un investissement privé, seules 70 sont européennes.
Une réponse européenne qui s’organise
Toutefois l’Europe du spatial ne reste pas passive et la réorganisation du secteur se met en place. La fusion des activités lanceurs d’Airbus et Safran a permis la création d’ArianeGroup, premier pas vers une rationalisation des activités industrielles de la chaîne lanceurs.
De plus, les projets de petits lanceurs émergent, portés par de grands groupes ou de petites structures, soutenus ou non par les pouvoirs publics.
Ces restructurations et nouveaux projets sont le début de la réponse européenne et dépassent le seul secteur des lanceurs. Le changement de culture est profond et marqué par différentes initiatives privées.
Depuis l’investissement et le support des grands groupes dans des start-up – comme la création d’Airbus Ventures en 2015 – à la participation active à des projets, le secteur privé européen investit et prend des risques, soutenant l’effort porté par le secteur public.
On constate l’émergence d’acteurs disruptifs comme OneWeb dans le domaine des télécommunications.
Recherche et exploration spatiale
Un autre exemple à l’actif de l’industrie spatiale européenne est son activité de recherche et d’exploration spatiale dont les récentes aventures de Thomas Pesquet dans la Station spatiale internationale, ou de la sonde Rosetta autour de la comète 67P/ Tchourioumov-Guérassimenko (de son petit nom « Tchouri »), ne sont que la partie émergée d’un iceberg dynamique et innovant.
Un contexte favorable
Le contexte européen est favorable à cette transformation. Tout d’abord, le spatial a un rôle décisif à jouer dans des enjeux majeurs de la société du XXIe siècle, comme le changement climatique ou la voiture autonome.
Ensuite, l’Union européenne a fait du spatial un enjeu stratégique européen, avec des programmes emblématiques comme Galileo et Copernicus. Enfin, il y a un réel effet d’entraînement sur la génération Z au travers d’aventures extraordinaires comme Rosetta ou le vol de Thomas Pesquet dans l’ISS (sans mentionner le buzz créé par Elon Musk autour de sa vision colonisatrice de Mars !), ce qui entraîne un engouement croissant et la création de start-up innovantes.
L’industrie spatiale européenne a donc tous les atouts pour relever les défis de demain, dans un secteur soumis à une pression toujours plus forte, à condition que les acteurs clés montrent leur faculté d’adaptation : capacité des acteurs privés à prendre en main leur propre écosystème industriel, capacité du secteur public à accompagner et encourager les nécessaires transformations.