Un petit voyage d’hiver
Mythiques
Mythiques
Ah ! les quatuors de Beethoven par le Quatuor de Budapest ! Un enregistrement mythique s’il en fut, comme les Suites de Bach par Casals ou Chopin par Samson François, mais à la différence près qu’il n’avait jamais – l’original, celui des années 40 sur 78 tours – été repiqué en CD. La “ remastérisation numérique ” faisant merveille, on peut aujourd’hui écouter dans d’excellentes conditions techniques l’équivalent, pour le quatuor, de ce que Richter a été au piano : la clarté spartiate, l’absolue perfection dans l’honnêteté absolue. Les deux premiers disques présentent trois des quatuors de l’Opus 18, le 3e Quatuor Razoumovski, le Serioso, et le rarissime (pourquoi ?) Quintette en ut majeur (1) ; sur les deux autres figurent quatre des cinq derniers, les 12, 14, 15 et 16 (2).
De Samson François, une compilation en deux CD réunit des enregistrements de 1956 à 1966(3) de pièces de Chopin qu’ont souvent entendues ceux qui ont eu la chance de l’écouter en concert : les Ballades 1 et 4, deux Polonaises dont la 6e, des Nocturnes, des Études, des Valses, la Sonate n° 2, le 2e Scherzo, notamment… À l’opposé de Richter (et de Toscanini, qui se vantait de diriger plusieurs fois la même symphonie de Beethoven dans le même temps, à la seconde près), c’était des interprétations de tous les dangers, en fonction de l’instant, sabotées ou expédiées si l’inspiration n’y était pas ou si le public n’était pas subjugué, ou géniales s’il était touché par la grâce, ce qui était souvent le cas. Pour le mélomane, aujourd’hui comme hier, une aventure irremplaçable.
Et une extraordinaire surprise : des Concertos de Mozart par Robert Casadesus et Georges Szell dirigeant le Columbia ou le Cleveland Symphony, les 12, 15, 17, 18, 20, et le Concerto pour deux pianos (avec Gaby Casadesus) (4). On ne connaissait pas, ou bien l’on avait oublié, cette manière cristalline, légère, un peu douceamère, très française, de jouer Mozart. Une merveille, qui est aux interprétations de style austro-germanique ce qu’un Bâtard-Montrachet est à un vin du Rhin.
Enfin, plus récents et toujours l’archétype du style français, subtil, enlevé et, en même temps un peu détaché, avec l’exigence de la perfection sans affectation, des enregistrements de l’âge d’or de l’Orchestre de Paris dirigé par Charles Munch, qui en fut le créateur et qui disparut un an après sa création : Ravel, notamment la 2e Suite de Daphnis et Chloé et la Rapsodie espagnole, jamais égalées depuis, et la Symphonie fantastique de Berlioz (5).
Isaac Stern
Heifetz, Oïstrakh, Milstein sont morts, mais Isaac Stern est bien vivant et il a enregistré coup sur coup, cette année, plusieurs disques dont les deux Quatuors avec piano de Mozart (6), avec Emmanuel Ax, Jaime Laredo et Yo-Yo Ma ; cinq Sonates de Mozart pour violon et clavier (7), et les deux Sonates de Bartok (8), ces deux derniers disques avec Yefim Bronfman.
Les deux quatuors de Mozart sont d’une extrême finesse contrapuntique, et parmi les plus plaisantes de ses oeuvres de musique de chambre. Les sonates sont, elles aussi, des oeuvres de salon, et tant pis si nous faisons un contresens sur la Sonate en mi mineur, œuvre apparemment désespérée, qui pour Mozart fut, en pratique, alimentaire : l’interprétation de Stern est rien moins que romantique, et sa linéarité même la rend plus émouvante encore. Quant aux deux sonates de Bartok, dures et fortes, elles sont, aujourd’hui encore, d’un modernisme qui en dit long sur le caractère visionnaire d’un compositeur contemporain de Ravel et Stravinsky, et elles pourraient illustrer le mal vivre des années 20 et le profond pessimisme de Bartok, tout comme les peintures des expressionnistes allemands, auxquels elles s’apparentent étrangement.
Quant à Stern, son jeu précis et nerveux n’a pas pris une ride.
Trois symphonies dévastatrices
À la même époque que celle où Bartok composait ses deux sonates, Chostakovitch, lui, orchestrait un arrangement de Tea for Two, qui accompagne, ainsi que les deux Jazz Suites (astucieuses et amusantes), la Symphonie 1905 (n° 11) sur un disque récent du Philadelphia Orchestra dirigé par Mariss Jansons (9). On a beaucoup glosé sur cette symphonie, qui serait une sorte de Requiem, non pour les ouvriers morts lors de la révolte de 1905 contre le tzar, mais pour les insurgés hongrois de 1956. L’important n’est pas là, mais dans l’extraordinaire pouvoir évocateur d’une musique taillée à la hache, comme souvent chez Chostakovitch : on écoute d’une traite et l’on en sort hagard, presque dévasté, comme après avoir vu l’un de ces films soviétiques du type l’Arc-en-ciel.
Dans le genre dévastateur, on ne peut guère faire mieux que Mahler dans sa 6e Symphonie, qui vient d’être éditée par Le Chant du Monde dans le cadre de l’intégrale par Svetlanov et l’Orchestre symphonique d’État de Russie (10). Dure, sombre et destructrice, elle est la moins jouée des symphonies de Mahler, mais non la moins intéressante. Mais le sommet absolu de la symphonie tragique est sans doute une autre 6e, celle de Tchaïkovski, enregistrée par Claudio Abbado en 1986 avec le Chicago Symphony, et publiée en CD il y a peu (11). Elle est archiconnue, mais Abbado la dirige sans emphase, et c’est cette absence de pathos qui confère à cette interprétation une force et un pouvoir émotionnel peu fréquents. À ne pas écouter un dimanche d’hiver sombre si vous avez du vague à l’âme.
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(1) 2 CD SONY Masterworks Heritage MH2K 62870.
(2) 2 CD SONY Masterworks Heritage MH2K 62873.
(3) 2 CD EMI 5 72242 2.
(4) 2 CD SONY SM2K 60043.
(5) 2 CD EMI Classics 5 72447 2.
(6) 2 CD SONY SK 66841.
(7) 2 CD SONY SK 61962.
(8) 1 CD SONY SK 69245.
(9) 1 CD EMI Classics 5 55601 2.
(10) 1 CD Chant du Monde RUS 288 135.
(11) 1 CD SONY SK 42368.