Un petit voyage d’hiver

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°529 Novembre 1997Rédacteur : Jean SALMONA (56)

Mythiques

Mythiques

Ah ! les qua­tuors de Bee­tho­ven par le Qua­tuor de Buda­pest ! Un enre­gis­tre­ment mythique s’il en fut, comme les Suites de Bach par Casals ou Cho­pin par Sam­son Fran­çois, mais à la dif­fé­rence près qu’il n’avait jamais – l’original, celui des années 40 sur 78 tours – été repi­qué en CD. La “ remas­té­ri­sa­tion numé­rique ” fai­sant mer­veille, on peut aujourd’hui écou­ter dans d’excellentes condi­tions tech­niques l’équivalent, pour le qua­tuor, de ce que Rich­ter a été au pia­no : la clar­té spar­tiate, l’absolue per­fec­tion dans l’honnêteté abso­lue. Les deux pre­miers disques pré­sentent trois des qua­tuors de l’Opus 18, le 3e Qua­tuor Razou­movs­ki, le Serio­so, et le raris­sime (pour­quoi ?) Quin­tette en ut majeur (1) ; sur les deux autres figurent quatre des cinq der­niers, les 12, 14, 15 et 16 (2).

De Sam­son Fran­çois, une com­pi­la­tion en deux CD réunit des enre­gis­tre­ments de 1956 à 1966(3) de pièces de Cho­pin qu’ont sou­vent enten­dues ceux qui ont eu la chance de l’écouter en concert : les Bal­lades 1 et 4, deux Polo­naises dont la 6e, des Noc­turnes, des Études, des Valses, la Sonate n° 2, le 2e Scher­zo, notam­ment… À l’opposé de Rich­ter (et de Tos­ca­ni­ni, qui se van­tait de diri­ger plu­sieurs fois la même sym­pho­nie de Bee­tho­ven dans le même temps, à la seconde près), c’était des inter­pré­ta­tions de tous les dan­gers, en fonc­tion de l’instant, sabo­tées ou expé­diées si l’inspiration n’y était pas ou si le public n’était pas sub­ju­gué, ou géniales s’il était tou­ché par la grâce, ce qui était sou­vent le cas. Pour le mélo­mane, aujourd’hui comme hier, une aven­ture irremplaçable.

Et une extra­or­di­naire sur­prise : des Concer­tos de Mozart par Robert Casa­de­sus et Georges Szell diri­geant le Colum­bia ou le Cle­ve­land Sym­pho­ny, les 12, 15, 17, 18, 20, et le Concer­to pour deux pia­nos (avec Gaby Casa­de­sus) (4). On ne connais­sait pas, ou bien l’on avait oublié, cette manière cris­tal­line, légère, un peu dou­cea­mère, très fran­çaise, de jouer Mozart. Une mer­veille, qui est aux inter­pré­ta­tions de style aus­tro-ger­ma­nique ce qu’un Bâtard-Mon­tra­chet est à un vin du Rhin.

Enfin, plus récents et tou­jours l’archétype du style fran­çais, sub­til, enle­vé et, en même temps un peu déta­ché, avec l’exigence de la per­fec­tion sans affec­ta­tion, des enre­gis­tre­ments de l’âge d’or de l’Orchestre de Paris diri­gé par Charles Munch, qui en fut le créa­teur et qui dis­pa­rut un an après sa créa­tion : Ravel, notam­ment la 2e Suite de Daph­nis et Chloé et la Rap­so­die espa­gnole, jamais éga­lées depuis, et la Sym­pho­nie fan­tas­tique de Ber­lioz (5).

Isaac Stern

Hei­fetz, Oïs­trakh, Mil­stein sont morts, mais Isaac Stern est bien vivant et il a enre­gis­tré coup sur coup, cette année, plu­sieurs disques dont les deux Qua­tuors avec pia­no de Mozart (6), avec Emma­nuel Ax, Jaime Lare­do et Yo-Yo Ma ; cinq Sonates de Mozart pour vio­lon et cla­vier (7), et les deux Sonates de Bar­tok (8), ces deux der­niers disques avec Yefim Bronfman.

Les deux qua­tuors de Mozart sont d’une extrême finesse contra­pun­tique, et par­mi les plus plai­santes de ses oeuvres de musique de chambre. Les sonates sont, elles aus­si, des oeuvres de salon, et tant pis si nous fai­sons un contre­sens sur la Sonate en mi mineur, œuvre appa­rem­ment déses­pé­rée, qui pour Mozart fut, en pra­tique, ali­men­taire : l’interprétation de Stern est rien moins que roman­tique, et sa linéa­ri­té même la rend plus émou­vante encore. Quant aux deux sonates de Bar­tok, dures et fortes, elles sont, aujourd’hui encore, d’un moder­nisme qui en dit long sur le carac­tère vision­naire d’un com­po­si­teur contem­po­rain de Ravel et Stra­vins­ky, et elles pour­raient illus­trer le mal vivre des années 20 et le pro­fond pes­si­misme de Bar­tok, tout comme les pein­tures des expres­sion­nistes alle­mands, aux­quels elles s’apparentent étrangement.

Quant à Stern, son jeu pré­cis et ner­veux n’a pas pris une ride.

Trois symphonies dévastatrices

À la même époque que celle où Bar­tok com­po­sait ses deux sonates, Chos­ta­ko­vitch, lui, orches­trait un arran­ge­ment de Tea for Two, qui accom­pagne, ain­si que les deux Jazz Suites (astu­cieuses et amu­santes), la Sym­pho­nie 1905 (n° 11) sur un disque récent du Phi­la­del­phia Orches­tra diri­gé par Mariss Jan­sons (9). On a beau­coup glo­sé sur cette sym­pho­nie, qui serait une sorte de Requiem, non pour les ouvriers morts lors de la révolte de 1905 contre le tzar, mais pour les insur­gés hon­grois de 1956. L’important n’est pas là, mais dans l’extraordinaire pou­voir évo­ca­teur d’une musique taillée à la hache, comme sou­vent chez Chos­ta­ko­vitch : on écoute d’une traite et l’on en sort hagard, presque dévas­té, comme après avoir vu l’un de ces films sovié­tiques du type l’Arc-en-ciel.

Dans le genre dévas­ta­teur, on ne peut guère faire mieux que Mah­ler dans sa 6e Sym­pho­nie, qui vient d’être édi­tée par Le Chant du Monde dans le cadre de l’intégrale par Svet­la­nov et l’Orchestre sym­pho­nique d’État de Rus­sie (10). Dure, sombre et des­truc­trice, elle est la moins jouée des sym­pho­nies de Mah­ler, mais non la moins inté­res­sante. Mais le som­met abso­lu de la sym­pho­nie tra­gique est sans doute une autre 6e, celle de Tchaï­kovs­ki, enre­gis­trée par Clau­dio Abba­do en 1986 avec le Chi­ca­go Sym­pho­ny, et publiée en CD il y a peu (11). Elle est archi­con­nue, mais Abba­do la dirige sans emphase, et c’est cette absence de pathos qui confère à cette inter­pré­ta­tion une force et un pou­voir émo­tion­nel peu fré­quents. À ne pas écou­ter un dimanche d’hiver sombre si vous avez du vague à l’âme.

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(1) 2 CD SONY Mas­ter­works Heri­tage MH2K 62870.
(2) 2 CD SONY Mas­ter­works Heri­tage MH2K 62873.
(3) 2 CD EMI 5 72242 2.
(4) 2 CD SONY SM2K 60043.
(5) 2 CD EMI Clas­sics 5 72447 2.
(6) 2 CD SONY SK 66841.
(7) 2 CD SONY SK 61962.
(8) 1 CD SONY SK 69245.
(9) 1 CD EMI Clas­sics 5 55601 2.
(10) 1 CD Chant du Monde RUS 288 135.
(11) 1 CD SONY SK 42368.

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