Salt Lake Ciry

Un pionnier des start-up

Dossier : TrajectoiresMagazine N°734 Avril 2018
Par Pierre HAREN (73)
Par Hervé KABLA (X84)

Célèbre pour avoir créé la socié­té ILOG sous l’é­gide de l’IN­RIA et l’a­voir bien reven­due à IBM, Pierre HAREN cofonde main­te­nant une start-up avec l’am­bi­tion de construire, avec l’aide de l’In­tel­li­gence Arti­fi­cielle, un modèle repre­sen­ta­tif du com­por­te­ment des mar­chés financiers. 

Pour beaucoup d’entre nous, tu incarnes ILOG. Peux-tu en rappeler les temps forts ?

Tout débute par la créa­tion en 1987 d’ILOG comme filiale de l’Inria. Les trois tech­no­lo­gies d’ILOG sont déter­mi­nées dans les trois pre­mières années : inter­faces gra­phiques, sys­tèmes à base de règles et opti­mi­sa­tion combinatoire. 

Les inter­faces gra­phiques per­mettent aux clients d’ILOG de construire des sys­tèmes d’affichage de mobiles sur fond car­to­gra­phique, pour le contrôle aérien fran­çais, la ges­tion des théâtres d’opérations mili­taires fran­çais ou japo­nais, la ges­tion d’usines de Nip­pon Steel ou d’installations por­tuaires à Sin­ga­pour, ain­si que des inter­faces dédiées à cer­tains métiers comme les dia­grammes de Gantt pour la pla­ni­fi­ca­tion de tâches, ou des graphes de dépen­dance des cal­cu­la­teurs embar­qués d’Airbus.

“ L’équipe d’ILOG faisait 850 personnes avec 35 nationalités différentes ”

Les sys­tèmes experts à base de règles per­mettent d’automatiser des tâches répé­ti­tives qui appliquent des consignes défi­nies : ges­tion de l’entretien rou­tier en France, super­vi­sion de tra­fic mari­time à Mar­seille ou Nantes, détec­tion de fraude pour les achats par cartes de cré­dit, ges­tion des alarmes de sys­tèmes de télé­com­mu­ni­ca­tions et bien d’autres applications. 

L’optimisation com­bi­na­toire per­met d’allouer auto­ma­ti­que­ment des res­sources sous contraintes : la ges­tion du plan­ning de main­te­nance des loco­mo­tives SNCF, l’allocation des quais aux trains en gare du Nord, la ges­tion des mou­ve­ments de conte­neurs sur le port de Sin­ga­pour, le cal­cul du prix des billets d’avion pour Del­ta Air Lines, l’allocation temps réel des mis­siles Patriot aux objec­tifs, et des cen­taines d’autres applications. 

Ces trois tech­no­lo­gies sont com­plé­men­taires et auto­risent le déve­lop­pe­ment rapide d’applications d’aide à la déci­sion très avan­cées, ce qui explique le suc­cès ini­tial d’ILOG.

Pous­sés par nos pre­miers clients, nous pre­nons le risque en 1992 de bas­cu­ler ces fonc­tion­na­li­tés de l’environnement Le-Lisp issu de l’Inria au monde des biblio­thèques en lan­gage C++, le nou­veau stan­dard américain. 

Le décol­lage de cette nou­velle gamme de pro­duits nous per­met de ren­trer en Bourse au Nas­daq en 1997, et de rache­ter un concur­rent amé­ri­cain, spé­cia­liste d’un domaine com­plé­men­taire de l’optimisation com­bi­na­toire, CPLEX. 

En 1999–2000, nous vivons une période folle : nos biblio­thèques gra­phiques dominent le monde des télé­coms, et notre offre d’optimisation sous-tend plus de 80 % du mar­ché de la ges­tion de la chaîne logis­tique (SCM). Et l’action passe de $7.5 à plus de $100 en deux mois, met­tant à mal le pro­jet avan­cé de rachat d’ILOG par Sie­bel Sys­tems et valo­ri­sant ILOG au som­met de la bulle à plus de $1,5 milliard. 

La chute bour­sière de 2000, l’explosion de cer­tains de nos plus gros clients (Nor­tel, I2) et l’arrivée du lan­gage Java nous forcent à chan­ger de nou­veau de stra­té­gie, pour retra­duire la plu­part de nos pro­duits dans ce lan­gage, et inven­ter le mar­ché des sys­tèmes de ges­tion de règles métier (BRMS), suc­ces­seur du mar­ché des « sys­tèmes experts » qui avait sus­ci­té des attentes en intel­li­gence arti­fi­cielle proches de celles géné­rées par le machine lear­ning actuel. 

Les BRMS démo­cra­tisent les sys­tèmes experts en per­met­tant à des spé­cia­listes métier de modi­fier eux-mêmes leurs règles et donc leurs cam­pagnes mar­ke­ting pour Yves Rocher, ou leur ges­tion des inci­dents de paie­ment pour la Socié­té Générale. 

Nous deve­nons le lea­der mon­dial du sec­teur en 2005, et atti­rons l’attention d’IBM qui nous rachète en 2008. Nous avions à l’époque un chiffre d’affaires annuel de $200 mil­lions et une tré­so­re­rie de $80 millions. 

Quels souvenirs te laisse cette époque ?

UN FONDS D’INVESTISSEMENT CRÉÉ PAR L’INRIA

Je suis heureux d’avoir conseillé au président de l’Inria de créer une structure de financement de l’innovation elle-même financée en partie par les plus-values réalisées grâce aux actions d’ILOG.
C’est ainsi qu’est né le fonds d’investissement I‑Source, qui a depuis aidé des dizaines de start-up issues de l’Inria.

Une for­mi­dable aven­ture humaine. L’équipe d’ILOG fai­sait 850 per­sonnes, sur la mai­son mère et 8 filiales, aux USA, à Sin­ga­pour, en Chine, et bien sûr en Europe. Nous avions quelque chose comme 35 natio­na­li­tés dif­fé­rentes, et un fort sen­ti­ment de groupe. 

Inven­ter des mar­chés, satis­faire des demandes extrêmes de clients impor­tants, avoir le sen­ti­ment d’être les pre­miers, à la fois en tech­no­lo­gie et en parts de mar­ché, c’est extrê­me­ment exal­tant. Réa­li­ser cet exploit avec un tel groupe dans le res­pect mutuel, voire l’admiration mutuelle, et avoir le sen­ti­ment d’aider la pla­nète, on ne peut pas rêver meilleur job. 

L’Inria gagne 30 M€ lors de la revente d’ILOG à IBM.
Un commentaire ?

Nous sommes tous fiers que l’Inria, donc l’État fran­çais, ait pu faire une telle plus-value grâce à ILOG. L’Inria avait four­ni les pro­duits ini­tiaux sous licence, un conseil d’administration de qua­li­té, un label. 

Et cela n’avait pas été sans mal, parce qu’au conseil d’administration de l’Inria tous n’étaient pas convain­cus en 1986 par l’idée de prendre une par­ti­ci­pa­tion majo­ri­taire (pour 875 000 francs, un peu plus de 130 000 euros) dans une entre­prise de logiciel. 

Il a fal­lu la force de convic­tion de Jacques-Louis Lions, puis d’Alain Ben­sous­san (60) pour convaincre le conseil d’administration, les minis­tères, etc. 

Comment se passe la vie d’un entrepreneur après la cession ?

Je pense que tous ont une expé­rience dif­fé­rente. Pour moi, il y a eu d’excellents moments grâce à IBM et à sa force de dis­tri­bu­tion qui a lar­ge­ment dif­fu­sé les tech­no­lo­gies d’ILOG dans le tis­su indus­triel mon­dial. Il y a eu aus­si des moments plus démo­ra­li­sants quand les déci­sions n’allaient pas dans le bon sens. 

J’ai tout essayé, dans Soft­ware Group, puis dans GBS, la struc­ture de conseil. L’emphase mar­ke­ting récente sur­ven­dant Wat­son et une cer­taine vision de l’intelligence arti­fi­cielle m’ont convain­cu qu’il était temps de partir. 

IBM de l’intérieur, c’est comment ?

Dans IBM, il y a un mélange éton­nant d’ingénieurs remar­quables et de diri­geants au pla­fond de leurs com­pé­tences. Il y a la com­plexi­té d’une entre­prise de plus de 350 000 per­sonnes ain­si que la coha­bi­ta­tion dif­fi­cile de l’existant avec des nou­veaux pro­duits, en hard­ware comme en soft­ware, dans un monde qui va de plus en plus vite. 


Salt Lake City, où est basée Cau­sa­li­ty Link. © KNOWLESGALLERY

Qu’est-ce qui t’a amené à te lancer dans une nouvelle aventure avec Causality Link ?

Il était dif­fi­cile de résis­ter à un conjonc­tion de cir­cons­tances : un cofon­da­teur bien plus jeune, mais extrê­me­ment com­pé­tent sur les archi­tec­tures dis­tri­buées en mode soft­ware as a ser­vice et la finance, Éric Jen­sen ; une idée ori­gi­nale uti­li­sant l’intelligence arti­fi­cielle en finance ; une capa­ci­té non négli­geable d’autofinancement pour évi­ter une dilu­tion pré­coce, et sur­tout la pos­si­bi­li­té d’attirer sur la région de Salt Lake City (nom­mée Sili­con Slopes) une équipe de spé­cia­listes de niveau mondial. 

Nous sommes une petite dizaine, mais cet effort de groupe est un vrai plai­sir, avec de nou­veau le sen­ti­ment d’une aven­ture tech­no­lo­gique et indus­trielle unique. 

Qu’apporte l’IA sur les marchés financiers ?

L’IA est très pré­sente sur les mar­chés finan­ciers, trop pour que j’essaie de dres­ser un pano­ra­ma. Nous nous concen­trons sur une par­tie du pro­blème, la com­pré­hen­sion des forces agi­tant ces mar­chés par l’agrégation du savoir de mil­liers d’acteurs.

Certains, comme Elon Musk, se défient de l’IA.
Qu’en penses-tu ?

Tout dépend de l’échelle de temps. Il faut lire l’excellent rap­port sur l’intelligence arti­fi­cielle de l’Académie des tech­no­lo­gies, rédi­gé par Yves Caseau. Et il faut aus­si lire en pré­am­bule Life 3.0 de Max Teg­mark qui pose bien ce pro­blème qui peut se pré­sen­ter dans dix ans, cent ans ou jamais. 

Sense of Markets
Making sense of markets
Mar­kets are des­cri­bed as vast quan­ti­ties of data. Data and sen­ti­ment alone can­not explain the past or pre­dict the future ; they are blind to causality

En quelques mots : si l’IA arrive à s’ auto­gé­né­rer à par­tir de l’invention d’une IA géné­rale (et non spé­ci­fique comme actuel­le­ment), et notam­ment à conce­voir et déve­lop­per de nou­velles machines pour son propre compte, ne ris­quons-nous pas d’ouvrir la boîte de Pan­dore et de perdre le contrôle de ce sys­tème du fait de la crois­sance expo­nen­tielle de ses facultés ? 

Je doute que ce moment arrive dans les trente ans à venir, mais j’accepte que le prin­cipe de pré­cau­tion exige que l’on se penche sur la ques­tion, parce que lorsqu’elle se pose­ra, nous n’aurons plus le temps néces­saire à la réflexion. 

Dans ce cas de figure, il semble qu’une condi­tion néces­saire sera de four­nir à cette IA géné­rique une empa­thie pour l’humain, selon la pre­mière règle d’Asimov, qui lui inter­dise de nuire psy­cho­lo­gi­que­ment ou maté­riel­le­ment à un humain. Ce qui éli­mine de fac­to les « robots tueurs ». 

Cela étant, l’humanité étant ce qu’elle est, on peut tou­jours comp­ter sur un dic­ta­teur pour ouvrir cette boîte de Pan­dore dès qu’il en aura les moyens… Il ne res­te­ra alors plus qu’à espé­rer que l’IA « rai­son­nable » du reste du monde sera suf­fi­sam­ment avan­cée pour trou­ver le moyen de contrer cette inévi­table IA déraisonnable. 

Le prochain crash boursier sera-t-il produit par une IA ?

Je ne le pense pas. Les crashs bour­siers sont tou­jours pro­duits par l’appât du gain des acteurs éco­no­miques et finan­ciers ain­si qu’une exu­bé­rance irra­tion­nelle des marchés. 

Pour le moment, l’IA n’exhibe aucun de ces défauts ! Nous espé­rons mon­trer avec Cau­sa­li­ty Link qu’en expli­ci­tant les fac­teurs déci­sion­nels de ce sys­tème, on peut le ratio­na­li­ser en par­tie et donc pré­ve­nir cer­tains mou­ve­ments irrationnels. 

Entreprendre aux USA, est-ce mieux qu’en France ?

La France a incroya­ble­ment chan­gé en trente ans, et c’est tant mieux. Aban­don­ner une car­rière du corps des Ponts et Chaus­sées pour aller créer une start-up était assez bizarre à l’époque.

Il y a main­te­nant une enthou­sias­mante pro­por­tion de jeunes qui veulent « faire » plus que « faire faire ». Il semble que le gou­ver­ne­ment et cer­tains acteurs indus­triels veuillent encou­ra­ger ces efforts, ce qui est nou­veau et louable. 

Par contre, je ne suis tou­jours pas cer­tain que « réus­sir » soit un mot qui passe bien en France. Quand nous avions créé l’association Crois­sance Plus en 1997, j’avais dû batailler pour ce troi­sième mot de notre slo­gan : « Inno­ver, Entre­prendre, Réussir ». 

Tant que la France ne sera pas fière de ses entre­pre­neurs qui réus­sissent, et donc créent des emplois et de la richesse pour tous, nous ne tire­rons pas le maxi­mum de ce que notre pays peut offrir à ses habi­tants, et au reste du monde. 

Et réus­sir n’est pas en conflit avec « par­ta­ger », comme cer­tains entre­pre­neurs US le démontrent avec la fon­da­tion Gates. Plus modes­te­ment, ILOG l’avait fait avec sa géné­reuse poli­tique de stock-options. 

Pour conclure, « Inno­ver, Entre­prendre, Réus­sir » que ce soit aux USA ou en France, c’est l’aventure exal­tante des temps modernes et quand on a la for­ma­tion scien­ti­fique et tech­nique de Poly­tech­nique, c’est une aven­ture dont on aurait tort de se priver !

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