Un pionnier des start-up
Célèbre pour avoir créé la société ILOG sous l’égide de l’INRIA et l’avoir bien revendue à IBM, Pierre HAREN cofonde maintenant une start-up avec l’ambition de construire, avec l’aide de l’Intelligence Artificielle, un modèle representatif du comportement des marchés financiers.
Pour beaucoup d’entre nous, tu incarnes ILOG. Peux-tu en rappeler les temps forts ?
Tout débute par la création en 1987 d’ILOG comme filiale de l’Inria. Les trois technologies d’ILOG sont déterminées dans les trois premières années : interfaces graphiques, systèmes à base de règles et optimisation combinatoire.
Les interfaces graphiques permettent aux clients d’ILOG de construire des systèmes d’affichage de mobiles sur fond cartographique, pour le contrôle aérien français, la gestion des théâtres d’opérations militaires français ou japonais, la gestion d’usines de Nippon Steel ou d’installations portuaires à Singapour, ainsi que des interfaces dédiées à certains métiers comme les diagrammes de Gantt pour la planification de tâches, ou des graphes de dépendance des calculateurs embarqués d’Airbus.
“ L’équipe d’ILOG faisait 850 personnes avec 35 nationalités différentes ”
Les systèmes experts à base de règles permettent d’automatiser des tâches répétitives qui appliquent des consignes définies : gestion de l’entretien routier en France, supervision de trafic maritime à Marseille ou Nantes, détection de fraude pour les achats par cartes de crédit, gestion des alarmes de systèmes de télécommunications et bien d’autres applications.
L’optimisation combinatoire permet d’allouer automatiquement des ressources sous contraintes : la gestion du planning de maintenance des locomotives SNCF, l’allocation des quais aux trains en gare du Nord, la gestion des mouvements de conteneurs sur le port de Singapour, le calcul du prix des billets d’avion pour Delta Air Lines, l’allocation temps réel des missiles Patriot aux objectifs, et des centaines d’autres applications.
Ces trois technologies sont complémentaires et autorisent le développement rapide d’applications d’aide à la décision très avancées, ce qui explique le succès initial d’ILOG.
Poussés par nos premiers clients, nous prenons le risque en 1992 de basculer ces fonctionnalités de l’environnement Le-Lisp issu de l’Inria au monde des bibliothèques en langage C++, le nouveau standard américain.
Le décollage de cette nouvelle gamme de produits nous permet de rentrer en Bourse au Nasdaq en 1997, et de racheter un concurrent américain, spécialiste d’un domaine complémentaire de l’optimisation combinatoire, CPLEX.
En 1999–2000, nous vivons une période folle : nos bibliothèques graphiques dominent le monde des télécoms, et notre offre d’optimisation sous-tend plus de 80 % du marché de la gestion de la chaîne logistique (SCM). Et l’action passe de $7.5 à plus de $100 en deux mois, mettant à mal le projet avancé de rachat d’ILOG par Siebel Systems et valorisant ILOG au sommet de la bulle à plus de $1,5 milliard.
La chute boursière de 2000, l’explosion de certains de nos plus gros clients (Nortel, I2) et l’arrivée du langage Java nous forcent à changer de nouveau de stratégie, pour retraduire la plupart de nos produits dans ce langage, et inventer le marché des systèmes de gestion de règles métier (BRMS), successeur du marché des « systèmes experts » qui avait suscité des attentes en intelligence artificielle proches de celles générées par le machine learning actuel.
Les BRMS démocratisent les systèmes experts en permettant à des spécialistes métier de modifier eux-mêmes leurs règles et donc leurs campagnes marketing pour Yves Rocher, ou leur gestion des incidents de paiement pour la Société Générale.
Nous devenons le leader mondial du secteur en 2005, et attirons l’attention d’IBM qui nous rachète en 2008. Nous avions à l’époque un chiffre d’affaires annuel de $200 millions et une trésorerie de $80 millions.
Quels souvenirs te laisse cette époque ?
UN FONDS D’INVESTISSEMENT CRÉÉ PAR L’INRIA
Je suis heureux d’avoir conseillé au président de l’Inria de créer une structure de financement de l’innovation elle-même financée en partie par les plus-values réalisées grâce aux actions d’ILOG.
C’est ainsi qu’est né le fonds d’investissement I‑Source, qui a depuis aidé des dizaines de start-up issues de l’Inria.
Une formidable aventure humaine. L’équipe d’ILOG faisait 850 personnes, sur la maison mère et 8 filiales, aux USA, à Singapour, en Chine, et bien sûr en Europe. Nous avions quelque chose comme 35 nationalités différentes, et un fort sentiment de groupe.
Inventer des marchés, satisfaire des demandes extrêmes de clients importants, avoir le sentiment d’être les premiers, à la fois en technologie et en parts de marché, c’est extrêmement exaltant. Réaliser cet exploit avec un tel groupe dans le respect mutuel, voire l’admiration mutuelle, et avoir le sentiment d’aider la planète, on ne peut pas rêver meilleur job.
L’Inria gagne 30 M€ lors de la revente d’ILOG à IBM.
Un commentaire ?
Nous sommes tous fiers que l’Inria, donc l’État français, ait pu faire une telle plus-value grâce à ILOG. L’Inria avait fourni les produits initiaux sous licence, un conseil d’administration de qualité, un label.
Et cela n’avait pas été sans mal, parce qu’au conseil d’administration de l’Inria tous n’étaient pas convaincus en 1986 par l’idée de prendre une participation majoritaire (pour 875 000 francs, un peu plus de 130 000 euros) dans une entreprise de logiciel.
Il a fallu la force de conviction de Jacques-Louis Lions, puis d’Alain Bensoussan (60) pour convaincre le conseil d’administration, les ministères, etc.
Comment se passe la vie d’un entrepreneur après la cession ?
Je pense que tous ont une expérience différente. Pour moi, il y a eu d’excellents moments grâce à IBM et à sa force de distribution qui a largement diffusé les technologies d’ILOG dans le tissu industriel mondial. Il y a eu aussi des moments plus démoralisants quand les décisions n’allaient pas dans le bon sens.
J’ai tout essayé, dans Software Group, puis dans GBS, la structure de conseil. L’emphase marketing récente survendant Watson et une certaine vision de l’intelligence artificielle m’ont convaincu qu’il était temps de partir.
IBM de l’intérieur, c’est comment ?
Dans IBM, il y a un mélange étonnant d’ingénieurs remarquables et de dirigeants au plafond de leurs compétences. Il y a la complexité d’une entreprise de plus de 350 000 personnes ainsi que la cohabitation difficile de l’existant avec des nouveaux produits, en hardware comme en software, dans un monde qui va de plus en plus vite.
Salt Lake City, où est basée Causality Link. © KNOWLESGALLERY
Qu’est-ce qui t’a amené à te lancer dans une nouvelle aventure avec Causality Link ?
Il était difficile de résister à un conjonction de circonstances : un cofondateur bien plus jeune, mais extrêmement compétent sur les architectures distribuées en mode software as a service et la finance, Éric Jensen ; une idée originale utilisant l’intelligence artificielle en finance ; une capacité non négligeable d’autofinancement pour éviter une dilution précoce, et surtout la possibilité d’attirer sur la région de Salt Lake City (nommée Silicon Slopes) une équipe de spécialistes de niveau mondial.
Nous sommes une petite dizaine, mais cet effort de groupe est un vrai plaisir, avec de nouveau le sentiment d’une aventure technologique et industrielle unique.
Qu’apporte l’IA sur les marchés financiers ?
L’IA est très présente sur les marchés financiers, trop pour que j’essaie de dresser un panorama. Nous nous concentrons sur une partie du problème, la compréhension des forces agitant ces marchés par l’agrégation du savoir de milliers d’acteurs.
Certains, comme Elon Musk, se défient de l’IA.
Qu’en penses-tu ?
Tout dépend de l’échelle de temps. Il faut lire l’excellent rapport sur l’intelligence artificielle de l’Académie des technologies, rédigé par Yves Caseau. Et il faut aussi lire en préambule Life 3.0 de Max Tegmark qui pose bien ce problème qui peut se présenter dans dix ans, cent ans ou jamais.
Making sense of markets
Markets are described as vast quantities of data. Data and sentiment alone cannot explain the past or predict the future ; they are blind to causality
En quelques mots : si l’IA arrive à s’ autogénérer à partir de l’invention d’une IA générale (et non spécifique comme actuellement), et notamment à concevoir et développer de nouvelles machines pour son propre compte, ne risquons-nous pas d’ouvrir la boîte de Pandore et de perdre le contrôle de ce système du fait de la croissance exponentielle de ses facultés ?
Je doute que ce moment arrive dans les trente ans à venir, mais j’accepte que le principe de précaution exige que l’on se penche sur la question, parce que lorsqu’elle se posera, nous n’aurons plus le temps nécessaire à la réflexion.
Dans ce cas de figure, il semble qu’une condition nécessaire sera de fournir à cette IA générique une empathie pour l’humain, selon la première règle d’Asimov, qui lui interdise de nuire psychologiquement ou matériellement à un humain. Ce qui élimine de facto les « robots tueurs ».
Cela étant, l’humanité étant ce qu’elle est, on peut toujours compter sur un dictateur pour ouvrir cette boîte de Pandore dès qu’il en aura les moyens… Il ne restera alors plus qu’à espérer que l’IA « raisonnable » du reste du monde sera suffisamment avancée pour trouver le moyen de contrer cette inévitable IA déraisonnable.
Le prochain crash boursier sera-t-il produit par une IA ?
Je ne le pense pas. Les crashs boursiers sont toujours produits par l’appât du gain des acteurs économiques et financiers ainsi qu’une exubérance irrationnelle des marchés.
Pour le moment, l’IA n’exhibe aucun de ces défauts ! Nous espérons montrer avec Causality Link qu’en explicitant les facteurs décisionnels de ce système, on peut le rationaliser en partie et donc prévenir certains mouvements irrationnels.
Entreprendre aux USA, est-ce mieux qu’en France ?
La France a incroyablement changé en trente ans, et c’est tant mieux. Abandonner une carrière du corps des Ponts et Chaussées pour aller créer une start-up était assez bizarre à l’époque.
Il y a maintenant une enthousiasmante proportion de jeunes qui veulent « faire » plus que « faire faire ». Il semble que le gouvernement et certains acteurs industriels veuillent encourager ces efforts, ce qui est nouveau et louable.
Par contre, je ne suis toujours pas certain que « réussir » soit un mot qui passe bien en France. Quand nous avions créé l’association Croissance Plus en 1997, j’avais dû batailler pour ce troisième mot de notre slogan : « Innover, Entreprendre, Réussir ».
Tant que la France ne sera pas fière de ses entrepreneurs qui réussissent, et donc créent des emplois et de la richesse pour tous, nous ne tirerons pas le maximum de ce que notre pays peut offrir à ses habitants, et au reste du monde.
Et réussir n’est pas en conflit avec « partager », comme certains entrepreneurs US le démontrent avec la fondation Gates. Plus modestement, ILOG l’avait fait avec sa généreuse politique de stock-options.
Pour conclure, « Innover, Entreprendre, Réussir » que ce soit aux USA ou en France, c’est l’aventure exaltante des temps modernes et quand on a la formation scientifique et technique de Polytechnique, c’est une aventure dont on aurait tort de se priver !