Centrale nucléaire de Tchernobyl.

Un point de vue critique

Dossier : Le dossier nucléaireMagazine N°569 Novembre 2001
Par Bernard LAPONCHE (57)
Par Bernard LEROUGE (52)

Comme nous en sommes convenus, je te propose de suivre ton itinéraire professionnel, ce qui nous permettra de suivre les événements intervenus en matière d’énergie nucléaire tout au long des quarante dernières années. Tu es entré au CEA dès la sortie de l’X ; peux-tu nous dire ce qui t’a motivé à l’époque et ce que tu y as fait ?

Comme nous en sommes convenus, je te propose de suivre ton itinéraire professionnel, ce qui nous permettra de suivre les événements intervenus en matière d’énergie nucléaire tout au long des quarante dernières années. Tu es entré au CEA dès la sortie de l’X ; peux-tu nous dire ce qui t’a motivé à l’époque et ce que tu y as fait ?

Je suis sor­ti de l’É­cole et de deux années de ser­vice mili­taire à l’au­tomne 1961 et je suis entré au CEA parce que, lorsque j’é­tais à l’X, j’é­tais inté­res­sé par une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle dans le domaine des rela­tions inter­na­tio­nales entre scien­ti­fiques et que mon pro­fes­seur de phy­sique, Leprince-Rin­guet, m’a­vait conseillé, pour connaître un peu mieux la science fran­çaise d’al­ler à Saclay chez Jules Horowitz. 

C’é­tait, selon lui, le meilleur endroit pour connaître cette science. J’ai donc tra­vaillé au Ser­vice de phy­sique mathé­ma­tique dans le domaine de la neu­tro­nique des réac­teurs nucléaires. J’ai sui­vi les cours de troi­sième cycle de phy­sique des réac­teurs et ai pré­pa­ré, sous la direc­tion d’Ho­ro­witz, une thèse de doc­teur ès sciences por­tant sur les réac­teurs de la filière UNGG (ura­nium natu­rel, gra­phite gaz) qui était alors en plein développement. 

Cette pre­mière par­tie de mon par­cours pro­fes­sion­nel s’est ache­vé au début des années 1970 avec un tra­vail un peu plus large car j’é­tais res­pon­sable d’un groupe d’é­tudes et repré­sen­tait la France au Comi­té Europe-Amé­rique de phy­sique des réac­teurs, ce qui m’a per­mis d’é­lar­gir au plan inter­na­tio­nal mes connais­sances dans ce domaine. 

Je peux dire que cette pre­mière étape de ma vie pro­fes­sion­nelle m’a beau­coup intéressé. 

Mais je me suis aper­çu plus tard que les acti­vi­tés dans ce sec­teur étaient très com­par­ti­men­tées. Ni par infor­ma­tion orga­ni­sée ni à vrai dire par curio­si­té, je n’ai eu connais­sance à cette époque des pro­blèmes que posaient la sûre­té nucléaire ou les déchets, et encore moins des ques­tions éner­gé­tiques géné­rales. Je pense que cette culture éner­gé­tique géné­rale a beau­coup man­qué par la suite au CEA qui s’est main­te­nu dans une posi­tion de défen­seur incon­di­tion­nel de l’éner­gie nucléaire. 

Il est vrai que, jeunes physiciens, nous n’avions pas encore une vue d’ensemble de tous les problèmes que posait cette nouvelle technique et nous confinions-nous dans les aspects que nous jugions » nobles « , mais cela ne signifie pas que d’autres ne s’en préoccupaient pas. Peut-être faut-il évoquer maintenant les événements de Mai 68 où tu t’es pas mal engagé.

Effec­ti­ve­ment, en Mai 68, j’ai été par­mi ceux qui ont été assez actifs, puisque j’ai été membre des dif­fé­rents conseils d’u­ni­té de ser­vice, dépar­te­ment et direc­tion du centre de Saclay. J’ai décou­vert ain­si l’ac­ti­vi­té mili­tante et l’ac­ti­vi­té syn­di­cale. Mais il faut noter que les reven­di­ca­tions étaient alors de carac­tère social et on peut dire liber­taire, sans por­ter sur les pro­blèmes nucléaires. 

Il faut se rap­pe­ler d’a­bord que dans cette période des années soixante le CEA avait déjà une très forte res­pon­sa­bi­li­té dans les ques­tions mili­taires. Les scien­ti­fiques de Saclay fai­saient une très grande dis­tinc­tion entre nucléaire civil et nucléaire mili­taire. La pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té nucléaire et la recherche fon­da­men­tale appa­rais­saient dans leur tête, par contraste, comme le côté très posi­tif des choses. Aux yeux des phy­si­ciens de la géné­ra­tion qui me pré­cé­dait, le nucléaire civil était a prio­ri auréo­lé d’une jus­ti­fi­ca­tion morale. 

Je vou­drais, à ce pro­pos, dire qu’on a pré­ten­du à tort que la malé­dic­tion du nucléaire avait été ses appli­ca­tions mili­taires et qu’elles avaient jeté le dis­cré­dit sur les appli­ca­tions civiles. Je crois que c’est tout le contraire. Le nucléaire civil a eu une image très posi­tive parce que c’é­tait l’a­tome pour la paix (je fais réfé­rence au grand dis­cours d’Ei­sen­ho­wer de 1954). Pour les scien­ti­fiques c’é­tait l’oc­ca­sion de mon­trer, dans la tra­di­tion de Joliot et des pre­mières décou­vertes, que l’a­tome n’é­tait pas seule­ment la bombe et des moyens de des­truc­tion, mais quelque chose qui pou­vait être mis au ser­vice de la paix. 

Nous avons tous été très sen­sibles à cet argu­ment, à com­men­cer bien sûr par les grands scien­ti­fiques des années qua­rante. Il y avait donc un côté rédemp­teur dans l’u­ti­li­sa­tion civile de l’atome. 

Mais il faut dire aus­si que l’éner­gie nucléaire au plan mon­dial, et le CEA en par­ti­cu­lier, ont énor­mé­ment pro­fi­té du fait qu’elle jouait un rôle essen­tiel dans le domaine mili­taire. Il n’existe pas d’autre source d’éner­gie pour laquelle les États aient consa­cré autant de moyens. Si le nucléaire n’a­vait été que civil, on n’au­rait pas eu un CEA aus­si puissant. 

Enfin, au niveau indus­triel, il est frap­pant de consta­ter que toutes les tech­niques qui ont été uti­li­sées pour le nucléaire civil avaient d’a­bord été mises au point pour le nucléaire mili­taire, qu’il s’a­gisse de l’en­ri­chis­se­ment (qui a per­mis de dis­po­ser d’u­ra­nium enri­chi à bas prix), de la tech­nique des réac­teurs à eau pres­su­ri­sée (venue des sous-marins), du retrai­te­ment (per­met­tant la récu­pé­ra­tion du plutonium). 

Cela a été par consé­quent un grand avan­tage au début, aux plans tech­nique et éco­no­mique. Mais je pense aus­si que ça a été un han­di­cap parce que, jus­te­ment, si le nucléaire avait été déve­lop­pé uni­que­ment à des fins civiles, des consi­dé­ra­tions de sûre­té, d’é­co­no­mie, de ges­tion des déchets auraient pro­ba­ble­ment été mieux prises en compte dès le début, alors que là, on est entré dans un sys­tème dont les tech­niques étaient impo­sées par le poids du passé. 

Sur le plan du nucléaire civil, le CEA était encore en 1968 un lieu de certitude. 

Jusqu’à l’année suivante seulement car en 1969 un événement capital survient avec la mise en cause de la filière » française » UNGG.

À par­tir de 1968, j’ai donc mené à la fois des acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles et des acti­vi­tés mili­tantes de syndicaliste. 

La pre­mière fois que des pro­blèmes se sont posés, c’est en 1969, lorsque EDF puis le gou­ver­ne­ment ont déci­dé que la filière UNGG sur laquelle nous avions tra­vaillé serait aban­don­née. Cela a été un coup de ton­nerre pour le CEA et cela a entraî­né un grand plan social. Près de 3 000 per­sonnes ont quit­té le Com­mis­sa­riat, sur­tout à Marcoule. 

Beau­coup de per­sonnes ont pris posi­tion pour défendre cette filière à laquelle étaient liées beau­coup d’ac­ti­vi­tés du cycle du com­bus­tible qui occu­paient un per­son­nel très impor­tant. Cela m’a ame­né à abor­der des pro­blèmes non scien­ti­fiques, des pro­blèmes d’é­co­no­mie, d’emploi, etc., et j’ai com­men­cé à consi­dé­rer le nucléaire sous un angle plus général. 

>C’est impor­tant de se sou­ve­nir de cette époque parce que les batailles à pro­pos des filières, très fortes, se tenaient à l’in­té­rieur des milieux pro­fes­sion­nels et n’é­taient pas le fait d’é­co­lo­gistes contes­ta­taires. L’ir­rup­tion de la filière à eau ordi­naire sous licence amé­ri­caine fut très cri­ti­quée à l’in­té­rieur du CEA, sur tous les plans, tech­niques, éco­no­miques, de sûre­té. C’é­tait l’a­bou­tis­se­ment de bagarres entre le CEA et EDF, puisque ce der­nier éta­blis­se­ment sup­por­tait mal, à tort ou à rai­son, une sorte de tutelle scien­ti­fique du CEA. 

De là datent mes pre­mières incur­sions dans le domaine de la poli­tique éner­gé­tique. Ce qui est inté­res­sant, c’est qu’on a consta­té l’ar­ri­vée à la fois des réac­teurs à eau pres­su­ri­sée (PWR) et des réac­teurs à eau bouillante (BWR), avec leurs cham­pions indus­triels fran­çais, le groupe Schnei­der (licence Wes­tin­ghouse) et la CGE (licence Gene­ral Electric). 

Ce qui a été sidé­rant dans les années 1972–1974, ce sont les cri­tiques extra­or­di­naires que chaque filière a por­té sur l’autre pour obte­nir le mar­ché. Je me sou­viens des experts de sûre­té des bouillants expli­quant que les pres­su­ri­sés repré­sen­taient un dan­ger extrême à cause du niveau de pres­sion. Au sein même du milieu nucléaire les cri­tiques réci­proques étaient d’une vio­lence et d’une pré­ci­sion qu’on n’a jamais retrou­vées, bien plus graves que ce qui a pu se dire ulté­rieu­re­ment sur la place publique. Cela s’est ter­mi­né par la défaite de l’eau bouillante, puisque la com­mande qui avait été pas­sée a été annu­lée et que tout le pro­gramme a été lan­cé sur la même licence Westinghouse. 

En 1973, je suis deve­nu per­ma­nent au syn­di­cat CFDT du CEA, et je me suis consa­cré à plein temps aux ques­tions rela­tives à l’éner­gie nucléaire et à l’éner­gie en géné­ral. C’est là que j’ai pris plei­ne­ment conscience des pro­blèmes autres que ceux de la neu­tro­nique. J’ai décou­vert les pro­grammes de Mar­coule et de La Hague, ces der­niers en par­ti­cu­lier, où les risques encou­rus n’a­vaient évi­dem­ment rien à voir avec ceux que je connais­sais au Ser­vice de phy­sique mathématique. 

Je suis des­cen­du habillé en Sha­dok dans les sou­ter­rains de La Hague où, si on se fai­sait une petite cou­pure dans le sca­phandre, parce qu’on maniait mal un outil, on pro­vo­quait immé­dia­te­ment une conta­mi­na­tion qui pou­vait être extrê­me­ment dan­ge­reuse. Je me suis ren­du compte que les condi­tions de tra­vail, ne serait-ce que par le stress que cela pou­vait entraî­ner, n’a­vaient rien à voir avec celles d’un ingé­nieur dans un bureau. 

L’ar­ri­vée des réac­teurs à eau pres­su­ri­sée que peu de per­sonnes connais­saient nous a inci­tés à faire un gros tra­vail d’in­for­ma­tion. On a mis en chan­tier un livre publié au Seuil qui s’ap­pe­lait L’élec­tro­nu­cléaire en France, qui est deve­nu dans une seconde édi­tion Le dos­sier électronucléaire. 

On s’est per­mis en 1974 de cri­ti­quer très vio­lem­ment le plan Mess­mer qu’on trou­vait beau­coup trop impor­tant. On n’a­vait pra­ti­que­ment pas d’ex­pé­rience sur ces chau­dières et on en a lan­cé 5 à 6 par an, ce qui était énorme. Cette accé­lé­ra­tion nous a paru à la fois dan­ge­reuse et inutile en ce sens qu’on n’a­vait pas besoin d’un tel niveau d’in­ves­tis­se­ment. On a pris posi­tion, non dans l’ab­so­lu contre l’éner­gie nucléaire, mais vrai­ment sur ce rythme de construc­tion avec tout ce qu’il impli­quait au niveau du cycle de com­bus­tible, sur la dépen­dance vis-à-vis de l’in­dus­trie amé­ri­caine, etc. Nous avons pu prendre cette posi­tion de refus grâce à notre meilleure connais­sance de tous les pro­blèmes du nucléaire. 

Là, je me vois obligé d’intervenir car si l’on peut reconnaître qu’il y avait un côté » pari » dans ce plan, il faut reconnaître aussi que ce pari a été tenu. De plus, nos industriels ont réussi à se dégager peu à peu de la licence américaine. Cela a pris vingt ans, mais le résultat est là et notre dépendance technique a disparu en même temps qu’une bonne partie de notre dépendance énergétique.

O. K. Très bien. Féli­ci­tons les ingé­nieurs d’a­voir gagné ce pari. Mais je per­siste à pen­ser que six par an était com­plè­te­ment idiot et qu’il valait mieux, sur le plan indus­triel et éco­no­mique, en faire trois par an pen­dant vingt ans que six par an pen­dant dix ans. Je pense que, indus­triel­le­ment, ça a été une erreur, liée à la méga­lo­ma­nie d’un petit nombre de gens. Cela n’a pas repo­sé sur des cal­culs éco­no­miques, sur des prévisions. 

Il faut quand même se sou­ve­nir qu’en 1974, dans les dis­cus­sions au Plan aux­quelles je par­ti­ci­pais en tant que repré­sen­tant de la CFDT, les pré­vi­sions de consom­ma­tion d’élec­tri­ci­té pré­sen­tées par EDF pour l’an 2000 étaient de 1 000 mil­liards de kWh, alors qu’à l’é­poque on en était à 170. Il fal­lait pas­ser en un peu plus de vingt-cinq ans de 170 à 1 000 et donc il fal­lait construire des réac­teurs » à fond la caisse « . Nous avons cri­ti­qué ces chiffres dès cette époque et donc on ne peut pas dire que tout le monde s’est trom­pé. Je peux mon­trer des docu­ments qui le prouvent. 

La pro­duc­tion totale d’élec­tri­ci­té en 2000 pour la consom­ma­tion natio­nale a été 470 mil­liards de kWh. 

Il y a eu de la part des pro­mo­teurs du nucléaire une offen­sive colos­sale tout à fait inad­mis­sible. Les pré­vi­sions de consom­ma­tion d’électricité sor­ties par EDF et le CEA dans les années 1975–1980 jus­ti­fiaient plei­ne­ment notre atti­tude critique. 

Les décisions ont découlé des travaux de la commission PEON (Production d’énergie d’origine nucléaire). On comptait sans doute sur la poursuite de la croissance, qui n’a pas été au rendez-vous. Il faut se souvenir que 1974 marque le début d’une crise économique. Les meilleurs experts ont bien du mal à prévoir les crises et les ruptures de pente. C’est l’époque du fameux et malheureux slogan » tout électrique, tout nucléaire » attribué, à tort je crois, à Marcel Boiteux, mais repris par lui dans un certain contexte et caricaturé. On sait bien que l’électricité ne peut pas tout faire de manière économique. Le chauffage électrique, par exemple, a ses qualités mais pas toutes les qualités.

Le milieu des années soixante-dix a été mar­qué d’une part par les grandes grèves à La Hague (décembre 1976) sur les condi­tions de tra­vail et la pro­tec­tion des tra­vailleurs contre les menaces de pri­va­ti­sa­tion (qui est deve­nue une filia­li­sa­tion et a abou­ti à la créa­tion de la Coge­ma) et d’autre part par l’op­po­si­tion au pro­jet de Super Phénix. 

La jus­ti­fi­ca­tion des sur­gé­né­ra­teurs était la pers­pec­tive d’un risque de pénu­rie à moyen terme d’u­ra­nium à un prix accep­table. La demande mon­diale d’élec­tri­ci­té, sup­po­sée en crois­sance très forte, comme les pré­vi­sions fran­çaises, devait entraî­ner une demande énorme de réac­teurs nucléaires clas­siques dans un pre­mier temps, et la pro­duc­tion d’u­ra­nium n’y suf­fi­rait pas. 

Il fal­lait d’au­tant plus mettre les bou­chées doubles qu’une com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale féroce se fai­sait jour : les Amé­ri­cains avaient lan­cé le pro­jet de Clinch River, les Bri­tan­niques avaient Doun­reay, les Alle­mands, les Japo­nais aus­si avaient des pro­grammes et il fal­lait abso­lu­ment battre ces der­niers ! Un délire total. La CFDT a fait part de son oppo­si­tion. Mais la lettre adres­sée par Edmond Maire au Pré­sident de la Répu­blique est res­tée sans réponse. Toute cette période a été carac­té­ri­sée par des atti­tudes arro­gantes et para­noïaques, qui n’ont fait que des­ser­vir le nucléaire. 

En 1977 et 1978, j’ai repris une acti­vi­té » nor­male « , cette fois au Dépar­te­ment des pro­grammes où j’ai tra­vaillé sur les ques­tions d’é­co­no­mie d’éner­gie et ai pas­sé une thèse avec Jean-Marie Mar­tin à Gre­noble sur la com­pa­rai­son des pré­vi­sions énergétiques. 

Ce n’est pas mon rôle ici de commenter l’arrêt, regrettable à mon avis, de Super Phénix. Il me semble que pour la première fois des raisons purement politiques l’ont emporté sur les ambitions technologiques. On peut s’en réjouir ou non, au nom de conceptions différentes de la démocratie.
Mais venons-en plutôt à l’événement majeur de 1979, l’accident de Three Mile Island. En créant sitôt son arrivée un Département de sûreté nucléaire, puis, en 1976, un Institut de protection et de sûreté nucléaire assez indépendant, André Giraud avait bien anticipé, me semble-t-il, l’importance qu’allait prendre ce secteur. En mettant à leur tête des personnes qui avaient participé au premier rang au développement des réacteurs graphite-gaz évincés, il s’assurait qu’il n’y aurait sans doute pas d’excès de complaisance de leur part.

Ceci est exact. Si l’on revient sur le pro­gramme des REP, je peux dire deux choses : répé­ter d’a­bord que d’un point de vue tech­nique cela a été une réus­site remar­quable. Bra­vo aux ingé­nieurs et aux entre­prises. Deuxiè­me­ment, le CEA a très bien pris à cœur son rôle sur la sûre­té nucléaire, et là nous n’a­vions pas de reproches à for­mu­ler. Au contraire. Ce que nous repro­chions, c’é­tait l’am­pleur et la rapi­di­té du pro­gramme ain­si que Super Phé­nix et le déve­lop­pe­ment incon­si­dé­ré, à par­tir de la fin des années soixante-dix, du retrai­te­ment et de la pro­duc­tion de plu­to­nium, y com­pris à par­tir de com­bus­tibles irra­diés » importés « . 

Ce que je reproche aus­si, c’est l’i­gno­rance des pro­blèmes éner­gé­tiques glo­baux, comme je l’ai déjà dit. On a pro­non­cé des phrases du type » le nucléaire ou le chaos « , » le nucléaire ou la bou­gie « , » le nucléaire et l’in­dé­pen­dance natio­nale « . En 1974–1975, l’ar­gu­ment mas­sue en faveur du nucléaire était notre dépen­dance pétrolière. 

Quand on exa­mine la consom­ma­tion de pétrole, on voit que le sec­teur où l’on est le plus vul­né­rable est celui des trans­ports. Un exa­men stra­té­gique des uti­li­sa­tions de l’éner­gie montre que l’élec­tri­ci­té ne repré­sente qu’une faible part et que le nucléaire, même avec le pro­gramme mas­sif qui a été réa­li­sé (et qui ne pour­ra à l’a­ve­nir que se réduire, en rela­tif), est loin d’as­su­rer notre indé­pen­dance éner­gé­tique. On a trom­pé les Fran­çais en leur fai­sant croire le contraire. 

Je crois que nous différons sur le mode de calcul de ce taux d’indépendance ; on ne peut nier que l’arrêt des importations de pétrole lourd pour la production d’électricité a été un gros progrès à tous points de vue.
À partir de la fin des années soixante-dix, tu as donc quitté définitivement le secteur du nucléaire, quelle a été la suite de tes activités ?

En 1979, je suis deve­nu per­ma­nent syn­di­cal à la Confé­dé­ra­tion CFDT où j’ai tra­vaillé sur les ques­tions éner­gé­tiques avec Michel Rolant qui était quel­qu’un de remar­quable avec lequel j’ai par la suite tra­vaillé pen­dant les années quatre-vingt dans la maî­trise de l’énergie. 

Non seule­ment sur les pro­blèmes spé­ci­fi­que­ment nucléaires en appro­fon­dis­sant les ques­tions de sûre­té, de cycle du com­bus­tible et de déchets, mais en m’in­té­res­sant à la pro­blé­ma­tique éner­gé­tique en géné­ral ; et c’est là que, de plus en plus, j’ai tra­vaillé sur les poli­tiques éner­gé­tiques alter­na­tives, et en ce qui me concerne, sur ce qui est depuis deve­nu ma pro­fes­sion, l’ef­fi­ca­ci­té éner­gé­tique : faire les mêmes choses, obte­nir les mêmes ser­vices, répondre aux mêmes besoins en consom­mant beau­coup moins d’énergie. 

En 1982, je suis entré à l’A­gence fran­çaise de maî­trise de l’éner­gie qui a été créée cette année-là. Michel Rolant en était le pré­sident et j’en suis deve­nu le direc­teur géné­ral jus­qu’en 1987, date à laquelle nous avons dû par­tir tous les deux (il y a eu là aus­si un plan social…). 

À par­tir de 1988, j’ai tra­vaillé dans un bureau d’é­tudes, » Inter­na­tio­nal Conseil Ener­gie « , ICE, qui étu­die sur­tout les ques­tions de poli­tique de maî­trise de l’éner­gie et que j’ai contri­bué à créer la même année. 

En 1998 et 1999, j’ai été choi­si par Domi­nique Voy­net comme conseiller tech­nique au sein de son cabi­net sur les ques­tions éner­gé­tiques et tout par­ti­cu­liè­re­ment la sûre­té nucléaire, dont elle assure la cores­pon­sa­bi­li­té. J’ai dû quit­ter cette fonc­tion à cause de pépins de san­té. Cela m’a énor­mé­ment inté­res­sé et m’a don­né l’oc­ca­sion de me replon­ger dans les affaires nucléaires d’un point de vue à la fois tech­nique et poli­tique. C’é­tait fort inté­res­sant mais un peu fati­gant car l’am­biance au sein de l’É­tat était assez conflic­tuelle sur beau­coup de sujets, comme on peut s’en dou­ter. Cette proxi­mi­té quo­ti­dienne avec toutes les dif­fi­cul­tés que pose l’ex­ploi­ta­tion de cette forme d’éner­gie n’a fait que ren­for­cer ma convic­tion que la com­plexi­té et le risque des indus­tries qui ont été déve­lop­pées font lar­ge­ment pen­cher la balance du côté des incon­vé­nients et jus­ti­fient plei­ne­ment les oppo­si­tions qu’elles suscitent. 

Revenons donc à la contestation nucléaire. Au tout début, les critiques ont porté sur l’échauffement des rivières, les rejets radioactifs en fonctionnement normal, questions qui n’émeuvent plus aujourd’hui. Maintenant les grandes interrogations portent sur les problèmes de sûreté, les grands accidents, les déchets (problème lié à celui du retraitement).

L’éner­gie nucléaire existe et si l’homme arrive à la domes­ti­quer, pour employer un terme tra­di­tion­nel, je n’ai rien contre. C’est une décou­verte scien­ti­fique extra­or­di­naire de s’a­per­ce­voir qu’il y a là une source d’éner­gie consi­dé­rable qui peut être uti­li­sée. Sa pre­mière uti­li­sa­tion, la plus spec­ta­cu­laire et la plus dra­ma­tique, a été la bombe. Toutes les tech­niques qui ont accom­pa­gné cette concep­tion de l’arme nucléaire ont acquis une telle impor­tance, une telle puis­sance, qu’elles ont été trans­po­sées un peu hâti­ve­ment pour une uti­li­sa­tion de nature très dif­fé­rente. Je porte donc un juge­ment sur la façon dont l’éner­gie nucléaire a été uti­li­sée pour la pro­duc­tion de cha­leur puis d’élec­tri­ci­té, sur les bases tech­niques actuelles. 

Cela veut dire que si, à la suite de décou­vertes scien­ti­fiques nou­velles, dans les décen­nies à venir ou plus tard, il se trouve une autre façon d’u­ti­li­ser cette éner­gie, je n’ai abso­lu­ment rien contre et c’est bien là le débat. Je porte ma cri­tique sur l’éner­gie nucléaire telle qu’elle est uti­li­sée actuel­le­ment et non dans l’absolu. 

Mais c’est préjuger de découvertes fondamentales futures ! Elles ne se commandent pas !

Les scien­ti­fiques sont payés pour faire des décou­vertes ! Depuis les années qua­rante on n’a rien décou­vert, mais cela ne veut pas dire qu’on ne décou­vri­ra rien dans l’a­ve­nir. Je pense que l’ou­til qui a été mis en place est trop com­plexe et trop dan­ge­reux poten­tiel­le­ment pour cet objec­tif banal qu’est la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té. Pour moi, la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té doit être quelque chose d’in­dus­triel­le­ment simple et non dan­ge­reux parce que c’est fait à grande échelle. 

Un second point, c’est que ces risques doivent être com­pa­rés à ceux pris pour le même objet qui est la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té, et non pour tout autre objet. 

Si on prend les choses dans l’ordre, qu’est-ce qui pose pro­blème ? Pre­miè­re­ment les réac­teurs, deuxiè­me­ment le cycle du com­bus­tible avec la ques­tion du retrai­te­ment et de l’u­ti­li­sa­tion du MOX, troi­siè­me­ment la ques­tion des déchets. Ce sont les trois grands domaines où des ques­tions tech­niques, éthiques et poli­tiques (déci­sion démo­cra­tique) se posent. Tout ceci est à pla­cer chaque fois dans le contexte des avan­tages et incon­vé­nients pour la pro­duc­tion d’électricité. 

On consi­dé­rait, dans les années soixante-dix, que ces déve­lop­pe­ments étaient pro­ba­ble­ment néces­saires, mais je suis de plus en plus convain­cu du contraire. 

Parlons un peu des avantages et inconvénients.

Il y a un pre­mier avan­tage lié à la rela­tive abon­dance de l’u­ra­nium natu­rel, à la répar­ti­tion de ses res­sources et au fait qu’il est facile à sto­cker compte tenu des faibles quan­ti­tés à uti­li­ser : c’est un fac­teur de sécu­ri­té énergétique. 

D’autre part, les cen­trales nucléaires fonc­tion­nant en base et sans pépins tech­niques pro­duisent un kWh à un coût com­pé­ti­tif. Cet avan­tage éco­no­mique est réel. Il faut cepen­dant tenir compte du fait que les dépenses de la recherche publique sur le nucléaire ne sont pas prises en compte dans ce coût, que l’im­por­tance de l’in­ves­tis­se­ment ini­tial est un han­di­cap par rap­port aux solu­tions concur­rentes (sur­tout les cen­trales à cycle com­bi­né au gaz natu­rel) et sur­tout qu’il reste des inter­ro­ga­tions sérieuses sur les » coûts futurs du nucléaire » (déman­tè­le­ment et déchets), comme l’a fait remar­quer la Cour des comptes et l’illus­trent les dif­fi­cul­tés du déman­tè­le­ment de Super Phé­nix et le coût de celui de Marcoule. 

Et sur l’effet de serre ?

Il y a là aus­si un avan­tage. Le nucléaire émet peu de CO2. Il en émet quand même un peu pour réa­li­ser ses inves­tis­se­ments ain­si que dans les indus­tries du com­bus­tible. Mais cet avan­tage-là doit être mis en balance avec les risques et les pro­blèmes d’en­vi­ron­ne­ment qu’il pose spécifiquement. 

Le pro­blème cen­tral en ce qui concerne les acci­dents est celui du risque asso­cié à un acci­dent de très faible pro­ba­bi­li­té mais aux consé­quences très grandes. C’est le pro­blème du pro­duit de epsi­lon par infi­ni­ment grand. Il y a alors deux ten­dances : ceux qui consi­dèrent que c’est le epsi­lon qui l’emporte, et que du fait qu’il n’y a jamais eu d’ac­ci­dent en France, il n’y en aura jamais. Cette pro­ba­bi­li­té de 10–6 est si faible que cela n’ar­ri­ve­ra pas. C’est la posi­tion par­fois expri­mée par les pro­mo­teurs du nucléaire, en tout cas impli­cite dans leur rai­son­ne­ment. Et si donc il n’y a pas d’ac­ci­dent, que reproche-t-on au nucléaire ? 

Et puis il y a ceux qui consi­dèrent que c’est le deuxième terme qui l’emporte. La pro­ba­bi­li­té est faible mais elle n’est pas nulle et je dois consi­dé­rer qu’un jour cet acci­dent arri­ve­ra. On voit très bien com­ment cela peut adve­nir : par exemple en situa­tion de conflit armé, par suite d’at­ten­tats ou dans une situa­tion sociale extrê­me­ment exa­cer­bée. On peut ima­gi­ner beau­coup de scé­na­rios d’un tel acci­dent, cha­cun ayant une pro­ba­bi­li­té très faible. 

Je consi­dère que, dans un pays comme la France, les consé­quences seraient tel­le­ment graves que cela remet en cause cette appli­ca­tion indus­trielle. Il y a là un saut qua­li­ta­tif dif­fi­cile à ima­gi­ner. Il suf­fit de trans­po­ser ce qui s’est pas­sé à Tcher­no­byl. L’ac­ci­dent peut être un peu plus grave ou un peu moins grave, se dérou­ler dif­fé­rem­ment, qu’importe. 

En fait on ne s’est jamais mis dans la situa­tion de se dire : bon, cet acci­dent se pro­duit et voi­là les consé­quences. Est-ce que nous, ensemble de citoyens, nous accep­tons de prendre ce risque ? C’est fon­da­men­tal. Ce n’est pas une ques­tion de scien­ti­fiques. Ceux-ci peuvent seule­ment dire : voi­là, si ça se pro­duit, ce qui peut se pas­ser. Les citoyens pour­raient se dire : moi, j’ac­cepte ce risque parce qu’il y a peu de chances que l’ac­ci­dent se pro­duise, que les éva­cua­tions devraient être réa­li­sées cor­rec­te­ment, etc. C’est un acci­dent com­pa­rable à un très grave trem­ble­ment de terre, mais à la dif­fé­rence près que ce der­nier ne dépend pas des déci­sions humaines. 

C’est à mon avis différent pour d’autres raisons. Un autre exposé de ce numéro montre bien que le nombre avéré de victimes directes des rayonnements dus à Tchernobyl, quinze ans après, ne dépasse pas celui bien accepté d’un accident d’avion de ligne. Il peut y en avoir d’autres dans l’avenir, mais pas autant que certains se plaisent à le répéter. C’est l’aliénation du sol pendant une très longue durée, du fait de sa contamination, qui fait la spécificité de l’accident nucléaire. Quelle est la limite acceptable du niveau de contamination pour le retour à la vie normale ? Il est prématuré de le dire.

Je récuse for­mel­le­ment ceux qui pré­tendent que les consé­quences de Tcher­no­byl sont rela­ti­ve­ment mineures : elles s’é­tendent dans l’es­pace, en par­ti­cu­lier dans les ter­ri­toires conta­mi­nés d’U­kraine et sur­tout de la Bié­lo­rus­sie dont on parle peu, et dans le temps, pour les cen­taines de mil­liers de » liqui­da­teurs » qui ont été irra­diés, comme pour les popu­la­tions vivant dans des zones tou­chées par le nuage radioactif. 


Tcher­no­byl.

En tout cas, nous avons avec Tcher­no­byl l’exemple de ce qui peut arri­ver. À Three Mile Island aus­si, on était à la limite de la catas­trophe. La bulle d’hy­dro­gène pou­vait bien explo­ser et on a eu rai­son d’é­va­cuer la popu­la­tion. Cela fait donc deux acci­dents majeurs, dont l’un, heu­reu­se­ment, n’a pas eu de consé­quences autres qu’é­co­no­miques et industrielles. 

Il y a eu suf­fi­sam­ment de défaillances inquié­tantes en France même, depuis le démar­rage de Fes­sen­heim en 1978 pour que l’on puisse par­fai­te­ment ima­gi­ner l’oc­cur­rence d’un acci­dent grave. Je ne pren­drai que trois exemples récents : l’er­reur de concep­tion du cir­cuit de refroi­dis­se­ment à l’ar­rêt des réac­teurs du palier N4 (1998), l’i­non­da­tion de la cen­trale du Blayais par la tem­pête (1999) et le blo­cage pos­sible en cas d’ac­ci­dent des vannes des cir­cuits de refroi­dis­se­ment de secours des réac­teurs du palier P’4 (2001).

Pla­quons l’ac­ci­dent de Tcher­no­byl sur n’im­porte quel site de la val­lée du Rhône, de la Loire ou du nord de la France et voyons si les col­lec­ti­vi­tés locales, natio­nale ou euro­péenne sont prêtes à assu­mer ce risque. Moi, je pré­tends que non. Mais le pro­blème n’a jamais été posé en ces termes, ce qui serait pour­tant nor­mal dans une démocratie. 

Ta deuxième critique porte sur le retraitement des combustibles irradiés, et les déchets…

La tech­nique du retrai­te­ment a été mise au point à des fins mili­taires : pro­duire du plu­to­nium pour l’arme nucléaire. Par la suite, la pro­duc­tion de plu­to­nium s’est pour­sui­vie et ampli­fiée à des fins indus­trielles pour ali­men­ter la filière des » sur­gé­né­ra­teurs » à com­bus­tible au plu­to­nium. La déci­sion d’ar­rêt de l’ex­ploi­ta­tion de Super Phé­nix en France en 1998 a consa­cré l’é­chec de cette filière, déjà aban­don­née au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Alle­magne. La stra­té­gie des sur­gé­né­ra­teurs a été un échec éco­no­mique mais elle pré­sen­tait une cer­taine logique, au moins sur le papier (il ne faut oublier ni les dif­fi­cul­tés tech­niques ni les risques par­ti­cu­liers de ce type de réacteurs). 

Par contre, la » sous-stra­té­gie » consis­tant à uti­li­ser le plu­to­nium extrait des com­bus­tibles irra­diés pour le mélan­ger à l’u­ra­nium sous la forme de com­bus­tible MOX (mélange d’oxydes d’u­ra­nium et de plu­to­nium) pour les cen­trales actuelles à eau ordi­naire ne pré­sente ni logique ni inté­rêt éco­no­mique ni inté­rêt environnemental. 

Sur le plan éco­no­mique, le dos­sier a été consi­dé­ra­ble­ment éclair­ci par le rap­port au Pre­mier ministre sur » L’é­co­no­mie de la filière nucléaire » réa­li­sé en 2000 par Jean-Michel Char­pin, Com­mis­saire géné­ral du Plan, Ben­ja­min Des­sus, direc­teur du pro­gramme Eco­dev au CNRS, René Pel­lat, Haut-Com­mis­saire à l’éner­gie ato­mique. Cette étude montre que par rap­port au » non-retrai­te­ment » des com­bus­tibles irra­diés, la solu­tion » Retrai­te­ment + MOX » repré­sente un sur­coût du kWh pro­duit de 1 %, ce qui repré­sente une somme de 150 mil­liards de francs pour l’en­semble du parc nucléaire fran­çais fonc­tion­nant pen­dant une durée de qua­rante-cinq ans. 

La ques­tion des déchets n’est pas sim­pli­fiée par le retrai­te­ment et l’u­ti­li­sa­tion du MOX. L’o­pé­ra­tion ne per­met en effet de réduire que de 15 % (dans le cas » opti­mal ») les déchets les plus actifs à très long terme (plu­to­nium et acti­nides), ou déchets de type C, mais entraîne une accu­mu­la­tion impor­tante de déchets de moyenne acti­vi­té, de type B. De plus les com­bus­tibles MOX irra­diés doivent être sto­ckés (leur retrai­te­ment ne pré­sente pas d’in­té­rêt) et leur temps de refroi­dis­se­ment est de cent cin­quante ans contre cin­quante ans pour les com­bus­tibles UO2 classiques. 

Au bout du compte, on garde sur les bras, dans les com­bus­tibles MOX irra­diés, la plus grande par­tie du plu­to­nium et l’é­tude éva­lue à près de 1 mil­liard de francs le coût de la tonne de plu­to­nium évi­tée par l’o­pé­ra­tion » retrai­te­ment + MOX « . 

Les pays étran­gers qui avaient vu dans le retrai­te­ment à La Hague (ou à Sel­la­field en Grande-Bre­tagne) des com­bus­tibles irra­diés pro­duits dans leurs cen­trales nucléaires le moyen de s’en débar­ras­ser ne s’y sont pas trom­pés : suc­ces­si­ve­ment l’Al­le­magne et la Bel­gique ont déci­dé d’a­ban­don­ner cette opé­ra­tion coû­teuse et de sto­cker direc­te­ment leurs com­bus­tibles irra­diés (ce que font déjà le Cana­da, les États-Unis, la Suède, etc.). Il reste comme client étran­ger le Japon, dont rien n’as­sure qu’il per­sis­te­ra dans cette voie (et qui construit sa propre usine de retraitement). 

Le retrai­te­ment de com­bus­tibles irra­diés venant de pays dif­fé­rents pose en outre des pro­blèmes com­plexes de trans­ports inter­na­tio­naux de com­bus­tibles nucléaires conte­nant du plu­to­nium et de déchets radio­ac­tifs poten­tiel­le­ment dan­ge­reux, opé­ra­tions extrê­me­ment contes­tées et qui accroissent les risques de détour­ne­ment de plu­to­nium, maté­riau de base de l’arme nucléaire. 

C’est un plutonium très difficile à voler puis récupérer, et dont la qualité » militaire » est quasi nulle, et le sera de plus en plus avec l’augmentation des taux de combustion. C’est la voie de l’enrichissement isotopique de l’uranium qui est la plus à craindre. Elle se passe de réacteurs !

En France, EDF se pose sérieu­se­ment la ques­tion de l’a­ban­don du retrai­te­ment qui lui coûte cher et ne résout pas ses pro­blèmes de déchets puis­qu’on devra de toute façon assu­rer le sto­ckage de com­bus­tibles irra­diés non retrai­tés, clas­siques ou MOX. 

Cette tech­nique doit donc être aban­don­née et le sera pro­ba­ble­ment dans les années qui viennent. Le plus tôt sera le mieux car c’est une tech­nique qui émet des matières radio­ac­tives dans l’en­vi­ron­ne­ment (air et eau) et qui pré­sente des risques d’ac­ci­dent grave, que ce soit à l’u­sine de retrai­te­ment (opé­ra­tions chi­miques, accu­mu­la­tion de matières radio­ac­tives) ou dans les usines de fabri­ca­tion du com­bus­tible MOX du fait de l’u­ti­li­sa­tion du plutonium. 

Centrale nucléaire de Three Mile Island.
Three Mile Island.

La ques­tion d’ac­tua­li­té est donc la recon­ver­sion d’une par­tie des acti­vi­tés de la Coge­ma et par­ti­cu­liè­re­ment de celles de l’u­sine de La Hague. 

Deux acti­vi­tés sont d’ores et déjà envi­sa­geables, à l’in­té­rieur de l’in­dus­trie nucléaire elle-même : d’une part le condi­tion­ne­ment et la ges­tion des déchets qui se sont accu­mu­lés dans les usines de retrai­te­ment, d’autre part le déman­tè­le­ment des ins­tal­la­tions nucléaires en France et en Europe, à com­men­cer par celles, civiles et mili­taires, du Com­mis­sa­riat à l’éner­gie ato­mique (CEA). Cela repré­sente un chan­tier consi­dé­rable de plu­sieurs cen­taines de mil­liards de francs qui s’é­ta­le­ra sur un demi-siècle. 

Du point de vue de la déci­sion poli­tique, il vaut mieux annon­cer et fixer l’ar­rêt du retrai­te­ment et du MOX et pré­pa­rer sérieu­se­ment la recon­ver­sion plu­tôt que conti­nuer à leur­rer les tra­vailleurs de la Coge­ma par des pro­messes d’a­ve­nir de moins en moins crédibles. 

En ce qui concerne les déchets nucléaires, il faut bien recon­naître que l’on ne sait pas quoi en faire. Le pro­blème se pose aus­si bien pour les déchets vitri­fiés et les déchets B que pour les com­bus­tibles irra­diés en l’é­tat. Je crois que ce qui a été écrit de mieux sur le sujet est le rap­port qu’a pro­duit en 1998 sur la réver­si­bi­li­té des sto­ckages la Com­mis­sion d’é­va­lua­tion de la loi de 1990 sur les déchets radio­ac­tifs (dite » loi Bataille »), la CNE. 

La solu­tion envi­sa­gée depuis le début par les déve­lop­peurs du nucléaire étaient de » faire dis­pa­raître » les déchets, en par­ti­cu­lier en les enfouis­sant à grande pro­fon­deur. Il semble bien qu’il y ait une réti­cence éthique de plus en plus grande à ce type de solu­tion, en tout cas pour les déchets les plus radio­ac­tifs et à vie très longue. On s’o­riente de fait vers des sto­ckages de longue durée en site pro­té­gé (« sub­sur­face »), en lais­sant la pos­si­bi­li­té de récu­pé­rer des matières qui s’a­vé­re­raient pré­cieuses, et en espé­rant que la recherche scien­ti­fique per­met­tra un jour la neu­tra­li­sa­tion de ces déchets. 

Il faut bien recon­naître que ce n’est pas très brillant. On s’a­per­çoit bien que le déve­lop­pe­ment du nucléaire (comme d’autres tech­niques d’ailleurs dans d’autres domaines) s’est fait d’a­bord sous la pres­sion de l’ef­fort mili­taire, domaine dans lequel la ques­tion des déchets ne pou­vait être consi­dé­rée que comme secon­daire, ensuite dans une offen­sive indus­trielle et com­mer­ciale qui a lais­sé de côté pen­dant long­temps cette ques­tion embarrassante. 

Qu’il s’a­gisse du risque d’ac­ci­dent ou des déchets nucléaires, les tech­niques actuelles pré­sentent trop d’in­con­vé­nients graves par rap­port à leurs avan­tages. Il est donc pro­bable que ces tech­niques devront être aban­don­nées, soit de façon pro­gram­mée par une déci­sion de sagesse et de pré­cau­tion, soit, bru­ta­le­ment, du fait d’un acci­dent. Ce sera alors la fin d’une phase d’u­ti­li­sa­tion indus­trielle de l’éner­gie nucléaire qui se sera révé­lée inac­cep­table du point de vue des risques encourus. 

Y aura-t-il une deuxième phase ? Cela va dépendre des résul­tats de la recherche : les scien­ti­fiques seront-ils capables de pré­sen­ter aux citoyens une tech­no­lo­gie nucléaire qui soit exempte du risque d’ac­ci­dent grave, qui ne pro­duise pas de déchets dan­ge­reux et qui soit éco­no­mi­que­ment intéressante ? 

Je n’ai pas voulu t’interrompre mais je ne partage pas tes craintes et parfois même je ne les comprends pas. Les articles de notre revue répondent mieux que je ne saurais le faire à certaines de tes objections. Je constate simplement les difficultés du débat rationnel que tout le monde s’accorde à penser indispensable, tant les points de vue actuels sont distants.
Comment faut-il donc procéder pour que s’établisse un dialogue constructif ?

Il est bien com­pré­hen­sible que quel­qu’un qui a pas­sé toute sa vie pro­fes­sion­nelle dans le nucléaire ne par­tage pas les craintes que je viens d’ex­po­ser. L’im­por­tant est qu’il en recon­naisse l’exis­tence et ne les traite pas à la légère, ni par le mépris. Le fait est que le juge­ment que j’ex­prime, après un début de car­rière clas­sique comme ingé­nieur du nucléaire, est le fruit d’un par­cours, d’une his­toire et de réflexions différentes. 

Il faut être pru­dent sur l’u­ti­li­sa­tion du mot » ration­nel « . Il n’est pas l’a­pa­nage des pro­mo­teurs des tech­niques nou­velles, qui éprouvent, tout autant que d’autres, dési­rs, craintes ou passions. 

D’autre part, la crainte d’un risque, pour être qua­li­fiée » d’ir­ra­tion­nelle « , n’en est pas moins res­pec­table et empêche dans bien des cas de faire des bêtises dan­ge­reuses. Enfin, je consi­dère que les opi­nions que j’ai pré­sen­tées ici sont fon­dées sur des rai­son­ne­ments logiques que je me suis appli­qué à présenter. 

Je suis convain­cu pour ma part que le débat est pos­sible, à un cer­tain nombre de condi­tions : que les dos­siers soient par­fai­te­ment ouverts et que, lors­qu’on demande une infor­ma­tion, elle soit immé­dia­te­ment four­nie, sans ter­gi­ver­sa­tions ni défor­ma­tion ; que l’ex­per­tise soit diverse, ce qui implique que des moyens lui soient consa­crés, et non limi­tée à des orga­nismes offi­ciels ; que les experts, en par­ti­cu­lier ceux des entre­prises du nucléaire, admettent que leur rôle dans le débat est de four­nir l’in­for­ma­tion, en par­ti­cu­lier sur les risques, et non d’ef­fec­tuer les choix sur l’ac­cep­ta­tion ou non de ceux-ci. 

Cette der­nière condi­tion est évi­dem­ment la plus dif­fi­cile à admettre pour des » pro­fes­sion­nels « , quel que soit leur domaine d’ailleurs. Elle revient cepen­dant à recon­naître que la démo­cra­tie doit aus­si s’ap­pli­quer aux risques tech­no­lo­giques majeurs et aux choix énergétiques. 

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