Un printemps adolescent
Quatuors : Debussy, Ravel, Milhaud, Mozart
Quatuors : Debussy, Ravel, Milhaud, Mozart
Un jour, il y a bien longtemps, vous avez découvert le quatuor, la forme quatuor, avec le Quartetto Italiano. C’était le Quatuor de Ravel. Vous aviez seize ou dix-sept ans, vous étiez amoureux, c’était le début du printemps, tout concourait à l’exaltation des sens. Et vous avez été subjugué, transporté : ces quatre cordes soyeuses dessinaient des contrepoints savants et se fondaient en des harmonies subtiles, avec des inflexions presque humaines, qu’aucun orchestre ne pouvait produire. Et vous pouviez aussi en choisir une et la suivre seule d’un bout à l’autre de l’œuvre sans entendre les autres, et recommencer l’écoute du disque en choisissant une autre voix, etc.
Et aujourd’hui vous reconnaîtriez entre mille, malgré la perfection aseptique du CD, cet enregistrement par le Quartetto Italiano, repris dans la série Références par EMI1, avec le Quatuor de Debussy et le n° 12 de Darius Milhaud, et vous ne pouvez l’entendre sans émotion. Ces cordes si typiquement italiennes de Paolo Borciani et ses camarades, chaleureuses, sensuelles, fragiles, font merveille dans Debussy et Ravel, et aussi dans le quatuor de Milhaud, écrit en 1945 et dédié à Fauré, surprenant, très classique, presque mozartien, magnifique, le meilleur de Milhaud. Et moi, dira un autre, qui n’ai pas découvert le quatuor à dix-sept ans avec le Quartetto Italiano ? Eh bien, lui dirons-nous, allongez- vous sur un canapé de votre salon dont vous aurez tiré les rideaux, et rêvez éveillé à votre adolescence : Debussy, Ravel, Milhaud et le Quartetto Italiano seront de merveilleux intercesseurs.
Quatre musiciens que vous avez connus adolescents, naguère, le Quatuor Hagen, ont entrepris d’enregistrer les six quatuors de Mozart dédiés à Haydn2. Tâche non dépourvue de risque, venant après tant d’enregistrements marquants, dont ceux du Quatuor Amadeus, du Quartetto Italiano, les deux versions du Quatuor Alban Berg. Ces six quatuors sont, on le sait, le sommet du quatuor mozartien, et laissèrent, dit-on, Haydn ému et sans voix lorsqu’il les entendit chez Mozart. Et tout, les thèmes, la construction, les enchaînements harmoniques sont à la fois intemporels et en avance de plusieurs décennies. Le dernier, le Quatuor dit “ des Dissonances ”, l’un des plus beaux quatuors qui aient jamais été écrits, est une pierre de touche. Les Hagen ont perdu la fragilité magique de l’adolescence, mais ils y mettent ce qu’il faut de joie un peu désabusée à la lisière du tragique, de mélancolie ensoleillée, pour que leur version vienne se situer tout près de celles de leurs aînés.
Stravinski, Janacek
Éternel adolescent, comme nous avons tous rêvé de l’être, Stravinski fut protéiforme et on ne peut lui attacher aucune étiquette. Les quatre œuvres enregistrées en 1994–1996 par Boulez et l’Orchestre de Cleveland, Scherzo fantastique, le Roi des étoiles, le Chant du rossignol, Histoire du soldat3, témoignent de cette caractéristique qu’il a partagée avec Picasso, autre éternel adolescent. Scherzo fantastique, très rarement joué, est une des toutes premières œuvres orchestrales de Stravinski ; elle pastiche un peu à la fois Wagner, Rimski-Korsakov, Ravel, avec un beau brio dans l’orchestration.
Le Roi des étoiles, moins joué encore, écrit pour grand orchestre et chœur masculin, est une œuvre étrange, hermétique et décadente, dont le seul intérêt réside dans les effets sonores très recherchés et inhabituels.
Le Chant du rossignol est tiré d’un opéra que Stravinski transforma en poème symphonique, et les quatre mouvements relèvent chacun d’une manière et d’un style différent, le seul élément commun étant un extrême raffinement dans l’orchestration et la recherche de timbres.
L’Histoire du soldat est, elle, plus que connue. Boulez en donne ici une version purement orchestrale, sans récitant. Dans les quatre pièces, Boulez dirige, comme à son habitude, avec la clarté et la précision qui le caractérisent : chaque pupitre se détache – chaque instrument dans le cas de l’Histoire du soldat – et cette rigueur, qui déçoit dans ses enregistrements de Ravel, par exemple, fait évidemment merveille dans Stravinski.
Depuis quelques années, on redécouvre Janacek, au-delà de Jenufa et de Kata Kabanova. Journal d’un disparu, joué à Aix-en-Provence l’an dernier, est une œuvre belle et singulière, opéra pour une voix (plus quatre ça et là) et piano, sur un cycle de poèmes en dialecte tchèque. Il a été enregistré en 2000–2001 par l’excellent ténor Ian Bostridge, accompagné par Thomas Adès4, qui joue sur le même disque un ensemble de pièces de Janacek pour piano seul. La musique de Janacek (1854−1928), tonale et un peu austère, ne ressemble à aucune autre. Pour qui connaît Prague, la campagne tchèque et leurs habitants, elle exprime bien la quintessence de l’âme tchèque, autant que nous puissions croire la comprendre.
Prokofiev, Lindberg
Les deux Concertos pour violon de Prokofiev font partie du groupe des dix ou quinze concertos majeurs pour violon des XIXe et XXe siècle, et ils sont vraisemblablement ce que Prokofiev a écrit de plus achevé, de plus fort, de plus séduisant, avec le Troisième Concerto pour piano. Aussi, les violonistes jeunes et brillants s’y essayent-ils dès que la gloire les a touchés. Après Vengerov, Leila Josefowicz vient de les enregistrer, avec l’Orchestre Symphonique de Montréal dirigé par Charles Dutoit5. C’est une musique délectable, superbement écrite. Nathan Milstein les jouait avec une certaine distance, et leur conférait une dimension quasi métaphysique ; Maxim Vengerov, avec son inimitable style tzigane, en faisait des danses lyriques et diaboliques. Leila Josefowicz, qui est presque encore une adolescente, les joue plus tzigane encore que Vengerov, avec une fougue et une sensualité qui leur vont très bien. Au fond, pouvoir se prêter à des interprétations aussi différentes est peut-être la marque des œuvres véritablement universelles.
Connaissez-vous Magnus Lindberg (finlandais, né en 1958)? L’enregistrement en première mondiale de quatre de ses œuvres, Cantigas, Parada, Fresco et le Concerto pour violoncelle, par Esa-Pekka Salonen et l’orchestre Philharmonia6, mérite que l’on s’y arrête. Il s’agit d’une musique tonale, ou plutôt polytonale (au sens de la musique de Scriabine, par exemple), dont la forme repose sur un principe : c’est l’architecture qui compte en musique, et les recherches harmoniques et rythmiques peuvent être d’autant plus approfondies que les piliers architecturaux sont forts.
Lindberg est un orchestrateur de première grandeur ; sa musique s’apprivoise, elle a du souffle – il y a à la fois du Mahler et du Kanchali dans Lindberg – et pour l’amateur à la recherche du “nouveau”, comme disait Baudelaire, il y a là matière à découverte enrichissante.
Ravel : Sonates et Trio
Trois garçons qui, eux, sortent tout juste de l’adolescence, viennent d’enregistrer les quatre œuvres qui, avec le Quatuor, les Chansons, les Valses nobles et sentimentales, constituent l’essentiel de la musique de chambre de Ravel : le Trio, la Sonate pour violon et piano, la Sonate pour violon et violoncelle et la “ Sonate posthume ” pour violon et piano. Il s’agit de Renaud et Gautier Capuçon et de Franck Braley7.
Ravel est, avec Bach, l’un des très rares compositeurs qui n’ont pas écrit d’œuvres mineures ou ratées : sans doute le mélange inespéré du génie, du talent, de l’exigence et de la lucidité. Si l’on excepte la Sonate posthume, œuvre de jeunesse assez fauréenne, le Trio et les deux Sonates réunissent ce qui constitue la marque même de Ravel : rigueur de la forme, subtilité et sensualité des thèmes et des harmonies, invention rythmique, lyrisme empreint de pudeur, le tout dans la plus pure lignée de la musique française de Rameau à Fauré, et avec ce “ je ne sais quoi ” qui fait reconnaître la musique de Ravel dès les premières mesures, même au non-initié.
C’est une musique à la fois savante et exquise, qui confère à l’auditeur le sentiment flatteur et fallacieux d’appartenir à une élite, celle des sybarites raffinés. Il faut, pour jouer Ravel, beaucoup d’expérience et de retenue, ce qui ne s’acquiert en général qu’après de longues années de pratique. Aussi est-il stupéfiant d’entendre nos trois musiciens jouer ces œuvres avec une telle maturité, une telle sensibilité : on ne peut rêver interprétation plus fine, plus juste. Rimbaud, Radiguet, Mozart ont atteint jadis à cette gravité insouciante, à cette grâce. Jean Rousseau (42), baroudeur au cœur tendre, aurait aimé ce disque.
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1. 1 CD EMI Références 5 74792 2.
2. 3 CD Deutsche Grammophon 471 024 2.
3. 1 CD Deutsche Grammophon 471 197 2.
4. 1 CD EMI 5 57219 2.
5. 1 CD Philips 462 592 2.
6. 1 CD SONY SK 89810.
7. 1 CD Virgin 545492 Z 9.