Un record du monde battu en Argonne
Tout portait à conclure que le record serait battu, oui, battu ! le 3 avril 2007 à 13 heures, vers Sainte-Menehould, dans l’Argonne, sous réserve que la météo le permette.
À 9 heures le jour J, nous partîmes pour cette aventure. Un temps de rêve inondait de lumière le parcours. La nature était d’un vert somptueux, émaillé des taches encore jaune clair des champs de colza ; oui, c’est cela, joyeux et somptueux, tel était le paysage.
Trigonocéphale fabuleux ou raz-de-marée d’apocalypse ? Dans l’instant, on ne peut qu’être fasciné ou fantasmer.
Nous avons longé ou croisé la ligne à grande vitesse, la LGV, un peu comme on aperçoit le Théâtre avant la représentation : le lieu d’un prochain drame, c’est-à-dire d’une prochaine action, le contenant prestigieux d’un contenu fugitif désiré.
La marchande de journaux de Sainte-Menehould savait tout sur le lieu que nous cherchions, ce Graal des ferrovipathes du jour ! Le summum de la clarté lumineuse de ses indications, ce fut sa dernière phrase : « Vous verrez bien, c’est déjà noir de monde ! »
C’était une prophétie… Quelques kilomètres plus loin sur le trajet qu’elle nous avait conseillé, nous aperçûmes la LGV et le pont qui la franchissait par-dessus.
Ce pont était littéralement velu des innombrables têtes des spectateurs. Une manche à air de fortune flottait pour donner une idée de la vitesse du vent : pas plus de soixante à l’heure ! C’est une véritable colonie de retraités de la SNCF qui occupait le pont. Les conversations étaient vivantes, ponctuées de sigles et de jargon ferroviaires : PK (point kilométrique), PN (passage à niveau), sectionnement, shunt, série…
Un cheminot, agrippé à son appareil de photo, revenait du Pérou et la dernière photo qu’il avait enregistrée était une vue du Salcantay, un volcan enneigé de la Cordilliera Bianca. Les gendarmes, fermes et débonnaires, demandaient de ne pas déborder sur la chaussée, car la route restait ouverte, mais aussi de ne pas être trop près du parapet, sans doute pour ne pas lui faire subir une poussée trop forte.
Le pont dominait les voies qui étaient d’une courbure très légère, ce qui permettrait une vue plus étalée de la rame – une motrice, trois wagons, et une autre motrice, peints en gris et bleu et décorés sur les côtés d’un motif sinusoïdal – et surtout la perception de sa vitesse qui ne serait pas que radiale. Vers l’est, d’où viendrait le bolide, la longueur de la partie visible des voies était jalonnée par une trentaine de pylônes, soit 1 000 à 1 200 mètres que la rame « V150 » parcourrait jusqu’à nous entre 6 et 8 secondes. Calcul approximatif !
L’un des spectateurs avait un poste de radio, ce qui lui permit d’annoncer le départ de l’engin : on le verrait dans un petit quart d’heure. Puis il égrena ses vitesses successives. À « 515 », on applaudit : le précédent record était battu ! Et quand il annonça : « 574 »… le train surgit !
Avec ses deux phares allumés et les grosses gerbes d’étincelles qui jaillissaient du pantographe, je vis comme un triangle menaçant et clignotant qui avalait l’espace. Le reste du convoi sembla onduler ou déferler. Pas d’observation, mais l’acte seul de voir, façon Turner. Ce que je viens d’écrire n’exprime que le souvenir désormais ralenti de ce qui m’est apparu, si bref. Voilà pour la vision.
Une surprise de taille nous attendait : quand la rame passa sous le pont, nous sursautâmes tous. Poussée par le bolide, la colonne d’air avait en effet soulevé le tablier du pont qui reprit juste ensuite sa position normale. Après le spasme visuel, un coup de pied sous les voûtes plantaires ! On n’oublia quand même pas d’applaudir tout en nous retournant… mais l’effet de fantasmagorie avait disparu, et la rame était déjà très loin.
Le record fut porté à 574,8 km/h. Je ne saurai jamais si c’était quand nous avons vu passer le bolide, mais de l’avoir vu donnait lieu d’être déjà très satisfaits.
Un grand sentiment de fierté nous envahit. L’Europe des trains à grande vitesse continuait à se construire.