Un regard depuis l’Asie sur l’avenir de l’X
REPÈRES
REPÈRES
On ne peut parler des universités scientifiques en Asie sans évoquer le classement de Shanghaï, révélateur des ambitions de la Chine. Ce classement est basé sur les éléments suivants : la qualité de l’enseignement pour 10% (nombre de prix Nobel et de médailles Fields parmi les anciens élèves ; la qualité de l’institution (nombre de prix Nobel et de médailles Fields parmi les chercheurs pour 20 % et nombre de chercheurs les plus cités dans leurs disciplines pour 20%); les publications (articles publiés dans Nature et Science pour 20 %, et articles indexés dans Science Citation Index et Arts & Humanities Citation Index pour 20%); enfin, pour 10 %, la taille de l’institution (performance académique au regard de la taille de l’institution).
L’Asie présente une diversité humaine aussi grande que l’Occident
L’Asie est un concept « européen » et présente en fait une diversité humaine aussi grande que l’Occident. Néanmoins on observe, en termes de classement concernant les sciences, un retard du monde asiatique par rapport à l’Europe. En dépit de certains biais méthodologiques, le classement mondial des universités dit » classement de Shanghaï » établi depuis 2003 par l’université Jiaotong de Shanghaï offre une vue éclairante de la productivité de la recherche scientifique au sein des universités de la planète.
Grande Chine
La « Grande Chine » – République populaire de Chine, Hong Kong et Taïwan – est en train de devenir une réalité prégnante. L’intégration de Hong Kong au sein du système chinois via le schéma « un pays, deux systèmes » de 1997 après la rétrocession a montré son efficacité en alliant la force du capitalisme hongkongais (très vivace aussi dans la » rivière des Perles « , coeur manufacturier de la province de Guangzhou) et du technocratisme chinois. Le rapprochement économique de Taïwan et de la Chine, déjà très avancé depuis dix ans via les très importantes délocalisations de la production d’équipements high-tech taïwanais en Chine (Foxconn, entreprise taïwanaise, est le plus grand exportateur chinois) mais aussi délocalisation de la R&D, se poursuit désormais au plan économique avec la signature d’un accord majeur de libre-échange en 2010 entre la Chine et Taïwan et la décision politique (majeure) en janvier 2011 du gouvernement taïwanais d’autoriser les investissements chinois (capés) dans les entreprises taïwanaises.
Domination américaine
Les elite universities américaines dominent sans partage le haut du classement avec 17 universités américaines dans le Top 20, en sus de Cambridge (n° 5) et Oxford (n° 10) en Angleterre et de l’université de Tokyo (n° 20) en Asie.
Rattrapage asiatique
Une analyse par région et par pays (tableau 1) montre qu’en grandes masses l’Europe est encore en avance sur l’Asie – mais si l’on observe les évolutions respectives depuis 2003, l’écart se resserre vite.
Au niveau des pays, la » hiérarchie du mérite scientifique » mélange pays européens et asiatiques, avec la hiérarchie quantitative suivante : Angleterre > Allemagne > Japon > France > « Grande Chine » > Australie > Corée > Singapour > Inde. Cette hiérarchie augure d’ici dix à vingt ans d’un changement important de paradigme au niveau techno-scientifique.
Nouveaux rapports de force
La France et l’Europe auraient cependant profondément tort de croire « avoir dix à vingt ans » d’avance sur l’Asie au plan scientifique et technologique. En effet, le classement de Shanghaï présente plusieurs faiblesses.
Le modèle de Shanghaï sous-estime la force de l’Europe et encore plus, celle de l’Asie
Premièrement, l’analyse de la puissance scientifique en fonction du rang des universités ne fait que refléter la position de la pièce « Universités » dans l’écosystème national d’innovation de chaque pays. Or, comme le modèle research university est depuis 1945 au centre de l’écosystème américain (et en fait, dès l’avant-guerre avec l’émigration de la fine fleur de l’intelligentsia européenne aux États-Unis et le projet Manhattan), ce modèle exagère la supériorité américaine, sous-estime la force de l’Europe et encore plus la force de l’Asie.
Côté France, le système français d’innovation, centré pendant des décennies autour des » grands laboratoires » nationaux, est plus puissant que les statistiques « Universités françaises » ne l’indiquent.
Renaissance chinoise
Une France en mutation
Le recentrage de l’écosystème français autour de research universities à la française devrait permettre de faire bouger les frontières mais il y a un gros effort de marketing à faire auprès des élites scientifiques étrangères – il faudrait aussi, au niveau de l’X, que les chercheurs des laboratoires de l’X indiquent en premier lieu l’X comme établissement dans leurs articles scientifiques afin que leur travail contribue au prestige scientifique de l’X.
Côté Chine, l’analyse » Universités » sous-estime aussi le potentiel scientifique effectif de la Chine dont l’écosystème d’innovation a été, et est encore, une galaxie très floue d’institutions publiques. Or, la Chine a impulsé depuis dix ans une réforme de son système d’innovation et de son système universitaire en les centrant sur une dizaine de research universities nationales, des moyens gigantesques étant donnés à cette tâche, ainsi qu’une vitesse chinoise à sa réalisation.
Tout un système universitaire, public et privé, visant l’amélioration de l’éducation des masses tout en permettant de maintenir la sélection de l’élite vers le sommet de la pyramide éducative, est en cours de réforme.
Des chiffres parlants
L’université de Tsinghua. |
Dans les cinq dernières années, le nombre d’universités publiques, le nombre d’étudiants, les ressources financières allouées à l’enseignement supérieur en Chine ont crû de facteurs compris entre 100% et 300% – sans parler de la création et du développement spectaculaire des universités privées (dont la croissance excède 1 000 %), répondant à une demande insatiable d’une classe moyenne chinoise forte désormais de trois cents millions de personnes : au système pyramidal bimillénaire de l’Académie chinoise correspond désormais un ensemble privé formant les meilleurs de la classe marchande du nouvel Empire chinois.
Le » nombre de scientifiques chinois par 1 000 employés » a plus que doublé depuis quinze ans, passant de 0,79 à 1,9 – chiffre encore très inférieur aux chiffres américains et européens, mais représentant un accroissement considérable en nombre de personnes.
Publications en croissance
Brevets chinois
Selon l’OMPI (Office mondial de la propriété intellectuelle), le nombre de brevets enregistrés par des scientifiques et inventeurs chinois est en cours d’explosion : avec un bond de 56,2% en 2010 (soit 12 337 brevets) – soit trois fois le nombre de brevets de 2006, faisant aujourd’hui de la Chine le 4e auteur de brevets derrière les États-Unis, le Japon et l’Allemagne, et devant la Corée.
Le nombre d’articles académiques par les scientifiques chinois dans les journaux scientifiques est passé depuis quinze ans de 20 000 à 112 000 – dépassant ainsi le Japon (80 000) et l’Allemagne (90 000). Dans la même période, les États-Unis sont passés de 265 000 à 340 000. Si l’on fait une projection des croissances respectives du nombre des publications scientifiques (+16,5%/an en Chine, +1%/an aux États- Unis), la Chine dépassera sur ce critère-là les États-Unis dès 2020.
La Chine est désormais au 2e ou 3e rang du nombre de publications de sciences et d’ingénierie dans les journaux scientifiques avec déjà une » part de marché » de 21 % au plan mondial dans le nombre de publications afférentes à la science des matériaux, et des contributions importantes en chimie et en physique.
De puissants clusters techno-industriels
Échecs français
J’ai vu, depuis les clusters high-tech de Taïwan où je suis immergé depuis 2001, l’autodestruction de l’industrie française de l’électronique du fait d’une approche nationaliste, qui va exactement à l’inverse du codéveloppement raisonné avec les clusters asiatiques opéré par les leaders technologiques américains.
Au-delà de la Chine, c’est toute l’Asie qui se reconfigure depuis un schéma « America-centric » vers un schéma » China-centric » au niveau des chaînes de valeur – la Chine était déjà un fournisseur clé de Taïwan, de la Corée et du Japon, elle en devient aujourd’hui le premier marché pour de nombreux produits. L’industrie NTIC, plus que toute autre, illustre aujourd’hui le poids prépondérant de l’Asie en matière d’innovation scientifique, technologique et industrielle.
Ainsi, dans les classements des dix entreprises les plus innovantes au monde figurent six entreprises asiatiques, dont trois entreprises japonaises (Panasonic en n° 1), deux entreprises chinoises (Huawei (n° 2) et ZTE (n° 4), les deux leaders des télécoms) et une entreprise coréenne (Samsung). La puissance des clusters techno-industriels asiatiques leur donne un avantage compétitif considérable au niveau « recherche appliquée ».
Codéveloppement
La question stratégique, pour la France, me semble être : » Comment s’insérer dans une dynamique de codéveloppement gagnant-gagnant avec les clusters chinois et asiatiques afin de bénéficier de leur puissance ? » Les grandes entreprises du CAC 40, mondialisées ou plutôt » multirégionalisées « , le font.
Les PME françaises ne peuvent en général pas le faire et les pouvoirs publics français semblent en appeler à un nouveau » nationalisme industriel » sans une véritable stratégie transnationale.
Vision fausse et dangereuse
La Chine est au 2e ou 3e rang du nombre de publications de sciences et d’ingénierie
Deuxièmement, il est erroné de ne voir dans ce qui précède qu’une dynamique de type » recherche appliquée » – les » cerveaux » d’Occident faisant de la » recherche fondamentale » et les » mains » d’Asie faisant le reste. Cette vision, véhiculée par les médias anglo-saxons depuis plus de vingt ans et reprise par les élites françaises, est fausse et dangereuse. Il y a déjà près de vingt ans que la majorité des » forces vives » des États-Unis en matière d’étudiants-chercheurs (MS & PhD en technologies et sciences) est d’origine étrangère, aux deux tiers d’origine asiatique.
American dream
Jusqu’en 2001, la dynamique vertueuse de l’American dream (visa F‑1, job et perspectives de rêve, carte verte, prestige social et économique) a attiré et maintenu aux États-Unis une très large part des élites techno-scientifiques de la planète. Cette machine, abîmée fin 2001, semble aujourd’hui brisée : les flux d’étudiants chinois et indiens aux États-Unis sont en baisse et plus de 80 % des étudiants chinois et indiens actuellement aux États-Unis ont indiqué vouloir rentrer dans leurs pays dès la fin de leurs études, du fait de l’impossibilité d’accéder à un job et à un visa de travail américain. Depuis 2005, il y a ainsi un flux plus important de returnees asiatiques, au premier chef vers la Chine.
Aider les retours
La Chine a une politique très active d’incitation au retour de ses plus brillants sujets
La Chine a, au plus haut niveau, une politique très active, systémique, d’incitation au retour de ses plus brillants sujets – la rénovation de l’Université chinoise passe ainsi par le recrutement prioritaire des scholars formés et enseignant dans les meilleures universités de la planète.
Exemple symptomatique : Andrew Chi-Chih Yao, originaire de Shanghaï, âgé de 64 ans, était professeur d’informatique (computer science) à Stanford et récipiendaire du prestigieux prix A. M. Turing, or l’université de Tsinghua (« l’équivalent chinois de l’X » me disaient en 1998 des amis de Tsinghua venus étudier en France – vrai, mais en plus puissant en fait) l’a débauché en lui proposant de créer le nouvel » Institute for Theoretical Computer Science » de Tsinghua. Le budget à sa disposition ? Illimité.
Avec une telle politique, il faut s’attendre à ce que le niveau de la R&D chinoise progresse non seulement quantitativement (les projections officielles veulent augmenter le ratio R&D/PNB de 1,4 % en 2006 à 2,5 % d’ici 2020 – ce qui, avec une projection de croissance annuelle du PNB chinois de 7−7,5 %, représente une augmentation des dépenses chinoises de R&D de 440 % entre 2006 et 2020) mais aussi qualitativement de manière très notable d’ici 2020.
Matrice 3 x 3
Ces évolutions m’amènent à considérer que, si l’X veut (re)devenir une elite university de rang mondial, elle doit inclure une dimension » Leadership » et « Management » de premier plan afin d’espérer recoller un jour au peloton d’Harvard, Stanford et Tsinghua. L’université de Tsinghua, bâtie comme l’X sur une » matrice à la Condorcet » 2 x 2 = [L, M] x [Sciences, Ingénierie], a depuis adopté une « matrice à l’américaine » 3 x 3 = [L, M, D] x [Sciences, Ingénierie, Management-Leadership] – elle a créé des écoles doctorales se développant puissamment et aussi, en 2000, une école de management (SEM), parrainée par le puissant Premier ministre de l’époque, Zhu Rongji (le czar économique de la Chine – lui-même ancien de Tsinghua, comme l’actuel président Hu Jintao et le futur président Xi Jinping) – et qui s’est dotée dès le début d’un Global Advisory Board formé de PDG de Fortune 500 de toute la planète (dont nos camarades Claude Bébéar et Carlos Ghosn) – se plaçant ainsi ab initio au sommet de l’échelle.
Rêve Français
Le « Rêve français » du début du XIXe siècle : l’Empereur remet le drapeau au sergent-major Arago (X1803). Gravure tirée de l’Histoire de l’École polytechnique de G. Pinet, 1887. |
L’École polytechnique, fille de la Révolution, fut, à sa fondation en 1794, créée pour former l’élite de la République, lui donner les « officiers de la République » permettant de bâtir la force technologique et scientifique requise pour remettre la France sur pied et aider à vaincre les armées royalistes d’Europe. Elle aida à l’accomplissement de ce » rêve fou « . C’est le « rêve américain » qui a agi comme un aimant sur les élites de la planète de 1945 à 2001.
C’est aujourd’hui le « rêve chinois » qui pousse au retour des plus brillants Chinois de la planète. Quel est donc le » rêve français » que les polytechniciens entendent contribuer à bâtir, quelle est la « mission impossible » qu’ils entendent accomplir pour que la France ait de nouveau un rôle à la mesure du talent que j’observe chez nos jeunes camarades, d’origine chinoise, brésilienne, française, russe – et chez nos professeurs ?
Ne pourrait-on pas, ensemble, se donner pour ambition un « Plan X2020 » en se demandant quelle architecture l’X doit mettre en place maintenant afin d’être à l’horizon 2020 une université d’élite figurant dans le » Top 10 » mondial, avec une aura comparable à Stanford ou au MIT ?
Nouvelle gouvernance
Plusieurs pièces de la « matrice 3 x 3 » ont été mises en place depuis quelques années pour réaliser un tel rêve via ParisTech (rejoint par HEC en 2008). Améliorer la gouvernance actuelle de ParisTech en y équilibrant les trois puissances qui la composent faciliterait la réalisation de trois objectifs concrets.
Le premier est de bâtir une puissante Graduate School of Engineering autour du ParisTech actuel, dotée d’une véritable PhD – Level Graduate School, structurée en départements technologiques lisibles à l’international, et de niveau de sélectivité supérieur à celui du niveau « M » de nos Écoles.
Le second serait de continuer le développement d’une puissante Graduate School of Sciences, dont l’X et l’École doctorale de l’X sont aujourd’hui le cœur en renforçant les partenariats avec Paris-XI et les Écoles normales supérieures.
Enfin, il s’agirait de mieux coordonner la Graduate School of Business actuelle de ParisTech, HEC (de réputation mondiale excédant l’X chez » les marchands »), en voyant quels programmes élitaires créer entre l’X et HEC sur le sujet.
Tsinghua partenaire d’Oxford
Fin avril 2011, à l’occasion du centième anniversaire de Tsinghua, un partenariat de première grandeur a été signé entre l’université d’Oxford et Tsinghua, marquant la reconnaissance entre pairs des elite universities. Le président d’Oxford, Andrew Hamilton, a alors déclaré : » As a big brother, I will take great pleasure in the coming years in watching Tsinghua grow and strengthen to become as tall and old as Oxford. »
Se donner pour ambition un « Plan X 2020 » afin de figurer dans le « Top 10 » mondial
Modèle humaniste
Je suis personnellement convaincu que le » modèle polytechnicien » des origines de notre École, celui où les « hommes de mérite sans argent » étaient plus respectés que les » hommes d’argent sans mérite « , a beaucoup de sens dans les temps présents et que ce modèle serait de nature à nouer des liens féconds avec les « honnêtes hommes » d’Asie et du Monde : Un honnête homme n’est ni français, ni allemand, ni espagnol, il est Citoyen du Monde et sa patrie est partout. (Cyrano de Bergerac).
Commentaire
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Très intéressant « up-date » sur le système universitaire chinois conduisant à de riches propositions pour l’avenir de l’X