Un sourire… une larme… un frisson…
Les polytechniciens-poètes, s’adonnant à cet art sans en faire mystère, sont devenus trop rares aujourd’hui pour que l’on ne salue pas ceux qui ont à coeur d’entretenir une flamme ayant brillé d’un certain éclat dans un passé encore récent avec Henri Cuny (26) disparu en 1999, regretté par tous ses amis.
Comment ne pas penser d’abord à rendre hommage à celui qui fut un temps président de la Société des poètes français, ce cénacle distingué dont il ouvrit la porte, il y a quelques années, à notre camarade Bruno de Vulpian (kès de la 55 avec Claude Bébéar, faut-il le rappeler).
Bruno livre à notre attention avec une belle et louable régularité, tous les deux ans environ, le recueil de ses dernières créations, ce qui nous vaut aujourd’hui la présentation de son “ Cru 2000–2001 ” (après celui de 1998- 1999 Jardin secret) précédé d’une aimable préface de Brigitte Level, présidente d’honneur de ladite Société.
Dans un prologue intitulé Leçons de modestie, Bruno prend d’abord soin, avec humour et simplicité, de nous éclairer sur la conception qu’il se fait de son art, la place privilégiée réservée à sa famille, parmi ses sources d’inspiration et d’effusion poétiques.
Cette place s’accorde au ton familier, voire intimiste du langage qu’il affectionne, dont il use sans doute au quotidien.
“ Racontez-moi, Daddy,1
C’est quoi la poésie ? ”
(…)
Avant de penser rime, e muet ou quatrain
Sonnet, alexandrin, tous ces menus tracas
Entends les mots souffrance, amour, beauté, chagrin
Et rêve aux émotions qui naissent de tout ça…
(…)
La poésie doit (…)
Naître toujours d’une émotion
Vécue, ressentie, imaginée
Que l’on veut partager, que l’on espère offrir (…)
Avec des mots, de simples mots, qu’il faut savoir choisir
Qu’il faut savoir unir et quelquefois contraindre
(…)
Tu me disais, “Daddy
C’est quoi la Poésie ? ”
Et je t’ai répondu un peu plus qu’à moitié (…)
C’est tout pour aujourd’hui, m’as-tu compris, chéri ?
(…)
Fut-il un peu compris ?
On l’espère pour lui !
Et pourtant la magie
Des mots de son Daddy
Avait presqu’endormi
Son petit, son chéri
Cette profession de foi poétique transparaît quand Bruno libère son souffle de sympathie, de complicité spontanée, au hasard de ses rencontres. Au-delà d’êtres naturellement chers, son regard se pose avec compassion sur Claudica la bossue, Suzon la prétendue folle qui se complaît à nourrir les pigeons, ce solitaire n’ayant personne à qui parler… Ces êtres délaissés, voire dérangeants, en manque d’affection ou de considération.
Il n’est pas davantage fermé aux plus humbles des créatures tel ce lézard s’ébattant au soleil sur un mur.
Il tourne à droite, il tourne à gauche et tend le col
Il hésite, il repart, s’arrête sans raison
Fait soudain demi-tour et rentre à la maison…
Bruno sait trouver les mots, les traits justes pour faire revivre devant nous des êtres chers inséparables de ses souvenirs d’enfance, comme en témoigne par exemple le premier de ses poèmes au charme d’antan, si heureusement construit avec des mots, des images très simples d’où se dégage une grande fraîcheur de sentiments :
Trois gouttes de bonheur
à Tante Rosalie
J’aimais de tout mon cœur ma tante Rosalie
Je n’étais pas le seul, tous les enfants l’aimaient
Les cousins, mon grand frère et ma soeur l’adoraient
Elle était pour nous tous notre tante chérie
Un beau soir au salon j’avais entendu dire
Qu’elle était “ vieille fille ”… et j’avais failli rire…
Mais rire sans comprendre ! Alors j’avais osé
Demander à maman qui montait se coucher :
“ Vieille fille, c’est quoi ? C’est la fin de l’enfance ? ”
Maman avait souri… puis parlé tristement
De Verdun, de la guerre et d’un beau lieutenant
Qui aimait Rosalie… et mourut pour la France !
En écoutant maman, j’avais failli pleurer
Et j’ai pleuré vraiment quand maman est partie…
Tant d’amour et d’humour chez Tante Rosalie
Quand elle offrait aux grands juste avant le dîner
Trois gouttes de bonheur… un doigt de Porto vieux;…
Trois gouttes d’un bonheur sincère et contagieux…
Si d’aussi charmantes surprises se renouvellent moins souvent qu’on ne le voudrait au fil des 75 poèmes du recueil, du moins l’auteur aime-t-il jouer sur des registres variés, imaginer des situations insolites, donner libre cours à sa fantaisie tel ce dialogue savoureux entre Adam et son Père céleste au sujet d’Ève “ Enfin la vérité ”, ce tête-à-tête avec lui-même : “ Choisir tout seul, c’est la galère ! ” et quelques autres assez plaisants.
Fort heureusement, d’abord pour lui et les siens, Bruno n’est pas de ces poètes tourmentés, en proie aux affres de la création secouant fiévreusement des sacs de mots insolites dont on espère des retombées magiques. Sa poésie est de celles qui sont accessibles à tous, ne méprisant ni la sensibilité, ni les sensations et les valeurs simples. Il ne fait d’ailleurs pas mystère de ses allégeances en nous révélant ingénument, dans un “Hommage à Francis Jammes”, son modèle et guide :
Merci à toi, Francis, d’avoir scellé l’alliance
Entre la poésie et les bons sentiments.
Je ne puis me défendre incidemment de m’interroger sur cette irruption soudaine des “ bons sentiments ” dont je discerne mal le contenu sémantique dans ses rapports à la création poétique. Existerait-t-il à leur endroit un avant et un après Jammes ? Ce dernier certes écrit de charmantes choses mais se serait-il lui-même reconnu à ce coup de chapeau.
Autant de questions hasardeuses m’ayant incité à chercher quelque réponse dans Les Géorgiques chrétiennes, cet hymne virgilien à son Béarn natal, à “ L’humble grandeur d’une pénible vie ” (celle de paysans pyrénéens au début du siècle dernier).
Sous une certaine monotonie du discours poétique, s’égrenant en distiques à la manière des psaumes, monte, discret d’abord, plus insistant par la suite, le rappel d’antiques préceptes de sagesse et de soumission filiale de l’homme à Dieu.
C’est ainsi que l’on peut lire au chant VII :
La Bible dit : Ne désirez trop, ni trop peu
De peur d’oublier et de maudire Dieu.
“ Merci à toi Bruno ” de nous donner l’occasion de ces récréations poétiques, et… ne manque pas de donner tous tes soins à ta vigne dans l’attente de “ nouveaux crus ”.
___________________________________
1. On sait la proximité et la sollicitude entretenues par Bruno avec les enfants au-delà du cercle de sa famille : l’auteur de contes joliment illustrés (le dernier, précisément : Les contes de Daddy) leur consacre par ailleurs une grande partie de son temps comme président de “ l’Association des Villages d’enfants ”.