Un témoignage de Simone Weil et son dialogue avec Auguste DETŒUF sur la condition ouvrière en 1937
En 1934, Simone Weil était parvenue à la conviction qu’elle ne pouvait continuer à militer en faveur d’une révolution sociale sans avoir vécu la vie des ouvriers. Ne pouvant se satisfaire des solutions totalitaires de type soviétique que revendiquait la majorité syndicale, elle voulait connaître la réalité de la condition ouvrière. Elle se fit recommander par Boris Souvarine1 à Auguste Detœuf (X 1902) qui accepta de l’embaucher à Alsthom. Elle avait postulé pour un emploi d’ouvrière, qu’elle exerça d’abord à Alsthom, puis dans d’autres entreprises et finalement chez Renault où elle travailla jusqu’aux grèves de 1936.
Simone Weil.
Elle vécut sans compromission cet engagement très dur. Dans un article publié en 19362, elle raconte l’attente dehors le matin devant la porte de l’usine par tous les temps parce qu’il faut être en avance pour être sûr de ne jamais être en retard, la scène de son renvoi sans explication d’un emploi, le vestiaire d’usine qui n’est pas chauffé, la paie comme un troupeau devant le guichet (« on ne sait pas ce qu’on touchera »), la faim (« quand on gagne 3 francs de l’heure, ou même 4 francs, ou même plus, il suffit d’un coup dur, une interruption de travail, une blessure, pour devoir, pendant une semaine ou plus, travailler en subissant la faim »), la fatigue (« pour cette fatigue-là, il faudrait un nom à part »), la peur (« d’une manière générale la peur des engueulades »), la contrainte (« ne jamais rien faire, même dans le détail, qui constitue une initiative »). » Quoi encore ? l’importance extraordinaire que prend la bienveillance ou l’hostilité des supérieurs immédiats… La nécessité perpétuelle de ne pas déplaire. »
Dans le même article, elle souligne que la grève de 1936 ne résulte pas d’un complot syndical ou politique, mais seulement de la conviction populaire que l’élection en faveur du Front Populaire permettait enfin une grève sans risques d’affrontement avec la police ou les gardes mobiles. » Dès qu’on a senti la pression s’affaiblir, immédiatement les souffrances, les humiliations, les rancœurs, les amertumes silencieusement amassées ont constitué une force suffisante pour desserrer l’étreinte. C’est toute l’histoire de la grève. Il n’y a rien d’autre. « 3
Quel sens donnait-elle à cet engagement ? Peu de temps après sa première embauche, elle écrit à Boris Souvarine : » Vous devez vous demander ce qui me permet de résister à la tentation de m’évader, puisque aucune nécessité ne me soumet à ces souffrances… C’est que même aux moments où véritablement je n’en peux plus, je n’éprouve à peu près pas de pareille tentation. Car ces souffrances, je ne les ressens pas comme miennes, je les ressens en tant que souffrances des ouvriers, et que moi personnellement, je les subisse ou non, cela m’apparaît comme un détail presque indifférent. Ainsi le désir de connaître et de comprendre n’a pas de peine à l’emporter. « 4
Auguste Detoeuf par Roger Wild.
Par son témoignage, elle espère changer les choses. En 1937 elle fait une conférence devant un auditoire d’ouvriers pour leur expliquer qui est Taylor et comment il a conçu les systèmes d’organisation du travail auxquels ils sont soumis. » L’ouvrier ne souffre pas seulement de l’insuffisance de la paie. Il souffre parce qu’il est relégué par la société actuelle à un rang inférieur, parce qu’il est réduit à une espèce de servitude… C’est le véritable problème, le problème le plus grave qui se pose à la classe ouvrière : trouver une méthode d’organisation du travail qui soit acceptable pour la production, pour le travail et pour la consommation. « 5
Elle était persuadée de l’ignorance des » bourgeois intelligents « 6 sur la réalité de la condition ouvrière, d’où ses contacts avec Auguste Detœuf auquel elle écrit : » Si mon projet doit se réaliser un jour – le projet de rentrer chez vous comme ouvrière, pour une durée indéterminée, afin de collaborer avec vous de cette place à des tentatives de réforme – il faudra qu’une pleine compréhension soit établie auparavant. « 7 Elle lui recommande d’aller voir le film de Chaplin, Les temps modernes : » La machine à manger, voilà le plus beau et le plus vrai symbole de la situation des ouvriers dans l’usine. « 8
Auguste Detœuf entre dans le jeu et jusqu’à la guerre, il échange avec elle une correspondance régulière. Dans une lettre de 1937 où elle l’appelle » cher ami « , elle critique sur un ton acerbe une conversation entendue dans le train entre deux patrons de PME qui s’insurgent contre la perspective d’un contrôle de l’embauche et de la débauche. Auguste Detœuf lui répond longuement en lui expliquant pourquoi ils pensent ainsi. » Ma chère amie, ajoute-t-il, s’il est relativement aisé de remplacer le dirigeant d’une grande entreprise par un fonctionnaire, le petit patron ne peut être remplacé que par un patron. Fonctionnarisée, son entreprise s’arrêterait très vite. « 9, et il poursuit en soulignant la nécessité de législations qui soient compréhensibles pour les petits patrons. » Il faut accepter, conclut-il, qu’il y ait des hommes qui ne raisonnent pas toujours très juste, pour qu’au lieu de quelques chômeurs à peu près secourus, il n’y ait pas un peuple entier crevant de faim et exposé à toutes les aventures. « 10
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1 - B. Souvarine, qui est né en Ukraine, appartient à une famille juive émigrée en France à la fin du XIXe. Journaliste au Populaire, il prend dès 1917 le parti de la Révolution et défend la dictature de Lénine. Mais à la mort de ce dernier, il prend contre Staline le parti de Trotski, ce qui lui vaut d’être exclu du Parti en 1924. Dès lors il devient un observateur publiant régulièrement ses chroniques dans son bulletin, l’historien de la faillite du communisme soviétique, écrit F. Furet en 1995.
2 - » La vie et la grève des ouvrières métallos « , article pour le journal La révolution prolétarienne du 10 juin 1936, cité dans La condition ouvrière, éditions Idées/Gallimard, 1951, p. 222–229.
3 - Op. cit., p. 229.
4 - Lettre à B. Souvarine in La condition ouvrière, p. 41.
5 - Conférence intitulée La rationalisation, in La condition ouvrière, p. 292.
6 - » La vie et la grève des ouvrières métallos « , article pour le journal La révolution prolétarienne du 10 juin 1936, cité dans La condition ouvrière, éditions Idées/Gallimard, 1951, p. 229.
7 - Lettre à Auguste Detœuf in La condition ouvrière, éditions Idées/Gallimard, 1951, p. 245.
8 - Lettre à Auguste Detœuf in La condition ouvrière, éditions Idées/Gallimard, 1951, p. 250.
9 - Lettre d’Auguste Detœuf in La condition ouvrière, éditions Idées/Gallimard, 1951, p. 263.
10 - Lettre d’Auguste Detœuf in La condition ouvrière, éditions Idées/Gallimard, 1951, p. 265.
Commentaire
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ah bon, ils ne sont pas tous facistes ?
Je rappelle que Detœuf (X1902) était missaire. A se demander si la khômiss est réellement peuplée de dangereux facistes comme on le prétend…