Une alternance réussie

Dossier : Le BrésilMagazine N°626 Juin/Juillet 2007Par : Jean AVRIL Consultant, conseiller du Commerce extérieur de la France (CCEF) à São Paulo

À la fin de la dic­ta­ture mili­taire, la classe poli­tique désor­ga­ni­sée avait per­du ses tra­di­tions, pen­dant les vingt et une années où elle avait vécu sans liber­té d’ex­pres­sion et d’ac­ti­vi­té. Pra­ti­que­ment, du jour au len­de­main en 1985, les par­tis poli­tiques ont dû s’or­ga­ni­ser et pré­sen­ter des can­di­dats aux élec­tions. Le Congrès élu, sans l’a­voir été spé­ci­fi­que­ment pour cela, s’est don­né comme pre­mière tâche d’é­la­bo­rer une nou­velle consti­tu­tion, pro­mul­guée et appli­quée depuis. Trop « détailliste » (les par­le­men­taires l’ont faite presque pour eux-mêmes), son prin­ci­pal défaut est d’oc­troyer des droits aux citoyens, sans défi­nir leurs devoirs et sans se sou­cier com­ment seront finan­cées ses lar­gesses. Le résul­tat fut qu’en 1994 la situa­tion finan­cière du pays était celle d’un État en faillite, vivant avec un taux d’in­fla­tion de 1 % par jour. Le pré­sident en exer­cice, Ita­mar Fran­co, a confié alors à une équipe éco­no­mique, pilo­tée par le socio­logue Fer­nan­do Hen­rique Car­do­so (FHC), la mis­sion d’é­la­bo­rer un plan, sus­cep­tible de résoudre le pro­blème endé­mique et insup­por­table de l’inflation.

Le Plan Réal – c’est le nom qui lui a été don­né – a démar­ré le 1er juillet 1994 et, contrai­re­ment aux trois plans essayés par les gou­ver­ne­ments anté­rieurs, a don­né rapi­de­ment un résul­tat posi­tif. La courbe crois­sante du taux d’in­fla­tion s’in­ver­sa dès lors durablement.

Au second semestre 2002, au terme des deux man­dats pré­si­den­tiels de FHC, l’é­co­no­mie du pays a été très per­tur­bée par la pers­pec­tive de l’é­lec­tion pos­sible du can­di­dat de gauche, le syn­di­ca­liste Luiz Iná­cio Lula da Sil­va. Cette pers­pec­tive a eu des réper­cus­sions sur les para­mètres éco­no­miques, en par­ti­cu­lier sur le taux de change, expri­mé en dol­lar, qui s’est dégra­dé pro­gres­si­ve­ment au cours de l’an­née – un dol­lar valait 2,4 réals en jan­vier 2002, il attei­gnait 4 réals par dol­lar cer­tains jours de sep­tembre 2002.

En décembre 2001 le pro­gramme publié par le Par­ti des Tra­vailleurs (PT), cofon­dé par Lula, avait comme slo­gan : « Nous arri­vons pour tout chan­ger ». Très rapi­de­ment Lula a com­pris qu’a­vec une telle affir­ma­tion il n’a­vait aucune chance d’être élu contre le can­di­dat social-démo­crate (PSDB), José Ser­ra. Fort judi­cieu­se­ment, en juin 2002, Lula a publié sa Lettre au Peuple Bré­si­lien dans laquelle il affir­mait que le nou­veau gou­ver­ne­ment res­pec­te­rait tous les enga­ge­ments du Bré­sil (dettes internes et externes), tout en assu­rant le contrôle des dépenses de l’É­tat et de l’in­fla­tion. C’est dans un cli­mat de tran­quilli­té qu’en octobre 2002 Lula a gagné la pré­si­den­tielle au second tour.

De suite, en jan­vier 2003, Lula a sur­pris en nom­mant des hommes et des femmes capables aux minis­tères clés – Finances, Indus­trie et Com­merce, Plan, Envi­ron­ne­ment, Agri­cul­ture, Jus­tice et Affaires étran­gères. De plus, il nomme, à la tête de la Banque cen­trale, un dépu­té de la nou­velle oppo­si­tion (PSDB social-démo­crate), mais qui, au Bré­sil puis aux USA, avait été pré­sident de la Banque Bos­ton. Au cours du mois de décembre 2002, la trans­mis­sion des pou­voirs entre le gou­ver­ne­ment sor­tant et le nou­veau que Lula venait de mon­ter, s’est faite dans la plus grande har­mo­nie, qua­li­fié d’un « sans-faute » par les Marchés.

Par contre pour cer­tains autres minis­tères et les pré­si­dences des entre­prises de l’É­tat, le pré­sident a été moins heu­reux. Il a cédé aux pres­sions de son par­ti (PT) et de ses alliés. La com­pé­tence n’a pas été le cri­tère des choix – atti­tude qui, par la suite, a créé au Pré­sident de nom­breuses déceptions.

Dans le domaine éco­no­mique la conti­nui­té et la volon­té, jamais démen­tie de Lula, de main­te­nir une poli­tique de rigueur, assurent le contrôle de l’in­fla­tion et la force de la mon­naie. La courbe ci-après montre, fin 2006, une valeur annuelle pour l’in­fla­tion offi­cielle voi­sine de celles des pays déve­lop­pés – tous les divers indices sont dans la four­chette, 2 à 3 %. Depuis 1994, l’ins­tru­ment de contrôle de l’in­fla­tion est le Taux direc­teur de la Banque cen­trale que le Comi­té de poli­tique moné­taire, (Copom) – com­po­sé de membres de la Banque cen­trale et du minis­tère des Finances – altère, lors de sa réunion men­suelle, en fonc­tion de la ten­dance du taux d’in­fla­tion et d’é­vé­ne­ments internes ou externes qui pour­raient influen­cer l’économie.

Depuis juillet 1994, la Banque Cen­trale tra­vaille aus­si à la sta­bi­li­sa­tion de la mon­naie bré­si­lienne, le réal. En jan­vier 1999 (déva­lua­tion), elle a pu éta­blir la liber­té du change, lequel, après des fluc­tua­tions en 2002 (année élec­to­rale) s’est sta­bi­li­sé pro­gres­si­ve­ment vis-à-vis des mon­naies fortes – un dol­lar US vaut 2,17 réals au 31 décembre 2006 contre 2,20 en juin 2001. Pour les expor­ta­teurs, le réal à sa valeur actuelle est consi­dé­ré fort et cette force gêne les indus­triels – leurs marges à l’ex­por­ta­tion sont faibles ou nulles. De plus, sur le mar­ché interne ils subissent la concur­rence des pro­duits impor­tés les obli­geant à contrô­ler leurs prix.

Mal­gré ce change fort, le Bré­sil devient un pays expor­ta­teur, déga­geant chaque année un excé­dent de sa balance com­mer­ciale impor­tant et crois­sant pro­gres­si­ve­ment depuis 2001. Ce résul­tat, que Lula s’at­tri­bue, ne s’est pas fait au cours des quatre der­nières années. Il est le fruit d’un long effort des indus­triels et des gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs. Déjà en 1992, le pré­sident Col­lor a amor­cé une réduc­tion des droits de douane, met­tant la pro­duc­tion bré­si­lienne en concur­rence avec les pro­duits impor­tés – de meilleure qua­li­té et moins chers. Tous les sec­teurs de l’é­co­no­mie ont dû inves­tir pour se moder­ni­ser afin d’at­teindre les niveaux inter­na­tio­naux. Ils ont fait paral­lè­le­ment un long tra­vail de pros­pec­tion des mar­chés mon­diaux, obte­nant les pre­miers résul­tats en 2000 (tableau ci-contre). Depuis le com­merce exté­rieur dégage, chaque année, un excé­dent crois­sant qui a per­mis de liqui­der les dettes externes du Bré­sil, en par­ti­cu­lier celles qu’il avait avec le FMI et d’ac­cu­mu­ler, fin 2006, des réserves en mon­naies fortes, expri­mées en dol­lars, de 90 milliards.

La poli­tique de rigueur et un Taux direc­teur de la Banque cen­trale main­te­nu en moyenne à une valeur éle­vée ont eu une influence sur l’é­vo­lu­tion du PIB dont la varia­tion reste à un niveau rela­ti­ve­ment faible pour un pays en déve­lop­pe­ment. Sa crois­sance moyenne, au cours des quatre années de la pré­si­dence de Lula, n’est pas très dif­fé­rente de celle obte­nue par son pré­dé­ces­seur. Pour géné­rer un taux de crois­sance supé­rieur, Fer­nan­do Hen­rique Car­do­so puis Lula se sont heur­tés à un volume de l’é­pargne publique et pri­vée insuf­fi­sant pour finan­cer des nou­veaux inves­tis­se­ments. De plus, l’É­tat a des dépenses fixes trop éle­vées – une consé­quence de la consti­tu­tion de 88 – lais­sant peu de moyens pour inves­tir dans les infra­struc­tures, insuf­fi­santes pour accom­pa­gner un taux de crois­sance supé­rieur à l’ac­tuel. Enfin les inves­tis­se­ments directs étran­gers (IDE), dimi­nuent en rai­son d’une charge fis­cale glo­bale éle­vée (38 % du PIB) et de règles du jeu instables qui effraient les inves­tis­seurs étran­gers – dans le cas des PPP (Par­ti­ci­pa­tion Public Pri­vé), pour les inves­tis­se­ments en infra­struc­tures, le Gou­ver­ne­ment exige, pour des rai­sons idéo­lo­giques, d’a­voir un vote majoritaire.

Dans le domaine des affaires étran­gères, le ministre de Lula, Cel­so Amo­rin, au cours de l’an­née 2003, a orga­ni­sé de nom­breuses ren­contres du Pré­sident avec ses homo­logues des pays déve­lop­pés de l’hé­mi­sphère Nord. Mais, après ces nom­breux contacts, le Bré­sil a déci­dé de ne pas les pour­suivre, en par­ti­cu­lier avec les États-Unis, qui vou­laient créer le grand mar­ché com­mun (ALENA) éten­du de l’A­las­ka à la Terre de Feu. Depuis, la Poli­tique étran­gère du Bré­sil a don­né la prio­ri­té au dia­logue Sud/Sud, abou­tis­sant (au moment du som­met OMC de Can­cun) à la créa­tion du G20, contre­poids du G7 – aux réunions duquel Lula a été en géné­ral invité.

Cette évo­lu­tion de la poli­tique externe a pour le Bré­sil un double inté­rêt : étendre les pos­si­bi­li­tés de son com­merce exté­rieur et obte­nir des appuis impor­tants, pou­vant le sou­te­nir dans sa recherche d’un siège per­ma­nent au Conseil de Sécu­ri­té de l’O­NU. Le G20, au sein duquel trop d’in­té­rêts sont conflic­tuels, n’a cepen­dant pas appor­té au Bré­sil le sou­tien atten­du pour le siège de l’O­NU (Chine et Afrique).

De même le Bré­sil en 2005 n’a pas obte­nu l’ap­pui de ces pays pour dési­gner ses can­di­dats à la Direc­tion géné­rale de l’Or­ga­ni­sa­tion mon­diale du Com­merce, OMC, gagnée par le Fran­çais, Pas­cal Lamy, et à la pré­si­dence de la Banque inter­amé­ri­caine de Déve­lop­pe­ment, BID, octroyée au Colom­bien, Alber­to Moreno.

Évo­lu­tion du com­merce extérieur
Mil­liards de USD Import Export Solde R$/USD
1995 49,66 46,50 -3,16 0,895
1996 53,28 47,74 -5,54 0,993
1997 61,52 52,98 -8,54 1,065
1998 57,55 51,12 -6,43 1,140
1999 49,27 48,01 -1,26 1,693
2000 55,78 56,08 0,30 1,810
2001 55,58 58,23 2,65 2,216
2002 47,24 60,36 13,12 2,704
2003 48,20 73,08 24,88 3,095
2004 62,77 96,47 33,70 2,942
2005 73,54 118,31 44,77 2,458
2006 91,39 137,47 46,07 2,213

De même le Bré­sil a des pro­blèmes presque per­ma­nents avec l’Ar­gen­tine qui au sein du Mer­co­sur a tou­jours vou­lu un trai­te­ment de faveur. Enfin l’ap­pui du Bré­sil pour que le Vene­zue­la, du pré­sident Chá­vez et main­te­nant la Boli­vie d’E­vo Morales, entrent dans le Mer­co­sur a com­pli­qué les rela­tions internes en par­ti­cu­lier avec l’U­ru­guay qui est ten­té de signer un accord de libre-échange avec les États-Unis (modèle Chi­lien). L’im­por­tance que prend Hugo Chá­vez qui espère deve­nir le lea­der des pays de l’A­mé­rique du Sud, posi­tion que Lula pen­sait déte­nir de droit, favo­rise main­te­nant un rap­pro­che­ment des USA. Le pré­sident Bush voit en Lula, face au remuant Chá­vez, l’élé­ment modé­ra­teur du conti­nent Sud Américain.

L’an­née 2005 a été mar­quée par la décou­verte de scan­dales qui impliquent le Par­ti des tra­vailleurs (PT) et ses alliés : caisses occultes, pour le finan­ce­ment de ses cam­pagnes élec­to­rales de 2002 et 2004, ali­men­tées par des moyens illé­gaux ; achat des votes de dépu­tés des par­tis alliés et même du PT (ver­se­ments men­suels en liquide) pour assu­rer au cas par cas la majo­ri­té néces­saire à la Chambre. Toutes ces affaires sont entre les mains de la police et de la jus­tice et suivent leur cours. Le pré­sident Lula n’a pas été impli­qué, il a tou­jours pré­ten­du qu’il n’é­tait pas au cou­rant et avait été trahi.

Le 29 octobre, les Bré­si­liens, en majo­ri­té satis­faits de la ges­tion du pré­sident Lula, ont donc choi­si de le réélire : au 2e tour, Lula (Par­ti des Tra­vailleurs, PT) obtient 60,82 % des votes valides ; Alck­min (Social démo­crate, PSDB) : 39,18 %.

Les résul­tats de ce second tour ont mon­tré un pays divi­sé. Dans tous les États, situés au nord d’une ligne cou­pant le Bré­sil d’est en ouest pas­sant au som­met de l’É­tat de Rio, Lula est for­te­ment majo­ri­taire, par contre dans les États les plus riches – indus­trie, éle­vage et agri­cul­ture inten­sive – situés au sud de cette ligne c’est Alck­min qui est en tête.

Lula, au cours de son second man­dat, devra tenir compte de cette divi­sion. Il aura besoin de ces États riches pour pour­suivre sa poli­tique éco­no­mique de rigueur, main­te­nir le contrôle de l’in­fla­tion et de la mon­naie tout en assu­rant une crois­sance du PIB supé­rieure à celle des douze der­nières années – en moyenne, 2,5 à 2,8 % par an.

Pour tenir la pro­messe du soir de son élec­tion (assu­rer une crois­sance du PIB de 5 % par an au cours des quatre années de son second man­dat), le pré­sident Lula a lan­cé, le 22 jan­vier 2007, son Plan d’Ac­cé­lé­ra­tion de la Crois­sance (PAC) qui sera, annonce-t-il, la grande œuvre de son second man­dat. Ce Plan pré­voit d’in­ves­tir, spé­cia­le­ment dans les infra­struc­tures et l’éner­gie, 503,9 mil­liards de réals (€ 183 mil­liards). Le Tré­sor inves­ti­ra 13,4 % du total, les entre­prises d’É­tat 43,5 % – dont Petro­brás 34 % – enfin le sec­teur pri­vé 43,1 %.

Le PAC est loin de faire l’u­na­ni­mi­té des milieux poli­tiques et éco­no­miques : la par­tie la plus à gauche de l’é­chi­quier poli­tique le trouve trop libé­ral, l’op­po­si­tion timide et incon­sis­tant. Les éco­no­mistes et le sec­teur pri­vé constatent le faible inves­tis­se­ment de l’É­tat et font res­sor­tir que l’in­ves­tis­se­ment des entre­prises de l’É­tat et en par­ti­cu­lier de la Petro­brás serait réa­li­sé sans le PAC – il fait par­tie de son plan à dix ans, déjà ancien, d’as­su­rer et de main­te­nir l’au­to­suf­fi­sance en brut du Bré­sil et depuis 2006 en gaz, suite aux pro­blèmes créés par la rena­tio­na­li­sa­tion en Boli­vie. Ils lui reprochent aus­si de ne pas faire men­tion des réformes indis­pen­sables pour le pays (poli­tique, fis­cale et de la sécu­ri­té sociale). Le gros effort sera donc du sec­teur pri­vé. D’ailleurs le gou­ver­ne­ment réa­lise qu’il doit le mobi­li­ser, ce que fait le ministre des Finances, Gui­do Man­te­ga. Il a accor­dé une entre­vue au jour­nal O Esta­do de São Pau­lo, publiée le 28.01.2007, inci­tant les indus­triels à croire au PAC et insiste : « Il n’existe pas de déve­lop­pe­ment induit par l’É­tat. Ce que nous vou­lons c’est que le sec­teur pri­vé assume son rôle d’in­ves­tis­seur. »

Enfin, pour assu­rer le démar­rage du PAC, le Pré­sident devra, avec deux Chambres moins dociles que les pré­cé­dentes, obte­nir un vote rapide des Mesures pro­vi­soires qu’il a signées et envoyées au Congrès.

Depuis juillet 1994 le Bré­sil a beau­coup évo­lué. Au cours des trois der­niers man­dats pré­si­den­tiels, il a acquis une noto­rié­té éco­no­mique et poli­tique par­mi les grandes nations du monde, consé­quence de ses prises de posi­tion dans le domaine des affaires étran­gères qu’ac­com­pagne la maî­trise des para­mètres de son éco­no­mie. Ces actions et résul­tats font que les milieux éco­no­miques et poli­tiques mon­diaux consi­dèrent le Bré­sil déjà au-delà d’un pays en déve­lop­pe­ment, en voie de rejoindre ceux du 1er monde.

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