Une application mobile pour comprendre le langage
« Ouh-ouh ! Ouh-hou ah ah ! » On a tous en tête ces puissants cris de grands singes, mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi ces espèces, dont on nous répète sans cesse la proximité à Homo sapiens, ne posséderaient-elles pas elles aussi un langage aussi complexe que le nôtre ? Sûrement pas, mais heureusement, des chercheurs des équipes « Neuroimagerie du langage » et « Imagerie profonde » du centre NeuroSpin se sont posé la question pour vous.
Une des hypothèses sur ce sujet est que la différence réside dans notre capacité à saisir des règles implicites dans les séquences, et cela en quelques dixièmes de secondes. À titre d’exemple, si l’on vous présente la séquence AABBCC, vous la lirez et la retiendrez très probablement en 3 morceaux : AA, BB, CC. Mais les singes retiennent-ils cette séquence de la même manière ?
Un PSC original
Notre groupe de six X 2017, avec l’aide de chercheurs du centre NeuroSpin, s’est penché sur cette question dans le cadre de notre projet scientifique collectif (PSC) : nous avons cherché à mettre en évidence que le cerveau humain est capable de reconnaître des motifs dans une séquence (répétition, miroir, substitution, etc.). Cet article illustre une démarche inédite dans la réalisation d’une expérience de neurosciences : créer un jeu sur smartphone, réalisable aussi bien par des humains que par des singes.
Au départ, une hypothèse principale : la présence de régularité, si elle est détectée, facilite la mémorisation d’une séquence. Le principe de notre expérience se dessine déjà : le sujet devra mémoriser une séquence, puis la reproduire. Mais si le principe de l’expérience est facile à établir, nous nous sommes vite rendu compte de la contrainte que nous imposait la forme de l’expérience !
La première question est la suivante : que veut-on tester ? Nous sommes avant tout partis d’une intuition : le cerveau humain reconnaîtrait et mémoriserait particulièrement aisément les répétitions et les séquences miroirs du type ABBA, qui sont des structures toutes particulières en musique ou en peinture par exemple.
Pour tester ces hypothèses, nous avons conçu un langage formel capable de décrire, de manière compacte, toutes les séquences de six éléments avec trois couleurs différentes. Puis nous avons construit des opérations pour répéter les séquences et en faire le miroir. Par exemple, l’opération miroir (AB) transforme AB en BA. Chaque expression était dotée d’une complexité liée aux opérations utilisées pour la construire dans le langage. L’hypothèse psychologique que nous avons mise à l’œuvre dans nos expériences est que les participants tentent de « compresser » mentalement la séquence, c’est-à-dire de stocker la séquence sous sa forme de complexité minimale.
Une « app »
Comme nous avions besoin d’un grand nombre de données pour que l’interprétation statistique ait un sens, nous avons décidé de faire l’expérience sous la forme d’une application mobile : une méthode peu employée dans le milieu des neurosciences, bien qu’elle se révèle ici très adéquate, et réalisable sans trop de moyens !
Par exemple, il fallait trouver la manière optimale pour l’utilisateur de reproduire la séquence, qui lui a été présentée, sur un écran tactile (ça peut paraître anodin…) en limitant au maximum la présence de biais moteurs : le temps pris par l’utilisateur pour reproduire une séquence devait être uniquement lié à la complexité d’encodage de celle-ci et non à la façon dont elle est tapée sur l’écran. On pourrait rapprocher cette idée d’une observation simple : taper « azertyuio » sur un clavier est rapide non pas parce que le mot a une évocation dans notre esprit, mais parce que les lettres sont proches sur le clavier.
Nous avons aussi mis beaucoup de temps à choisir le type de stimuli : séquences de sons ? séquences de couleurs ? images ? formes ? La littérature sur les expériences avec des formes géométriques montre une grande capacité des humains à découper en séquences une représentation spatiale. Mais cette capacité de reconnaissance spatiale, très prononcée chez l’Homme, l’est moins chez le singe : ce serait un biais majeur dans l’étude comparative. Des sons ? Cela serait aussi donner un avantage considérable à l’Homme bien plus performant sur des tests d’audition. Mais alors que faire ? Les singes sont sensibles aux couleurs. Cette idée est d’ailleurs d’autant plus intéressante, que les données de forme et de couleur sont traitées par une aire du cerveau bien distincte de celle qui étudie le caractère séquentiel d’un stimulus.
“Notre capacité
d’apprentissage très élevée est
une des différences
fondamentales entre singes et humains”
Premiers résultats
Une fois l’application développée et publiée sur le Play Store, nous avons observé un premier résultat positif et fondateur : les séquences de faible complexité étaient en proportion plus souvent réussies, et avec des temps de réponse plus réduits. On a noté cependant que cela ne représente qu’une tendance et qu’aucun groupe de points ne se détache réellement. Nous ne retrouvions pas de manière évidente nos groupes de complexités. Il a donc fallu affiner notre analyse.
Après plusieurs tentatives et plusieurs échecs, des études plus poussées ont montré deux résultats. Tout d’abord, le temps de réaction n’était finalement pas un paramètre assez discriminant car différents individus sont plus ou moins réactifs. Par ailleurs, les résultats sont presque les mêmes, que le miroir soit considéré aussi dur que la répétition, ou bien qu’il soit considéré comme indécelable.
Apprentissage et mémorisation
Ce dernier résultat n’est pas un échec. Si ce n’est pas l’hypothèse que nous avions faite au départ, nous avons obtenu un résultat bien plus fort : le miroir n’apparaît pas comme une manière pertinente d’encoder les données. Il semble que cela reflète le fait que les séquences sont « flashées » et qu’elles perdent ainsi leur caractère spatial qui est fondamental pour distinguer un miroir. Le miroir ne serait donc pas associé au codage abstrait des séquences temporelles.
Une autre explication serait la brièveté des séquences que nous traitons, que les répétitions suffisent à simplifier. De manière intéressante, les six membres de l’équipe trouvent au contraire que les séquences présentant un miroir sont plus faciles à mémoriser : nous avons donc appris à reconnaître des miroirs. Cette capacité d’apprentissage très élevée est justement une des différences fondamentales entre singes et humains. Dans ce contexte, un travail ultérieur sur une quantification de l’effet de l’apprentissage des compressions différentes de séquences serait intéressant. On pourrait par exemple comparer des sujets entraînés en autodidactes, à ceux ayant appris les techniques de mémorisation pressenties dans ce travail.
Qu’attendre alors de l’adaptation de notre expérience à des singes ? Auront-ils des résultats similaires ? Notre capacité d’apprentissage est-elle différente des primates ? Comme quoi, un peu de temps, un groupe de PSC, un ordinateur et quelques téléphones portables peuvent répondre à de nombreuses questions sur le cerveau humain… et en susciter encore davantage !