Une banque du lisier contre les algues vertes
Les nitrates, après avoir été un problème de santé, posent maintenant un problème d’environnement : déversement de nutriments en excès dans les eaux côtières, prolifération incontrôlée des algues vertes. Répandre dans les champs le lisier en excès sans dépasser les besoins des cultures est une voie prometteuse, mais qui nécessite un accompagnement opérationnel et financier. De ce point de vue, le concept de « banque du lisier » – déjà mis en oeuvre en Europe – constitue un outil efficace.
REPÈRES
Les problèmes environnementaux ou sanitaires peuvent s’inscrire dans un processus simple : une source de nuisance est repérée, ses effets sont mesurés, les moyens de réduire cette source sont identifiés, le coût économique de l’action est justifié au regard des dommages, l’action est alors mise en oeuvre puis la source se tarit. Le problème est résolu. Dans la réalité les choses sont souvent moins faciles, bien sûr.
Directives européennes
La première directive européenne sur l’eau date de 1975. Les suivantes sont de 1980 et 1991. La directive de 2000 sur le bon état des masses d’eau prévoit l’atteinte d’objectifs ambitieux pour 2015 (avec dérogations possibles jusqu’à 2021 ou 2027), la teneur de 25 mg/l ayant été retenue en France pour le « bon état » concernant les nitrates dans les eaux superficielles.
La présence de nitrates dans l’eau a d’abord été un problème de santé publique. La question concernait l’eau de boisson :
Les nourrissons ne consomment que très peu d’eau du robinet
si l’on donnait à un nourrisson un biberon confectionné avec une eau du robinet contenant plus de 50 mg/l de nitrates, il risquait de contracter la « maladie bleue « , ou méthémoglobinémie aiguë ; on disait que les nitrates se transforment en nitrites dans son tube digestif, que ces nitrites modifient l’hémoglobine du sang, altérant le transport de l’oxygène, et l’enfant se cyanose, ou souffre de troubles plus graves pour les forts dépassements. Cela dès les années 1940 aux États-Unis.
Une pathologie disparue
Coup d’épée dans l’eau ?
Dans la seule enquête disponible (TNS – Sofres, 2005), l’eau de distribution publique ne semble pas être consommée par les nourrissons de moins de trois mois » (AFSSA, 11 juillet 2008). Malheureusement, l’échantillon ne comportait que 64 individus (l’enquête excluait les nourrissons nourris au sein). Pour les quatre-six mois, 1% consommait l’eau du robinet, sur un échantillon de 187 individus.
L’arme réglementaire a été mise en branle : depuis 1975 diverses directives européennes ont fixé des limites au taux de nitrates admissible dans divers types d’eaux, sur ce thème et sur beaucoup d’autres concernant la qualité de l’eau. Mais aujourd’hui, trente-cinq ans après la première directive, le problème des eaux de surface n’est pas complètement réglé.
En Bretagne, il reste une demi-douzaine de cours d’eau qui dépasse la limite. Par contre, l’eau du robinet après traitement est maintenant conforme.
Dans la réalité, il semble que les nourrissons ne consomment que très peu d’eau du robinet et dans le même temps, on mettait en évidence le rôle des bactéries pour ces risques sanitaires liés aux nitrates : « Les données épidémiologiques suggèrent que la méthémoglobinémie est souvent associée à une infection. » La méthémoglobinémie semble avoir à peu près complètement disparu en France : l’INERIS ne cite plus cette pathologie.
Proliférations d’algues vertes
Enjeux sanitaires et touristiques
Un cheval est mort à Saint-Michel-en-Grève en août 2009 (peut-être son cavalier l’avait-il un peu trop poussé dans un secteur vaseux?) et semble-t-il deux chiens l’année précédente, à cause d’émanations d’hydrogène sulfuré émises par des ulves en décomposition. Mais l’enjeu touristique est tout aussi important : des dizaines de communes sont touchées et ramassent des milliers de mètres cubes d’algues.
À mesure que s’estompait la préoccupation sur les problèmes de santé, les proliférations d’algues se multipliaient sur nos côtes. La seconde nuisance a fini par remplacer la première.
Cet effet des nitrates était mentionné dès les années 1980 : eutrophisation des eaux douces de surface et excès de dépôts d’algues vertes (ou ulves) sur le littoral, menant à de graves nuisances pour certaines plages du nord et nordouest de la Bretagne.
Ces ulves sont-elles dues aux nitrates ? L’Ifremer le dit depuis 1989 au moins (rapport Merceron)… et évoque le » confinement dynamique » des masses d’eau qui entraînent les ulves vers le large avec le jusant, mais les rapportent six heures plus tard avec le flot.
Le problème des algues vertes en lui-même est-il d’une gravité exceptionnelle ? L’émotion suscitée par de récents incidents et la dégradation de l’image touristique locale ont fait monter le Premier ministre au créneau et il en est résulté un plan d’action rédigé par quatre inspecteurs ou contrôleurs généraux de haut niveau.
Juillet 1999, plage de Locquirec, Finistère
Leur analyse revient essentiellement à pousser à leur terme ultime les logiques connues jusqu’alors : les ulves sont dues aux nitrates, qui proviennent de l’agriculture et on ne pourra les éradiquer qu’en réduisant au minimum l’activité agricole dans les bassins versants concernés (retour à la forêt),
Cette fois, il faut le faire
ou bien en n’y épandant plus d’effluents ni d’engrais (prairie de fauche, ni pâturée ni fertilisée) ; pour l’activité agricole qui subsistera, on n’épandra strictement que les effluents et engrais qui seront absorbés par les plantations, moins une marge de sécurité. Cette troisième préconisation est fort proche de celles entendues depuis longtemps sur ce thème : supprimer tout débordement d’effluents d’élevage ; sa vraie nouveauté c’est : « Cette fois, il faut le faire. »
La croisée des chemins
Nous voici donc à proximité du terme ? Quelques cours d’eau à améliorer dans l’intérieur de la Bretagne et un traitement sérieux des bassins versants à ulves, qui sont d’une dimension modeste au total… La saga va peut-être enfin se terminer ? Les vicissitudes du passé nous inciteraient à la prudence. Les mesures préconisées contre les ulves par ce rapport Dalmas, Moreau, Quévremont et Frey sont radicales, et elles ne concernent pas moins de 1 800 exploitations agricoles pour le bassin versant de Saint-Brieuc. Il est infiniment probable qu’on ne va pas décider de rendre tout ce secteur à la forêt et que la solution retenue sera le maintien d’une activité agricole, sous un sévère contrôle (avec notamment de véritables sanctions, dissuasives et réellement appliquées).
Nous voici peut-être à la croisée des chemins, sur cette affaire ? Le point essentiel est clair : le maintien d’une agriculture dans les bassins versants à ulves ne sera concevable que sous un strict respect de procédures de contrôle, dont la technicité excédera sans doute les capacités opérationnelles de certains petits exploitants. La vraie solution ne pourrait venir que d’une évolution des structures de production, avec amélioration de leurs compétences et moyens financiers, et pour cela, n’ayons pas peur des mots, avec accroissement de leur taille. Pas facile, mais pas impossible. En particulier, il faudra manier l’outil de l’aide financière avec discernement, pour ne pas pérenniser des situations intenables : les subventions devraient servir à faire bouger, pas à pérenniser.
La « banque du lisier »
Créer une « banque du lisier » facilitera la mise en œuvre opérationnelle de ce plan et donnera une impulsion aux mouvements de modernisation.
Les subventions devraient servir à faire bouger, pas à pérenniser
La logique de la banque du lisier est simple : les effluents d’élevage fournissent un excellent engrais organique, que l’on peut utiliser moyennant quelques précautions sur des terres de culture, en remplacement des engrais minéraux. Depuis toujours, les éleveurs proches de terres cultivées procèdent à des échanges, du type : « Je mets mon lisier chez toi et je te chaule ton champ, ou je t’achète des céréales… » Chacun y trouve son compte, si les terres disponibles ne sont pas trop éloignées : pas plus de 20 km environ pour le lisier de porc non déshydraté, sensiblement plus s’il est déshydraté ou pour le fumier de volailles. Le transport du fumier de bovin, par contre, est quasiment impraticable.
Optimisation
Grâce à la banque du lisier, la situation sera bien meilleure que si les affectations se faisaient selon la proximité ou au hasard des rencontres : dans ces autres cas, le total des gains et pertes par rapport aux prix cotés au départ pourrait être le même, mais certains perdraient plus et d’autres gagneraient davantage. Cela parce qu’un cultivateur modérément intéressé (donc demandant à recevoir un prix élevé) pourrait ne pas trouver l’éleveur très motivé (donc acceptant de payer plus cher) et aucune transaction ne se ferait, ou alors avec un autre éleveur qui voudrait bien accepter d’augmenter le prix qu’il va verser (donc subir un surcoût).
Il est possible de mettre en place un système de clearing pour mieux gérer ces échanges. Le principal intérêt réside dans une optimisation économique, par la transparence des offres, la diminution des coûts de transaction et la meilleure allocation entre offres et demandes. L’éleveur qui veut absolument se défaire de ses excédents d’effluents sera prêt à payer un prix plus élevé, et fera donc affaire avec le cultivateur le moins demandeur, qui touchera une plus forte somme pour lui faire accepter de recevoir l’engrais organique ; inversement, le cultivateur qui souhaite le plus réduire ses achats d’engrais chimiques acceptera un paiement plus bas à recevoir de tel éleveur en excédent, et signera avec celui qui cherche le moins à se défaire de ses effluents. Les coûts de transport, donc la prise en compte des distances, viendront modifier ce schéma général (en notant que la banque du lisier peut aussi se charger des transports).
Un outil de marché
Taille des exploitations
La banque du lisier est un nouvel outil pour la France, mais appliqué depuis longtemps ailleurs, et qui donne satisfaction : Belgique flamingante, Pays-Bas, Basse-Saxe, Westphalie du Nord. La puissance économique des exploitations, liée à leur taille, a permis ces évolutions depuis longtemps. En France, nous avons piloté notre agriculture avec le parti de la petite ou moyenne exploitation. Il en est résulté de réels avantages, mais lorsque les concepts montent en technicité, peut-être est-il temps d’envisager des évolutions.
L’utilité fondamentale de la banque du lisier est qu’elle apporte un élément d’optimisation économique.
Un autre avantage de ce concept, comme tous les outils de marché, est qu’il crée une valeur économique nouvelle, que les acteurs trouveront intérêt à préserver. Et pour cela, ils auront spontanément tendance à respecter les règles et à jouer honnêtement le jeu. Si un contrôle faisait apparaître une anomalie (prix, quantités, modalités), c’est la valeur économique de ces droits d’épandage qui serait mise en cause et risquerait de disparaître. Par ailleurs, le fonctionnement de la banque du lisier est très souple, il s’adapte spontanément aux variations de prix, de rendement, de conditions climatiques.
Ces nouvelles opérations demanderont certains aménagements des procédures légales concernant les installations classées pour la protection de l’environnement, ou une simple adaptation des documentations utilisées. Les délais d’obtention d’autorisations devront être sensiblement réduits.
En plus des opérations de clearing, la banque du lisier peut être chargée de recevoir et contrôler les déclarations, les plans et programmes, les vérifications, les mesures d’azote dans le sol, etc. Elle peut aussi se voir confier la tâche de collecter et vérifier d’autres types de documentations (par exemple les déclarations au titre de la Politique agricole commune).
La banque du lisier crée une valeur économique nouvelle
Il nous semble que la technique de banque du lisier permettra d’éclairer l’utilité de certaines révisions de notre modèle agricole français. En valorisant un droit à épandre chez les cultivateurs et une technique moins coûteuse pour se défaire des excédents d’effluents chez les éleveurs, elle amènera les acteurs à protéger spontanément ces valeurs, et donc à en respecter d’eux-mêmes les termes et conditions. Encore faudra-t-il qu’ils intègrent tous ces concepts, pour entrer effectivement dans le jeu. La phrase la plus importante du rapport Dalmas et al. est peut-être celle-ci : « L’accompagnement nécessaire relève alors d’une logique d’action sociale. »
En tout état de cause, la création d’une banque du lisier sera un acte fort du pouvoir politique, signalant clairement sa détermination à obtenir enfin des résultats rapides et tangibles dans l’affaire des algues vertes.