Une brève histoire d’Airbus
Les origines : du village gaulois à l’axe franco-allemand
Les origines : du village gaulois à l’axe franco-allemand
L’industrie européenne de l’aviation commerciale, jusqu’aux années 1960, est constituée par une quinzaine d’industriels de petite taille (Sud-Aviation, Shorts, Hawker-Siddeley, Bölkow…) qui ne peut faire face aux géants américains : Douglas, Boeing, Lockheed. Certes, les Européens se maintiennent à la pointe de l’innovation, avec des avions révolutionnaires comme le Comet, Caravelle et Concorde. Ces innovations seront une des clés du succès futur d’Airbus, mais, à cette époque, la petite taille du marché » naturel » sur le vieux continent et le nombre trop important d’appareils européens concurrents empêchent chaque fabricant d’atteindre des séries significatives ; d’autre part, chaque industriel tient à posséder l’ensemble des compétences nécessaires à la conception et à la fabrication d’un avion commercial : les redondances qui en découlent sont des handicaps supplémentaires à la rentabilité des projets.
Dans ce contexte, les États-Unis dominent le marché mondial de l’aviation commerciale des années 1960, avec des appareils produits à plus de 1 000 exemplaires comme les Boeing 707, 727 et 737, ou le McDonnell Douglas DC9. L’Europe est loin derrière et la Caravelle, avec 260 exemplaires produits, fait figure d’exception.
Une nouvelle idée prend alors forme : seule la coopération en Europe peut apporter la » masse critique » nécessaire à un succès commercial et industriel. Cette coopération se bâtira sur l’axe franco-allemand : le 29 mai 1969, un accord intergouvernemental institue une coopération dans laquelle les industriels français et allemands sont à parité. Le gouvernement espagnol se joint bientôt à l’accord, suivi plus tardivement (en 1979) par le gouvernement du Royaume-Uni.
Cet accord se fonde sur quelques principes simples :
• une règle de base : la spécialisation. Chaque industriel se centre sur des domaines d’excellence (le cockpit, les commandes de vol, l’assemblage final pour la France ; le fuselage courant et la cabine pour l’Allemagne, la voilure pour l’Angleterre), chaque industriel acceptant d’abandonner les compétences qui ne lui sont plus nécessaires ;
• le choix du statut de Groupement d’intérêt économique (GIE) pour l’organisation centrale, Airbus Industrie, qui fédère les intérêts des partenaires tout en respectant leur personnalité propre ;
• la conception d’un produit véritablement innovant, l’A300, un gros-porteur bimoteur, qui effectue son premier vol en 1972.
» Rags to riches » : trente années de progrès
Après les premières ventes à Air France, Lufthansa, Korean Air et Indian Airlines, le décollage est difficile : aucune nouvelle vente n’est enregistrée pendant une longue période de quinze mois, en 1976 et jusqu’au début de 1977. Les » queues blanches » (avions invendus) sont alors nombreuses sur le tarmac de l’usine Aerospatiale de Toulouse.
Mais 1977 est l’année de la percée : Eastern Airlines est la première compagnie américaine à acheter l’avion européen. L’A300, appareil de grande capacité et peu coûteux à exploiter, apparaît bien adapté au fort développement du transport aérien et, à la fin des années 1970, le GIE détient 10 % du marché mondial (en carnet de commandes).
Les années 1980 sont celles de la croissance. L’avionneur introduit le pilotage à deux avec l’A310, puis les commandes de vol électriques avec l’A320. Ces deux concepts, très innovants, suscitent d’abord la réticence des pilotes, avant d’être acceptés comme la norme du secteur. En 1989, la part de marché d’Airbus est de 20 %, et un des trois » grands » américains, Lockheed, se retire du marché des avions de transport commercial.
Dans les années 1990, l’industriel européen atteint la maturité, introduisant de nouveaux long-courriers, l’A330 et l’A340. Boeing ne réagit, au moyen du B777, qu’avec quatre années de retard. En 1992, un accord entre les États-Unis et l’Union européenne (remis en cause aujourd’hui par la partie américaine) régule les aides d’État des deux côtés de l’Atlantique. En 1995, les 30 % du marché sont atteints. Boeing se lance alors dans une guerre des prix qui se révèle doublement contre-productive : les avions commerciaux de McDonnell Douglas ne peuvent survivre (cette société est absorbée par Boeing en 1997) et Boeing subit une rupture grave de son processus de production en 1998. La part de marché d’Airbus atteint pour la première fois 50 % en septembre 2000.
Les raisons d’un succès – et les limites du modèle
Ce succès croissant sur le marché de l’aviation commerciale est dû à la conjonction de plusieurs facteurs : une base technique solide ; des fondateurs visionnaires, comme Franz-Joseph Strauss (premier président du Conseil d’administration d’Airbus Industrie), Henri Ziegler (X 26 – premier administrateur-gérant) et Roger Béteille (X 40 – directeur général) ; la spécialisation des partenaires et de leurs sites sur des domaines d’excellence (par exemple les mâts réacteurs à Toulouse, les dispositifs hypersustentateurs à Brême) ; la notion de » communalité » entre les divers avions de la famille, c’est-à-dire l’identité des cockpits et des caractéristiques de pilotage qui permet aux pilotes, avec une qualification unique, de prendre les commandes du plus petit comme du plus gros des Airbus ; il faut mentionner également la sous-estimation du danger par les industriels américains : leur réaction en termes de politique de produit et d’action commerciale a été tardive et mal adaptée.
Néanmoins, à la fin des années 1990, le » système » des trente années précédentes montre ses limites. Il s’agit maintenant d’offrir une gamme complète aux compagnies clientes, et le besoin d’attaquer le monopole du B747 est criant ; l’organisation en GIE, par nature consensuelle, peu transparente en termes de coûts, n’est plus adaptée : elle a atteint ses » limites génétiques « , selon l’expression de Jean Pierson, administrateur-gérant d’Airbus Industrie.
2000, année charnière
L’année 2000 voit une évolution considérable. Trois des industriels partenaires d’Airbus, le Français Aerospatiale, l’Allemand DASA et l’Espagnol CASA, ont fusionné l’année précédente pour créer EADS. En juin 2000, un accord est trouvé entre EADS et le Britannique BAE Systems pour rassembler tous les actifs industriels dans une société unique, Airbus S.A.S., qu’ils détiendront à hauteur de 80 % et 20 % respectivement. La société a son siège à Toulouse, son management est international, et sa présidence est confiée à Noël Forgeard, coauteur de cet article.
La nouvelle société, dont la gestion financière et industrielle est désormais totalement intégrée, est enfin capable de lancer son projet le plus ambitieux : l’A380.
Chaîne de montage de l’A380. © AIRBUS S.A.S. 2005
De l’A3XX à l’A380
Des concepts de très gros-porteurs sont étudiés par Airbus depuis la fin des années 1980. En 1992, Boeing parvient à entraîner les partenaires d’Airbus dans une étude conjointe sans lendemain, dite VLCT (Very Large Commercial Transport). Mais il s’agit surtout de retarder toute concurrence au B747. En 1995, cette coopération est dénoncée, et Airbus rend public un concept de famille pouvant transporter de 550 à 800 passagers, l’A3XX. La réaction positive des compagnies aériennes aboutit à la création de la » Large Aircraft Division » de l’avionneur, dirigée par l’Allemand Jürgen Thomas.
A380 de trois quarts face. © AIRBUS S.A.S. 2005
Un très important travail de prédéveloppement (le plus important dans l’histoire de la société) permet d’atteindre une maturité suffisante pour que les deux actionnaires autorisent le lancement commercial en juin 2000. Plusieurs commandes importantes, dont celle de la compagnie de référence Singapore Airlines, permettent un lancement industriel définitif en décembre 2000. Le nom de l’appareil est alors changé en A380.
L’A380 répond à la très forte augmentation du trafic sur les routes aériennes les plus fréquentées du monde. La version de base pourra emporter 555 passagers (alors que la capacité du B747 est de 413 passagers). Il pourra franchir sans escale 15 000 kilomètres, et son coût d’exploitation au siège sera inférieur de 15 à 20 % à celui du B747 : un avantage déterminant pour les compagnies et leurs clients. Enfin, l’A380 sera très nettement moins bruyant que le B747, ce qui lui permettra de décoller la nuit de Londres Heathrow, alors que le B747 n’est pas autorisé à le faire.
Technologiquement, l’A380 reprend et étend toutes les innovations de la famille Airbus : commandes de vol électriques, caisson central de voilure en composite à fibres de carbone, réseau électrique à fréquence variable, système hydraulique à très haute pression, actionneurs de vol électrohydrauliques… Objectifs : gain de masse, réduction des coûts de maintenance, fiabilité accrue.
L’A380 est un grand programme de coopération, qui associe de nombreux partenaires » à risques » (qui investissent dans les dépenses non récurrentes du programme, donc sont associés à son succès d’ensemble), aussi bien en Europe (Latécoère, Messier Dowty, Thales, Saab…) qu’aux États-Unis (Goodrich, Honeywell…) et ailleurs dans le monde (Japon, Malaisie…).
2001–2005 : du 11 septembre au premier vol de l’A380
Airbus commence le xxie siècle dans un contexte très favorable : un carnet de commandes bien rempli,
l’A380 en plein développement et attirant de nouveaux clients… mais toujours derrière Boeing : l’Américain a livré 620 avions en 1999, et encore près de 500 en 2000 et 2001, alors que l’Européen n’est monté – c’est tout de même son record – qu’à 325 livraisons annuelles.
A380 au décollage. © AIRBUS S.A.S. 2005
Le drame du 11 septembre 2001 vient brusquement frapper les États-Unis, avec une répercussion immédiate sur le trafic aérien, qui chute fortement, plongeant les compagnies aériennes dans une crise profonde. Elles ne commencent à s’en relever que pour être à nouveau affectées par la guerre en Irak et l’épidémie de SARS, en 2003, puis par l’augmentation du prix du pétrole en 2004.
Cette situation affecte bien sûr le besoin d’acquisition de nouveaux appareils. Airbus fait preuve dans la crise d’une résilience supérieure à celle de Boeing : les livraisons annuelles sont stabilisées à un peu plus de 300 appareils, alors que Boeing passe, depuis son sommet supérieur à 600, à 285 appareils livrés en 2003.
Cette chute s’accompagne de plusieurs dizaines de milliers de licenciements.
Alors même que le dollar s’affaiblit face à l’euro, et que les coûts de développement de l’A380 sont à leur maximum, son constructeur augmente significativement sa profitabilité et ses liquidités.
Ce bon comportement en période difficile s’explique par certains facteurs de fond : la plus grande modernité des produits ; la proximité avec les clients qui permet de leur proposer des solutions adaptées de gestion de crise ; l’inventivité des équipes, qui a permis de mener à bien un grand programme d’amélioration de l’efficacité et de réduction de coûts (1,5 milliard d’euros annuels).
Des facteurs conjoncturels, qui ne se répéteront pas forcément, ont aussi joué : le haut niveau du dollar au début des années 2000, qui a permis de mettre en place une couverture de change favorable pour la plus grande partie de la décennie ; la forte croissance de la cadence de livraisons prévue en 2001–2002, qui a permis un » atterrissage » de la production à un niveau pratiquement constant.
Durant cette période, l’A380 a continué à attirer de nouveaux clients. Jusqu’au début juin 2005, 15 compagnies ont passé 154 commandes fermes. Le déploiement d’un processus de production à travers toute l’Europe a exigé la construction d’installations de très grande taille, en particulier l’usine d’assemblage Jean-Luc Lagardère à Toulouse, qui porte le nom d’un des principaux artisans de la création d’EADS, la création de la société intégrée Airbus et la décision de lancement de l’A380. Il a aussi fallu concevoir et déployer un système de transport spécifique, par voie maritime et terrestre.
L’État français et les collectivités territoriales concernées ont collaboré de façon exemplaire pour mettre en place entre Bordeaux et Toulouse un itinéraire de transport routier à très grand gabarit qui est utilisé depuis avril 2004 pour le transport des sections de fuselage et des voilures jusqu’à Toulouse.
L’A380 a effectué son premier vol le 27 avril 2005. Son développement se poursuit de façon satisfaisante, et sa mise en service commercial, avec Singapore Airlines, aura lieu en 2006.
Au-dessus des Pyrénées. © AIRBUS S.A.S. 2005‑H. GOUSSÉ
2005 et au-delà : regard vers le futur
La société Boeing, qui avait connu de sérieuses difficultés ces dix dernières années, est de retour : après avoir » digéré » la baisse de ses livraisons, l’industriel américain a lancé son premier avion nouveau depuis quatorze ans, le B787, un avion de moyenne capacité à long rayon d’action. Une habile campagne centrée sur le caractère innovant de l’appareil a permis à Boeing d’enregistrer un nombre significatif d’intentions de commandes. En 2005, l’agressivité commerciale de Boeing est également manifeste dans toutes les campagnes, qu’elles concernent les courts ou les longs courriers.
L’avionneur européen se doit de faire les efforts nécessaires pour maintenir sa position, acquise depuis deux ans, de leader mondial de l’aviation commerciale. L’obligation d’amélioration continue de la qualité des produits et celle de maîtrise des coûts vont de soi, d’autant plus que la concurrence promet de rester très vive, et qu’il faut être en mesure de faire face à un dollar durablement faible. Il en va de même de la garantie d’un très haut niveau de sécurité. Mais des efforts particuliers sont indispensables dans deux domaines :
• l’évolution du portefeuille de produits pour qu’il » colle » au marché ; l’A380 est là pour répondre au besoin de transport de masse entre les grands » hubs » mondiaux ; l’A330 et l’A340, et demain le nouvel A350 face au Boeing 787, permettent de satisfaire la demande de liaisons » point à point « . La recherche du progrès technologique doit aussi être poursuivie pour se traduire en avions plus légers, plus performants, plus respectueux de l’environnement en termes de bruit et d’émissions ;
• Airbus doit réussir à étendre son réseau de collaborations, en particulier dans les pays où les marchés sont très prometteurs, comme la Chine ou l’Inde. Il y a là une clé pour assurer le succès des développements futurs, et asseoir des positions commerciales favorables à long terme.
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Dans l’industrie, aucune situation ne peut être considérée comme acquise. Face aux fluctuations du marché et à l’agressivité de la concurrence américaine, Airbus doit prouver qu’il conserve son enthousiasme et son esprit de » challenger « , fait d’inventivité, de souplesse et de rigueur. C’est ce à quoi s’attachent aujourd’hui les dirigeants d’Airbus et EADS.