Une discipline multiforme, de l’information à la décision
L’intelligence économique se veut une réponse ; plus qu’un corpus délimité ou une discipline universitaire, elle s’est construite – empiriquement parfois – face à des besoins : gérer l’information et les processus décisionnels, comprendre et maîtriser son environnement, protéger un patrimoine productif et intellectuel, solidariser… ou désolidariser des groupes humains. Elle offre un outil – une boîte à outils – d’adaptation à une époque où la compétition économique sous-tend les stratégies de coopération, de domination ou de survie, du local à l’international : course technologique, aptitude à emporter des contrats, maîtrise des aléas (à l’exportation…), accès aux » gisements de savoir-faire « . En tant que réponse à des besoins, elle est multiforme et rejoint de nombreuses sphères : cindynique (science des risques), techniques de communication, psychologie, droit des affaires, etc. Cette adaptation se retrouve dans les enseignements, chaque fois dédiés à des profils particuliers d’élèves.
La face légale : développer et exploiter et protéger un patrimoine d’information
L’intelligence économique cherche à la fois à protéger et » enrichir « . Son pivot central est l’information, collectable par une action de veille, qu’on analyse, diffuse, transforme en compréhension, vision, parfois en décision… ou en absence de décision (Sartre dit que ne pas choisir est un choix, qui ne nécessite pas moins d’avoir été bien éclairé). La finalité est de se ménager son rythme décisionnel et, partant, sa capacité à jouer sa partition, à la vitesse qui nous convient, quand il nous convient de la jouer : l’intelligence économique est le talent de se préparer un surcroît de liberté d’action.
Une discipline enseignée à Polytechnique
L’enseignement se présente sous la forme d’un séminaire ouvert en 2006. Il diffère de ceux d’autres écoles qui préparent plus aux postes de chef de projet, et se focalisent sur la veille commerciale ou technologique. Formant des diplômés pouvant être appelés à des fonctions stratégiques, le cours de l’X privilégie la gestion et la protection de l’information sensible, l’étude de rumeurs – vraies ou fausses -, les dangers de déstabilisation d’entreprise ou d’équipe dirigeante, de mise sous influence. L’occasion de partager le vécu d’anciens venus témoigner.
À ce titre, elle se dote des outils à disposition, de moteurs de recherche informatiques, de réseaux humains gérés par des cellules de veille ;
Le talent de se préparer un surcroît de liberté d’action
elle organise l’entreprise ou l’État afin que l’information parvienne à la bonne personne au bon moment. Au-delà de simplement créer des » rencontres « , faire en sorte que la bonne question surgisse chez cette personne, une prise de conscience de son besoin de savoir, se remettre en cause. Si l’intelligence économique ne permettait que de savoir douter, elle justifierait par ce seul point les espoirs placés en elle.
L’information s’élargit au patrimoine : nos savoirs individuels ou collectifs, les matérialisations de ce savoir (brevets, transferts de technologie, partenariats), sa mise en oeuvre (usines, équipes…), pour les coiffer par ce qui cimente le tout, notre cohésion sociale (ciment interne), susceptible d’attaques subversives, autant que notre réputation, notre image de marque (enduit externe).
Observez une rumeur de plan de licenciement et constatez que la cohésion, le rattachement à un sentiment d’identité et d’appartenance représentent un socle, à protéger par l’intelligence économique.
La face obscure : du légal à l’illégal
Le spectre couvert par l’intelligence économique va du légal à l’illégal – ne serait-ce que pour s’en défendre.
L’illusion des paradis fiscaux (Le paradis n’existe pas)
Le récent cas d’écoutes téléphoniques à grande échelle par la CIA, à l’encontre du système de télécommunications interbancaire SWIFT, rappelle que le secret bancaire s’applique… au client de la banque.
L’achat en 2008 par les services allemands, pour cinq modestes millions d’euros, de listes de clients bancaires au Liechtenstein, fait basculer enfin dans la sphère de la lutte contre l’évasion fiscale des données que divers services collectaient depuis des décennies à des fins inavouées.
Face au réseau Echelon et ses capacités de pénétration dans les systèmes informatiques bancaires (lesquels utilisent des logiciels ou ordinateurs conçus souvent aux États-Unis), divers paradis fiscaux deviennent ce qu’ils sont en réalité : des convenances tolérées par les Grands, des apparences de confidentialité qui n’engagent que ceux qui veulent y croire, déposants naïfs à qui l’on a instillé l’illusion que telle île ou micro-État possède la pierre philosophale, procédé apte à transmuter l’argent sale en argent anonyme. Sans deviner que ces paradis sont pénétrés par les meilleurs services secrets capables de rétribuer leurs sources en bon argent vraiment anonyme, sans comprendre même que tel paradis fut créé avec la bénédiction de tel service.
En 1993, le président Clinton ordonna officiellement à ses services secrets d’appuyer les entreprises sur le gain de contrats à l’international, avec comptabilisation annuelle des emplois ainsi sauvés. Les services chinois opérèrent leur conversion vers la même époque. Vladimir Poutine demanda publiquement le même soutien pour les entreprises russes. La France n’a pas fait exception, quoique les moyens soient plus légers. Le seul pays n’ayant pas requis ses services est le Royaume-Uni… qui n’en n’avait pas besoin car l’honorable Intelligence service est jumelé à la City de Londres depuis quatre siècles, aboutissant à une subtile osmose familiale, vague consanguinité, à tout le moins convergence intellectuelle qui s’exonère de consignes explicites.
Sans s’y réduire, l’intelligence économique observe ces phénomènes sulfureux, elle les trace et en saisit la portée concurrentielle et socio-économique : comment ne pas prendre en compte l’emprise de la Camorra sur l’industrie napolitaine, alors que des entreprises françaises y possèdent des filiales et négocient des contrats en gestion des eaux urbaines ? Comment oublier l’entrisme de sectes exotiques dans nos domaines nucléaires ou aérospatiaux, lorsque des pays » amis de la France » ont bâti de longue date des passerelles entre leurs sectes et leurs services de renseignements, en vue d’instrumentaliser des adeptes ou d’en convertir à l’intérieur des laboratoires cibles ? L’ex-URSS en décomposition vit fleurir ces missions prosélytes près de centres technologiques possédant de beaux restes de savoir sensible – les réacteurs d’avions notamment – pour apporter, qui en doute, réconfort et capacité d’écoute à des scientifiques désorientés par la chute de leurs référents mentaux.
Les pages des faits divers allongent au fil des années la liste de détectives privés, d’officines ou de retraités des services, égarés par-delà la bienséance : pose de microphones, prestation en » sous-marin » chez le concurrent, fouille de poubelles, vol de micro-ordinateurs ou de ces agendas électroniques devenus l’organe communicant, mais aussi mémorisant, de cadres soucieux de la dernière mode.
Les pouvoirs publics français se sont inquiétés du parcours inopportun emprunté par certaines messageries d’agendas, les faisant transiter par des pays membres du réseau d’écoutes téléphoniques Echelon (États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande).
Un quart des communications mondiales intercepté par Echelon
Les technologies de l’information ouvrent un vaste champ d’actions illicites : on considère qu’un quart des communications Internet mondiales font l’objet d’interception automatisée, par Echelon : peu le cousin de Carpentras, mais plus les décideurs économiques ou politiques. L’accusation lancée en 2007 contre les services chinois, de pénétration informatique dans les administrations allemandes, américaines ou néo-zélandaises, officialise une joute à fleuret moucheté que se livrent ces services depuis une décennie.
Faut-il citer cette anecdote banale concernant un courrier Internet adressé en 2005 entre les écoles des Mines et des Télécommunications de Paris ? L’analyse du parcours emprunté révéla son transit par le territoire des États-Unis, franchissant l’Atlantique, alors que deux kilomètres séparent ces écoles. Le cheminement des tuyaux Internet, leurs capacités respectives, aboutit à ce que des routeurs jugent optimal de faire effectuer 12 000 kilomètres. Avec un risque d’interception confraternelle inhérent à ce détour… Sauf à supposer que les écoles d’application de Polytechnique n’inventent rien qui motivât des écoutes.
La dimension éthique et philosophique
Cette discipline a ceci d’atypique qu’elle englobe l’enjeu de préservation des libertés et de la vie privée – face aux risques d’écoutes -, les droits de l’individu – contre les désinformations -, les institutions – face au lobbying -, la propriété intellectuelle – face à la contrefaçon ou la falsification de données. Le cursus identique à l’École des ponts et chaussées s’intéresse aux menaces de manipulation de cours boursiers : comment, qui, dans quels buts ?
Pas d’intelligence économique sans rattachement à la géopolitique, à l’histoire des faits, des croyances, des techniques de lutte, jusqu’à la poliorcétique. L’incontournable » société de l’information » a permis de prononcer en chaire bien des bêtises et lieux communs, de prédire des trajectoires erronées, toutefois elle s’inscrit comme un phénomène de société, où la numérisation de l’information transforme ces données immatérielles en quasi-matière première, avec ce que cela suppose d’utilisation comme de manipulation.
Le bon profil des praticiens
Une incompréhension généralisée entoure le plus souvent le terme et donc l’activité dite en France » d’intelligence économique « , incompréhension doublée encore d’une incrédulité de bon aloi. Pourtant, rendre INTELLIGIBLE une question obscure, complexe, stratégique est une activité noble, respectable et cruciale pour notre économie et le plus souvent parfaitement faisable.
La pratique efficace et durable de cette intelligence économique (la » Competitive Intelligence » des Britanniques) est aujourd’hui possible et essentielle, avec un respect scrupuleux de la légalité. La formule favorite de l’amiral Lacoste, » du renseignement à l’intelligence économique « , montre assez qu’il ne s’agit plus d’espionnage ou de » récupération » d’informations brutes, mais plutôt de méthodes, d’ouverture d’esprit, de recoupements, de réflexion, d’humilité et d’analyse très intellectuelle mais aussi très concrète.
La quasi-disparition des » officines « , des » détectives privés « , parallèle à l’immense croissance des moyens d’accès aux données et aux » informations » est passée par là. Dans ce contexte les qualités que l’on doit chercher pour pratiquer et faire pratiquer l’intelligence économique sont par ordre décroissant les suivantes :
1. un profil personnel (par opposition à une compétence » technique »). Curieux, discret, imaginatif, rigoureux mais aussi prudent, obstiné, organisé ;
2. une connaissance du milieu professionnel, dans lequel on évolue, sans laquelle les analyses ou la compréhension des signaux apparaissent vite inappropriées ;
3. une crédibilité acquise qui crée la confiance, permet de travailler efficacement et de gérer les difficultés conjoncturelles sur les sujets sensibles.
Mais cette simple énumération ne doit pas faire oublier que l’efficacité d’une activité d’intelligence économique tient aussi autant aux caractéristiques du » système » mis en place, que des qualités de tel ou tel individu aussi brillant soit-il.
Système qui se compose notamment :
• des collaborateurs d’une équipe, où donc il importe de les regrouper de manière complémentaire tant il est vrai que chacun a ses » spécialités » et son bagage culturel et professionnel, mais aussi que la confrontation des interprétations est au coeur de la qualité ;
• des systèmes de recherche d’informations et de données, même si cela n’est pas l’objet de ce court texte ;
• et, bien sûr, même si on en parle moins, des personnes, sociétés et cabinets qui assurent des prestations d’investigations et de remontées d’informations. Ici, la confiance qui se crée et la rigueur totale sont capitales, de part et d’autre.
Et c’est bien des qualités de l’ensemble des éléments de ce » système » dont il faut parler pour obtenir un bon résultat durablement.
Bertrand Deroubaix (X 74), (PC 79), directeur de l’intelligence économique du groupe Total
Savoir choisir
Au final se dégage une capacité à savoir choisir : quelles règles du jeu concurrentiel acceptons-nous ? Quels partenaires refusons-nous ? Plus généralement, quelle société voulons-nous ? Symbole de ce cadre de réflexion, le séminaire à l’X dépend du Département HSS, Humanités.