Une enquête sur la formation entrepreneuriale des ingénieurs
II – Recherche de solutions aux problèmes éducatifs
La rareté des diplômés des grandes écoles dans la population des créateurs d’entreprises ne laisse pas indifférents les dirigeants de ces écoles.
La Fondation de l’École polytechnique s’est donné comme deuxième objectif – après celui de l’internationalisation – de développer chez les X l’ambition et le savoir-faire de l’entrepreneur. D’ores et déjà, plusieurs écoles ont pris l’initiative de modifications profondes dans leur enseignement et leurs méthodes éducatives. Conjointement, le Secrétariat d’État à l’Industrie a suscité en 1998 une enquête sur les moyens à mettre en oeuvre pour développer les capacités d’entrepreneurs dans les écoles d’ingénieurs placées sous sa tutelle.
Notre camarade Jacques Béranger (58) rend compte de cette enquête dans un premier article. Puis, Robert Papin, pionnier de la “ révolution entrepreneuriale ” dans l’enseignement supérieur, nous parlera des réalisations de Hec-Entrepreneurs, et Gérard Unternaehrer (72) nous dira comment l’école des Mines d’Alès progresse depuis quinze ans dans la même voie, avec un grand coup d’accélérateur en 1998–1999.
Daniel Jouve, conseiller de Direction, nous avertira ensuite que les littéraires sont capables eux aussi de faire de bons entrepreneurs, tandis que Jacques Barache (46) proposera un cadre européen pour le perfectionnement des patrons de PME en fonction.
Enfin, Jean-Paul Lannegrace (55) nous rappellera qu’un “ supplément d’âme ” devra toujours s’ajouter à la science du management.
En 1998 et à la demande du secrétaire d’État à l’Industrie, le Conseil général des Mines et le Conseil général des technologies de l’information ont chargé une équipe – constituée de Robert Chabral (CNRS), Fabrice Dambrine (Mines) et moi-même (Télécom) – d’une étude sur le développement des capacités entrepreneuriales dans les écoles d’ingénieurs, notamment dans le domaine des technologies innovantes.
L’enquête préliminaire sur des établissements français a été complétée par un examen de ce qui se passe aux États-Unis et en Europe. Il en est ressorti que les ingénieurs français sont nettement moins entrepreneurs que la moyenne de la population active de leur pays et leur capacité à créer des entreprises est un potentiel très sous-employé : 1 % seulement des ingénieurs français créent une entreprise à la sortie de l’école et les chiffres par la suite ne s’élèvent qu’à 7 % (Source Agence pour la création d’entreprise, APCE).
L’analyse
Les obstacles à la création d’entreprise sont nombreux jusqu’à présent :
- l’origine familiale des élèves est beaucoup plus souvent constituée de fonctionnaires que d’entrepreneurs,
- les enseignants chercheurs des écoles ont majoritairement une formation académique, éloignée jusqu’à aujourd’hui de la connaissance de la petite entreprise,
- les laboratoires de recherche des écoles ont été orientés essentiellement vers des résultats largement publiables et non vers des possibilités de création d’entreprise,
- les écoles d’ingénieurs elles-mêmes pensaient et certaines pensent toujours que la création d’entreprise est une filière marginale pour leurs élèves, et que cela ne justifie pas de leur part un investissement propre important,
- enfin, les grandes entreprises s’efforcent d’attirer à elles les éléments les plus dynamiques d’une promotion.
Ces obstacles existent ailleurs qu’en France, mais nous avons observé que les pays les plus performants dans la création d’entreprise ont mis en place des formations adaptées, complétées par un soutien prolongé aux créateurs.
Très schématiquement on peut dire, en examinant la situation à l’étranger, qu’il existe un rapport 10 entre la France et les États-Unis dans les ratios concernant la création des entreprises technologiques innovantes et un rapport 2 avec certains pays voisins en particulier dans le domaine de l’enseignement supérieur.
Cet écart est à rapprocher des moyens financiers mis en œuvre et de l’ancienneté des structures d’aide à la création d’entreprise dans ces pays. C’est pourquoi en nous inspirant d’expériences étrangères, mais aussi des réalisations françaises déjà significatives, nous avons pu faire quelques recommandations très concrètes.
Personne n’osera contester la relation de cause à effet entre l’effort de formation et soutien, et le nombre des créations d’entreprises. Ce serait courir le risque de faire prendre à notre pays un gros retard dans les domaines de la technologie, de l’emploi, et du dynamisme industriel ; cela serait particulièrement crucial dans la branche des NTIC.
Heureusement, nous percevons depuis peu le réveil de l’opinion publique, et des attitudes plus positives à l’égard de l’entrepreneur se manifestent.
En dehors de la création d’entreprise proprement dite, les performances sont plus difficilement comparables, mais il est manifeste que les initiatives demandées à l’ingénieur, même dans les grandes entreprises et les administrations, se rapprochent de plus en plus de celles du créateur de PMI notamment du fait de l’évolution de leur organisation interne et de leur environnement, par exemple :
- prendre le risque d’innover dans les produits, les procédés et les méthodes,
- réagir rapidement aux mutations externes (marchés, techniques…) et saisir les opportunités,
- faire la synthèse des aspects techniques, commerciaux, juridiques, sociologiques, en tant que dirigeant de petites entités,
- sans parler de la nécessité pour chaque citoyen de construire sa propre trajectoire professionnelle et souvent de créer son propre emploi.
Dès lors, l’enseignement supérieur peut et doit créer les conditions favorables à l’émergence de nouveaux entrepreneurs et à l’éclosion de nouveaux projets, en particulier du fait de ses nombreux laboratoires.
Ce faisant il s’efforce de s’attacher au concept plus large de la « création d’activités ».
De la sorte, les écoles d’ingénieurs, qui favorisent la création d’entreprise par leurs formations et leur soutien actif, sont certaines de développer des capacités de première importance dans de nombreux types de carrière.
Nos recommandations
Elles portent sur la mise en place d’enseignements donnant priorité aux projets pédagogiques qui favorisent la création d’entreprise, tant par leur contenu que par leur capacité à développer la créativité.
Le succès de cet enseignement ne sera effectif que si l’ensemble des acteurs des grandes écoles et des administrations installent cette priorité au cœur de leur démarche.
Les efforts doivent porter, selon nous, sur :
- les programmes d’enseignement, comportant très tôt dans un tronc commun une part d’incitation et une part de formation, puis une filière optionnelle d’approfondissement pour les élèves les plus intéressés,
- la pédagogie, très orientée vers la formation-action, le tutorat interne ou externe et l’étude de projets complets de création d’entreprise,
- le recrutement et la mobilisation du corps enseignant et sur l’état d’esprit des dirigeants mêmes de l’école,
- l’apport de conditions d’accueil et de soutien à la création d’entreprise, par des actions transversales, suscitant un véritable changement culturel.
Ce schéma nécessite une réflexion en profondeur et un très grand pragmatisme dans la mise en œuvre, vu son caractère encore expérimental.
La pédagogie à mettre en place réclamera des moyens spécifiques et un long temps de préparation de la part de l’encadrement et des enseignants chercheurs.
Chaque école devra trouver son chemin entre le « tout par nous-mêmes » – qui, dans le contexte actuel des grands écoles et de leur environnement, ne pourrait conduire qu’à l’échec – et le « tout par les autres » qui viderait l’école de son sens, l’empêchant de rester un pôle de compétences et de garder elle-même l’esprit entrepreneurial.
Un partenariat ou plutôt des partenariats et une organisation en réseau (par exemple, entre écoles d’ingénieurs et écoles de commerce), bien que toujours délicats à construire et à poursuivre avec succès, devraient permettre d’optimiser les moyens.
La mise en œuvre
Les conclusions de ce rapport ont commencé à être appliquées conformément à la Charte de qualité récemment élaborée par le Secrétariat d’État à l’Industrie.
Au premier plan, face à la mer, l’ENST-Bretagne
(technopole Brest Iroise).
Ainsi, au sein du groupe des écoles de télécommunications (CGET), l’ENST, l’ENST Bretagne, l’INT (Management et Telecom), auxquelles sont associées l’ENIC et EUROCOM, mettent en place :
- une sensibilisation et une incitation à la création, pour tous les élèves en première année de formation initiale,
- une filière spécialisée « entrepreneur », éventuellement sous forme d’UV, pour 10 à 20 % des élèves en deuxième ou troisième année,
- un incubateur interne proche des laboratoires dans chaque école. Y sont déjà présents globalement une quinzaine de porteurs de projet, issus de ces établissements et, espérons-le, ce nombre pourrait croître rapidement.
Déjà des élèves ou des anciens élèves de ces écoles ont remporté cette année des premiers prix dans plusieurs grands concours nationaux à la création d’entreprise.
Cet amorçage, ces premières actions et ces résultats encourageants ne doivent cependant pas faire oublier qu’il s’agit d’une transformation en profondeur des écoles.
Une dizaine d’années seront nécessaires pour mesurer les résultats et s’assurer qu’ils sont durables. C’est le délai minimum auquel il faut s’attendre pour des réformes ayant un certain niveau d’ambition. S’il en résulte un renouveau très significatif de la création d’entreprise dans les NTIC, la preuve sera faite qu’il est possible en France que l’enseignement supérieur apporte une contribution active aux nécessités de l’économie et à son développement.
Les conditions de réalisation à respecter
Dans la conduite des incubateurs, une vigilance particulière me paraît cependant nécessaire sur les points suivants :
- la délimitation, sans dérapage, des intérêts publics et privés, en particulier quant aux financements et à leur emploi,
- la perception claire des enjeux technologiques et capitalistiques liés aux créations d’entreprises, afin que les intérêts nationaux soient toujours respectés,
- un juste équilibre, de la part de l’école, entre un éveil du goût du risque et le respect des choix individuels,
- la sauvegarde de la confidentialité concernant les projets de créations et la protection juridique de la propriété, dans un contexte où le facteur temps est primordial,
- la progressivité dans le soutien aux créations d’entreprises pour éviter la prolifération des projets insuffisamment maîtrisés, des concours et des incubateurs trop coûteux, les pertes d’énergie, d’argent, ou pire de motivation dues à des déceptions.
Il ne faut pas oublier non plus que certains problèmes d’ordre général liés à la création d’entreprise ne sont pas encore réglés :
- le statut du jeune entrepreneur, qui n’est ni étudiant ni salarié,
- le capital d’amorçage qui reste difficile à trouver pour les petits projets,
- les critères de rentabilité de l’investissement public, en particulier dans les incubateurs, critères qui réclament vraisemblablement la prise en compte des retombées technologiques et économiques de la création d’entreprise à très long terme.
En définitive le rapport invite les écoles d’ingénieurs à lancer des réflexions et des expériences sur plusieurs points clés :
- les critères de recrutement des élèves,
- l’évolution des enseignements et l’acquisition d’une compétence pédagogique spécifique,
- le développement de la créativité,
- la constitution de réseaux pour atteindre les tailles critiques nécessaires.