Une enquête sur la perception des élites dans la société française
Si les Français sont 84 % à penser en 2005 que disposer d’une élite est indispensable ou nécessaire pour leur pays, 57 % d’entre eux considèrent que les élites ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités… Les élites françaises sont jugées fermées sur elles-mêmes, résistantes au changement, peu soucieuses de l’intérêt général (à 61 %). Pour 76 % des Français, les intérêts de l’élite sont opposés aux leurs. On ne pourrait mieux exprimer ce qui ne relève pas seulement d’un éloignement ou d’une perte de légitimité mais bien d’un décrochage profond des élites par rapport à l’opinion des Français…
Une condition majeure de la respectabilité de l’élite dans une démocratie doit être son caractère renouvelable et ouvert. Pour faire confiance à l’élite, il faut qu’elle me ressemble un peu. Il faut que mon appartenance à l’élite ne soit pas totalement impossible, même d’une manière purement théorique… Dans le même temps, rappelons-le, les Français expriment leur besoin d’une élite à la hauteur de ses responsabilités…
Entre exercice incontestable du pouvoir (chefs d’entreprise, élus) et valeur morale (chercheurs, intellectuels), les Français hésitent pour désigner leur élite et dessinent finalement la carte d’une élite éclatée en quatre catégories, dont aucune ne détient une légitimité suffisante pour aspirer à être l’élite incontestée et incontestable du pays, c’est-à-dire celle qui pourrait réellement le réformer et le projeter vers l’avenir.
Les « décideurs intéressés » : l’élite froide
Ils sont ceux qui ont le pouvoir, mais ils s’en servent pour « se servir » : élus, hauts fonctionnaires, financiers, dirigeants de grandes entreprises… « Ils », parce qu’à 68 % les Français considèrent que les élites sont plutôt des hommes que des femmes. Ils sont l’élite réelle en ce sens qu’ils se situent au sommet de l’échelle sociale et qu’ils dirigent le pays. Mais ils sont perçus comme intéressés, fermés sur eux-mêmes, et leurs intérêts ne vont pas dans le sens de ceux de la France ou des Français, aux yeux de l’opinion…
Les « sympathiques commentateurs » : l’élite transparente
Au sommet du classement des différentes élites par les Français se situent une série d’acteurs qui commentent le réel ou l’étudient, mais n’ont pas d’influence directe et immédiate sur le cours des choses. Ce sont les chercheurs, les scientifiques, les écrivains, les intellectuels. Ils ont le point commun d’être majoritairement considérés comme faisant partie de l’élite et de jouir d’une opinion favorable dans l’opinion… Dans une certaine mesure, toutes ces catégories constituent des contre-pouvoirs…
Les « moralistes stériles » : l’élite déchue
Prélats, imams et dirigeants syndicaux se retrouvent en queue de peloton des élites : les Français qui les considèrent comme des élites sont minoritaires, et ils sont majoritaires à en avoir une image négative. Ce qui est frappant, ici, c’est la confirmation de la vacance du magistère moral exercé dans le passé par les autorités religieuses et les partenaires sociaux. Ceux qui essaient de dire le réel tel qu’il devrait être sont déconsidérés, tant au niveau de l’efficacité et du pouvoir que de la valeur morale, alors qu’ils en sont les champions autoproclamés. C’est donc une élite vide ou une élite déchue…
Les « empathiques impuissants » : l’élite proche
Reste enfin ceux qui fabriquent en quelque sorte le « micro-réel » tel que devrait être le réel au niveau macro-social. Ce sont les dirigeants de PME, les dirigeants d’association, les artistes. Il s’agit d’une élite de proximité. Ses membres ne sont considérés comme faisant partie de l’élite que par une très forte minorité, mais leur appréciation est positive pour une écrasante majorité des Français. Ce sont eux, en fait, qui exercent un magistère, sinon moral, du moins testimonial, magistère éclaté et de terrain…
Les Français, c’est clair, ont l’impression que leur destin leur échappe et ils n’ont pas trouvé les élites en lesquelles ils pourraient remettre leur confiance. Bien logiquement, cette perception se retrouve dans leur sentiment de ne pas disposer, en fait, d’une élite qui cumulerait pouvoir réel, capacité à expliquer le monde, pouvoir de donner du sens, de rêver son avenir et proximité du quotidien. Le pays n’a pas de pilote, les Français le savent, alors que les défis du temps sont considérables. Et cette crise de l’élite introuvable est le pendant exact de l’anomie qui saisit le pays par secousses successives, grèves, émeutes, premier tour de l’élection présidentielle, référendum sur le projet de Constitution pour l’Europe, etc.
Toute société humaine organisée ne peut vivre sans élite. Les Français le savent et le souhaitent. La question est donc posée : quelles seront les élites du xxie siècle ? Dans les faits, cette question est probablement plus celle des conditions du rétablissement d’un statut positif pour toutes les élites dans un nouvel équilibre de la société française que celle de la quête incertaine de nouvelles « catégories » d’élite. Ces élites, les Français en brossent un portait finalement très classique : elles devront être ouvertes sur la société, capables de la changer réellement, soucieuses de l’intérêt général, représenter un exemple à suivre, être audacieuses et prendre des risques…
L’auteur formule des enjeux pour les quatre catégories d’élites
Pour l’élite froide, c’est l’enjeu de la restauration d’un rêve collectif. Si les Français sanctionnent aussi lourdement les représentants des structures de la société, qu’elles soient politiques, administratives, financières ou économiques, c’est parce qu’ils considèrent que ces structures ne fonctionnent plus que pour leurs membres et non pour la collectivité. L’élite « classe dirigeante » n’est plus le moteur de la société qui entraîne les Français et permet de construire un rêve collectif, elle est perçue comme celle qui veille à conserver jalousement ses avantages acquis et ce d’autant plus que la crise s’accroît…
Pour l’élite déchue, c’est l’enjeu de la réintégration du « magistère moral » dans la vie réelle. Les autorités religieuses comme les dirigeants syndicaux sont aujourd’hui dépassés par les deux extrémismes : le fondamentalisme religieux pour les unes, l’altermondialisme pour les autres…
Pour l’élite proche, c’est l’enjeu de la considération macrosociétale. Les Français plébiscitent les expériences microsociétales que constituent les PME et les associations, mais il reste à leurs représentants à convaincre que ces modèles peuvent inspirer de nouveaux modèles d’organisation de la société française…
Pour l’élite transparente, c’est l’enjeu du passage de l’image à l’imagination. Les Français ne sont pas dupes, ils savent que médiatisation ne rime pas toujours avec vision. La « peoplisation » des penseurs ne crée de considération que lorsqu’elle sert un projet de changement positif pour la société. La « Ferme des célébrités » d’aujourd’hui n’est pas forcément le « panthéon des célébrités » de demain. Il ne s’agit pas forcément de participer au débat, il faut surtout le créer, au risque négatif de ne pas plaire aux autres élites mais au risque positif de mettre les Français en mouvement…
Et l’auteur de conclure
La société française est profondément révolutionnaire, mais pas suicidaire : les élites, toutes catégories confondues, ne devraient pas l’oublier.
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1. L’état de l’opinion-2006, présenté par Olivier Duhamel et Brice Teinturier, édition TNS Sofres Le Seuil (2006). Matthias Leridon est associé-président de Tilder.