Une entreprise en symbiose avec son territoire
L’entreprise mécanicienne Clextral, ETI dont j’ai été responsable entre 1992 et 2014, a pris une place de choix dans son domaine grâce à un effort durable d’innovation dans des machines spéciales en codéveloppement avec ses clients et des universités, ainsi qu’à une conquête méthodique des marchés internationaux.
À ce jour, elle a vendu des biens d’équipement industriel dans 92 pays, sur les cinq continents.
REPÈRES
De nombreuses PMI sont devenues ETI en choisissant l’exportation, puis l’internationalisation, pour agrandir leurs marchés et se développer. Simultanément, pour être compétitives, elles sont montées en gamme, se sont spécialisées et ont intégré des méthodes avancées de management. Elles ont amélioré leurs processus, notamment pour anticiper et satisfaire les besoins de leurs clients mieux que leurs concurrents.
Cette proximité avec leurs réseaux aurait pu les éloigner du territoire sur lequel elles étaient établies. En fait, on observe que certaines ETI ont plutôt choisi de développer les liens de proximité avec leur territoire, conscientes du potentiel de ressources qu’il représente.
Quarante ans dans la Loire
L’idée de resserrer les liens avec notre territoire m’est venue lorsque nous avons décidé, en 1996, de fêter les quarante ans de l’arrivée de la technologie d’extrusion bivis à Firminy, petite ville proche de Saint-Étienne, où en 1956 la CAFL (Compagnie des aciéries et forges de la Loire) avait acquis puis mis en œuvre une licence de cette invention.
Par l’effet des fusions et restructurations, Clextral était devenue filiale de Creusot-Loire en 1970, puis en 1984 de Framatome, groupe dont la communication était centralisée au siège parisien.
J’ai fait valoir que le métier de Clextral était très différent de celui de sa maison mère et qu’un anniversaire à Saint-Étienne serait beaucoup plus visible qu’à Paris. Ces arguments ont porté, et cette première coopération avec le territoire stéphanois a marqué le début d’autres partenariats très fructueux.
Congrès internationnal
Le quarantième anniversaire a donné lieu à un congrès scientifique, moment de réflexion et de ressourcement sur les connaissances, applications et potentiels de développement de la technologie bivis.
Cet événement a été créé avec des clients et universitaires internationaux spécialisés dans les technologies de Clextral, et avec la participation des responsables politiques locaux, des écoles d’ingénieurs et de l’université de Saint-Étienne, ainsi que des organismes de développement économique du département de la Loire.
250 congressistes, venus de 23 pays, ont découvert en marge du congrès, selon les souhaits des responsables locaux, le musée d’Art moderne de Saint-Étienne et le musée de la Mine de Firminy.
Des liens de proximité
Des journées portes ouvertes font découvrir aux jeunes les réalités de l’entreprise.
La préparation de cet événement a été l’occasion d’inviter dans l’entreprise les responsables locaux : maires, écoles, université, chambre de commerce, organisations professionnelles, organismes de développement économique, ainsi que des journalistes locaux – presse écrite, radios et télévisions.
Nous avons pris le temps d’approfondir chacun de ces contacts pour établir une relation de confiance et de considération mutuelle.
À l’époque, le rôle essentiel de l’industrie dans le développement économique et social du pays était plutôt dénié ; néanmoins, l’histoire industrielle de la région, et le fait que Clextral fasse partie des quelques PMI et ETI locales qui avaient survécu à l’effondrement de Creusot-Loire et de Manufrance, ont dopé l’enthousiasme de nos nouveaux partenaires territoriaux.
Complémentarité
Ces liens personnels ont permis l’émergence d’idées nouvelles, dans une logique de complicité et de complémentarité enrichissantes entre l’entreprise et son territoire. Ainsi nous avons pris l’habitude de faire des conférences de presse à l’occasion de réussites de l’entreprise, et aussi pour présenter chaque année le bilan de l’année écoulée et les perspectives de l’année à venir.
Avec le temps, ce travail méthodique a créé une image positive de l’entreprise, ce qui a engendré confiance et fierté chez nos salariés, nos fournisseurs et autres partenaires locaux.
Encouragés, nous avons témoigné de la globalisation des marchés telle que nous la vivions et telle qu’elle permettait la création locale d’emplois. Dans une France en manque de confiance pour faire face aux réalités de la globalisation et aux problèmes actuels, qui recherche souvent en vain des solutions dans le passé plutôt que d’imaginer collectivement des solutions innovantes tournées vers l’avenir, on peut espérer créer un effet d’entraînement entrepreneurial en prenant de la hauteur.
Dans les instances locales
Localement, cet état d’esprit génère du dialogue utile et constructif entre gens de bonne volonté, quelles que soient la nature des responsabilités exercées, les croyances ou étiquettes.
ÉNERGIE COMMUNICATIVE
Le creuset de proximité se conjugue pour Clextral avec les autres creusets culturels spécifiques aux métiers de l’entreprise, ou d’autres d’envergure nationale et internationale.
Trois cadres ont fait partie du réseau des conseillers du commerce extérieur de la France, et certains d’entre nous ont pris des responsabilités nationales dans des organisations professionnelles de développement.
Cela m’a convaincu de la richesse de la formation permanente multidimensionnelle qui irrigue tous ces réseaux, ainsi que de l’énergie communicative de ceux-ci.
Les jeux de rôles tant prisés au niveau national, empreint de dogmatisme et de conformisme, paraissent vains dès qu’il s’agit d’aborder des problématiques locales de façon empirique et coopérative.
De ce fait, les cadres de l’entreprise ont été sollicités pour intervenir sur le plan local : membres actifs de la chambre de commerce, de conseils d’administration d’écoles d’ingénieurs et de commerce, d’organisations professionnelles, d’associations de création d’entreprise, d’organismes de développement économique, etc.
Par l’addition des expériences, des compétences, des caractères, des motivations, ce maillage local engendre du réconfort chaleureux, de l’émulation intellectuelle, et permet d’apprendre plus vite les réalités du monde d’aujourd’hui. Ainsi, l’entreprise bénéficie d’un creuset culturel de proximité.
Intéresser les jeunes
Une part importante de l’action territoriale a été tournée vers les jeunes. Régulièrement, des portes ouvertes font découvrir les réalités de l’industrie d’aujourd’hui et explicitent nos technologies, nos métiers. Les meilleurs ambassadeurs des métiers de l’entreprise sont les jeunes salariés, qui savent communiquer dans le langage des étudiants ou élèves.
Ce plongeon dans le réel est très utile pour des collégiens et lycéens qui cherchent leur voie. Qui d’autre que les entreprises locales peut offrir ces informations concrètes ?
Il est valorisant pour les responsables et les salariés d’une entreprise d’apporter leur contribution. Ce sentiment d’utilité et de responsabilité améliore les savoirs, les savoir-faire et les savoir-être du capital humain de l’entreprise.
Partenariats enrichissants
Nous avons utilisé les compétences nouvelles qui naissaient dans les écoles locales pour aider l’entreprise à progresser plus vite que ses concurrents. Ainsi, l’école des Mines de Saint-Étienne ayant créé une spécialisation autour du développement durable, des étudiants ont mené un audit sur la maturité de l’entreprise en regard de la norme ISO 26000.
Cette analyse a débouché sur des actions concrètes, par exemple en accélérant l’innovation dans l’intensification des procédés. Les technologies conçues et commercialisées par Clextral sont particulièrement sobres par rapport aux technologies concurrentes en matière de consommation de matières premières, d’énergie et d’eau.
Innover avec ses clients
Nous avons aussi cherché de nouveaux champs d’application de la technologie d’extrusion bivis. Alors que le brevet initial concernait l’élaboration de mélanges de polymères synthétiques, notamment des matières plastiques, Clextral, en se dotant de ses propres centres de R&D, a créé avec ses clients les applications agroalimentaires et papetières de cette technologie.
Aujourd’hui, de nombreux fabricants de céréales pour petit-déjeuner, snacks, croquettes pour animaux domestiques et pour poissons d’élevage ont opté pour cette technologie.
Depuis 2005, la France a décidé d’exploiter mieux ces gisements d’innovation technologique de proximité avec la création des pôles de compétitivité. Clextral, au sein du pôle Axelera, pôle chimique à vocation mondiale, a installé deux bivis de R&D à Lyon, en vue de créer avec ses partenaires les applications de demain dans le domaine de la chimie réactive.
LE PAPIER MONNAIE
Nous avons créé en 1989, en partenariat avec la Banque de France de Clermont- Ferrand et le Centre technique du papier à Grenoble, un procédé révolutionnaire pour fabriquer la pâte à papier des billets de banque en utilisant la technologie bivis. Breveté par les trois partenaires, il consomme dix fois moins d’eau et deux fois moins d’énergie que les procédés traditionnels, ce qui nous a permis, grâce à la référence de proximité à la Banque de France, de nous lancer à la conquête du marché mondial : aujourd’hui, l’Angleterre, l’Espagne, la Suisse, la Russie, la Chine et l’Inde produisent leur pâte à papier pour billets de banque avec des bivis Clextral.
En vingt-cinq ans, Clextral a pris les trois quarts du marché de l’investissement mondial dans la production de pâte à papier fiduciaire. Cette coopération technologique régionale s’est traduite par un succès commercial d’envergure mondiale. La proximité a facilité la naissance de cette innovation car elle a permis des interactions rapides durant les trois années nécessaires pour prouver sa viabilité industrielle.
Reconnaissance internationale
Pour valoriser les succès obtenus et fonder les meilleures conditions de création de nouveaux champs technologiques et commerciaux, nous avons à nouveau organisé en 2006, pour les cinquante ans, un congrès scientifique à Saint-Étienne avec l’appui de partenaires locaux et régionaux, sous le double thème « santé et environnement ».
Trois cents congressistes venus de trente-huit pays ont pu, en marge du congrès, découvrir les richesses du territoire, notamment la cuisine de Troisgros à Roanne, le musée d’Art et d’Industrie de Saint-Étienne ainsi que le site Le Corbusier, fierté de Firminy. Un tel événement donne de la matière aux médias locaux, renforçant les liens de confiance et de coopération entre l’entreprise et ses vecteurs de communication.
Environ mille visiteurs d’une quarantaine de pays viennent à Firminy chaque année tester leurs idées nouvelles dans le centre de recherche de Clextral. Les habitants, qui voient flotter chaque jour au fronton de l’entreprise les drapeaux de ces pays, touchent du doigt que les savoir-faire locaux sont reconnus mondialement, et que ces clients font vivre l’entreprise et le territoire. Les hôtels, taxis et restaurants locaux bénéficient aussi de ces visites.
Communiquer au niveau local
Il est utile que les entreprises s’expriment localement et concrètement sur leurs contributions à la création de la richesse nationale. Elles doivent aussi s’exprimer sur les réalités concrètes et complexes qu’elles vivent, ainsi que sur les solutions innovantes et constructives qu’elles mettent en œuvre, pour ne pas laisser tout l’espace médiatique occupé par des pensées économiques et sociales simplistes, paresseuses et désuètes, qui relèvent souvent plus de la propagande politicienne que d’une préoccupation responsable de compréhension des réalités.
La pensée complexe des entreprises est mieux véhiculée à l’échelon local que par les médias nationaux.
Le fonds de dotation
Lorsque les organisations professionnelles, UIMM, FIM et FIEEC, ont créé en 2009 un Fonds de dotation pour l’innovation industrielle, F2i, nous avons, au sein du conseil d’administration composé d’industriels et de représentants du monde académique, décidé d’apporter notre support culturel et financier à des projets qui accélèrent la mise en place de liens entre les PMI et le monde de l’enseignement supérieur et de la recherche, afin que ces PMI utilisent mieux les ressources externes appropriées à leurs projets d’innovation.
Plus de 50 projets sont aujourd’hui soutenus par le F2i, la plupart en codéveloppement entre les PMI et les écoles, universités et centres techniques situés à proximité. Ainsi, nous avons promu auprès des PMI des pratiques déjà bien maîtrisées par des ETI (et de grandes entreprises).
Vers l’avenir
L’ancrage local, opportunité de coopération entre des acteurs qui sont des ressources les uns pour les autres, est propice à une amélioration de compétitivité de chacun, donc à un rayonnement plus fort, notamment à l’international. Dans une France construite historiquement en verticalité centralisatrice, il existe de vrais gisements de progrès et de développement dans la transversalité, plus facile à mettre en œuvre sur le terrain à l’échelon local, et plus adaptée à la complexité croissante du monde d’aujourd’hui.
Les nombreuses PMI que nous voyons, au F2i, saisir les opportunités des projets d’innovation en se greffant mieux sur leur environnement technologique, ainsi que les ETI qui démontrent les vertus culturelles et compétitives de la transversalité sur les territoires, ne constituent pas la « France d’en bas », mais plutôt la « France d’avant-garde » tournée vers l’avenir.