Une expérience de maire

Dossier : Les collectivités localesMagazine N°543 Mars 1999
Par Philippe AUBERGER (61)

Le jour­nal Le Monde s’est fait l’écho au mois de novembre der­nier d’un son­dage effec­tué à l’occasion du congrès annuel des maires de France qui mon­trait que plus de 40% des maires étaient désen­chan­tés de leurs fonc­tions élec­tives et envi­sa­geaient de ne pas se repré­sen­ter lors des pro­chaines élec­tions muni­ci­pales, en 2001. Si cela s’avérait exact, cela consti­tue­rait un chan­ge­ment pro­fond par rap­port au pas­sé, car les fonc­tions de maire sont rela­ti­ve­ment stables et nom­breux sont ceux qui accom­plissent plu­sieurs man­dats. Ma com­mune (10 500 habi­tants) n’a connu, hor­mis une période tran­si­toire de 1971 à 1977, que trois maires en plus de cin­quante ans, celui de la recons­truc­tion (1947−1959), celui de l’expansion urbaine (1959−1971) et enfin, moi-même qui depuis 1977 ai eu, outre les fonc­tions muni­ci­pales clas­siques, à gérer trois crises : la crise éco­no­mique, la crise sociale et la crise sécuritaire.
En effet, la sta­bi­li­té des hommes ne veut pas dire le carac­tère immuable des fonctions.
En plus de vingt ans, celles-ci ont très sen­si­ble­ment évo­lué. Aux fonc­tions clas­siques, ser­vice de proxi­mi­té comme l’état civil, la police, les élec­tions, réa­li­sa­tion et ges­tion des équi­pe­ments publics (sco­laires, spor­tifs, sociaux) se sont ajou­tés les innom­brables ser­vices en matière d’environnement (eau, assai­nis­se­ment, éclai­rage public, éli­mi­na­tion des déchets) et sur­tout une impli­ca­tion crois­sante dans la vie quo­ti­dienne de nos conci­toyens. Le maire est l’élu et l’agent public le plus proche, il est natu­rel qu’il soit le plus sol­li­ci­té lorsqu’un pro­blème sur­git dans sa commune.

Joigny

I. Le maire et l’économie

La crise éco­no­mique qui a pro­fon­dé­ment mar­qué les vingt der­nières années a tou­ché tout le tis­su indus­triel et com­mer­cial, en par­ti­cu­lier les arti­sans, com­mer­çants, et petites et moyennes entre­prises qui consti­tuent l’es­sen­tiel de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique de nos com­munes, sur­tout pour celles qui, comme la mienne, n’ont pas de pas­sé indus­triel marqué.

Face aux entre­prises en dif­fi­cul­té, aux menaces de licen­cie­ments, le maire est l’in­ter­lo­cu­teur natu­rel des par­te­naires éco­no­miques et admi­nis­tra­tifs afin de recher­cher les solu­tions les moins douloureuses.

Mais au-delà de cet aspect défen­sif, il doit aus­si avoir une action offen­sive, de pro­mo­tion de l’ac­ti­vi­té éco­no­mique, en déve­lop­pant les opé­ra­tions d’a­mé­na­ge­ment et d’ac­cueil pour de nou­velles acti­vi­tés ou des acti­vi­tés en expan­sion. Amé­na­ge­ment de parcs d’ac­ti­vi­té, pro­mo­tion de ces parcs, recherche de nou­velles entre­prises, construc­tion de bâti­ments relais, à chaque fois le maire doit convaincre son conseil muni­ci­pal de prendre des risques, ce qui est nou­veau pour lui, avec les risques de l’é­chec et des consé­quences finan­cières qui peuvent être lourdes. Qu’il soit réso­lu­ment libé­ral ou au contraire inter­ven­tion­niste, le maire est ame­né à s’im­pli­quer de plus en plus dans ces actions.

Les com­munes sont aus­si d’im­por­tants pres­crip­teurs dans le domaine du bâti­ment et des tra­vaux publics. En France, près des trois quarts des équi­pe­ments publics sont réa­li­sés par les col­lec­ti­vi­tés locales. Les com­munes ne peuvent donc se dés­in­té­res­ser de l’ac­ti­vi­té des entre­prises de ce sec­teur et elles ont même par­fois à envi­sa­ger des inves­tis­se­ments contra­cy­cliques afin d’é­vi­ter une trop forte sous-activité.

Enfin face aux pro­blèmes de l’ur­ba­nisme com­mu­nal et, en par­ti­cu­lier, au déve­lop­pe­ment des grandes sur­faces, le maire doit recher­cher un juste équi­libre entre les formes de com­merce moderne et les formes plus tra­di­tion­nelles. Il n’est pas de tâche qui demande plus de constance, de per­sé­vé­rance et de facul­tés de per­sua­sion, tant les anta­go­nismes sont forts et par­fois irréductibles.

II. Le maire et le social

Les deux der­nières décen­nies ont été mar­quées par une for­mi­dable aug­men­ta­tion du niveau du chô­mage. Toutes les com­munes ont été tou­chées par cette évolution.

Il faut d’a­bord veiller à l’ac­cueil des sans-emploi. C’est ain­si que, dans ma com­mune, nous avons ins­tal­lé une antenne de l’A­gence natio­nale pour l’emploi (ANPE) et, plus récem­ment, des Assedic.

Mais la pré­oc­cu­pa­tion essen­tielle est, bien sûr, de faci­li­ter la réem­bauche des licen­ciés et sur­tout l’in­ser­tion des jeunes dans le monde du tra­vail. Un bureau de l’emploi a été créé à Joi­gny qui reçoit toutes les per­sonnes de la ville en dif­fi­cul­té pour les aider à s’o­rien­ter et les moti­ver à recher­cher un emploi ou une for­ma­tion. Une atten­tion par­ti­cu­lière a été por­tée à ceux dont l’in­ser­tion est dif­fi­cile faute d’une for­ma­tion préa­lable suf­fi­sam­ment pous­sée ou récente. C’est ain­si que les com­munes ont eu recours pour leur compte ou celui des asso­cia­tions qu’elles aident aux tra­vaux d’u­ti­li­té col­lec­tive, deve­nus depuis contrats emplois soli­da­ri­té (CES), aux contrats d’emploi conso­li­dé et, tout récem­ment, aux emplois-jeunes. Des chan­tiers écoles ont été créés pour cer­taines spé­cia­li­tés (bâti­ment, envi­ron­ne­ment) afin de moti­ver et d’en­ca­drer les jeunes. La filière de l’ap­pren­tis­sage a été ouverte dans les ser­vices muni­ci­paux. Enfin, les com­munes sont sou­vent sol­li­ci­tées par les ser­vices judi­ciaires pour l’emploi dans le cadre de tra­vaux d’in­té­rêt géné­ral (TIG).

Face au pro­blème de l’emploi et de l’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle les com­munes sont ame­nées de plus en plus à s’im­pli­quer dans le déve­lop­pe­ment des actions de for­ma­tion : trans­for­ma­tion des sec­tions tech­niques et pro­fes­sion­nelles des lycées, ouver­ture de sec­tions post­bac­ca­lau­réat type bre­vet de tech­ni­cien supé­rieur et même, for­ma­tion en alter­nance dans le cadre des orga­nismes patro­naux de for­ma­tion pro­fes­sion­nelle (sou­dure à Joi­gny par exemple).

Natu­rel­le­ment cette aide et cette impli­ca­tion se trouvent redou­blées face aux publics en grande dif­fi­cul­té : titu­laires du reve­nu mini­mum d’in­ser­tion, appli­ca­tion de la loi de lutte contre l’ex­clu­sion et de la loi sur le droit au loge­ment. Dans ces cas, les ser­vices sociaux de la mai­rie, en par­ti­cu­lier le centre com­mu­nal d’ac­tion sociale, sont for­te­ment sollicités.

III. Le maire et la sécurité

La sécu­ri­té, c’est nor­ma­le­ment l’af­faire de l’É­tat, qu’il s’a­gisse de la police natio­nale (minis­tère de l’In­té­rieur), de la gen­dar­me­rie (minis­tère de la Défense) ou de la jus­tice. Les actions limi­tées de police qui sont confiées aux maires, essen­tiel­le­ment la police de la cir­cu­la­tion et du sta­tion­ne­ment, sont exer­cées au nom de l’État.

Église Saint-Jean à Joigny.Mais l’é­vo­lu­tion actuelle, en par­ti­cu­lier en milieu urbain, qu’il s’a­gisse de la mon­tée de la délin­quance, de la vio­lence, de l’u­sage des stu­pé­fiants ou de ce que l’on nomme pudi­que­ment » les actes d’in­ci­vi­li­té » font que le maire se trouve de plus en plus lar­ge­ment impli­qué dans tout ce qui touche à la sécu­ri­té. Déjà la simple conser­va­tion des construc­tions publiques, du mobi­lier urbain, des loge­ments gérés par la mai­rie ou ses satel­lites l’o­blige à inter­ve­nir constam­ment dans ce domaine. La mon­tée d’une insa­tis­fac­tion crois­sante de la part de nos conci­toyens et le fait que le maire est en contact per­ma­nent avec la popu­la­tion ne peuvent le lais­ser indifférent.

Dans les agglo­mé­ra­tions les plus impor­tantes ou les plus sen­sibles ont été déve­lop­pés les contrats de ville. Ailleurs, dans ma ville par exemple, qui n’est pas dotée d’un tel contrat, nous avons été ame­nés à déve­lop­per de notre propre ini­tia­tive des actions de pré­ven­tion, notam­ment en direc­tion de jeunes (créa­tion de points de ren­contre, mul­ti­pli­ca­tion des acti­vi­tés notam­ment pour les périodes de loi­sirs, nomi­na­tion d’un direc­teur de la jeu­nesse). Tra­di­tion­nel­le­ment, ces actions étaient sur­tout à carac­tère spor­tif, mais elles deviennent néces­sai­re­ment beau­coup plus multiformes.

Les com­munes ne peuvent plus aujourd’­hui faire l’é­co­no­mie d’ac­tions de dis­sua­sion, ne serait-ce que pour évi­ter que des faits iso­lés n’a­bou­tissent au déve­lop­pe­ment d’une psy­chose sécu­ri­taire très dom­ma­geable pour l’é­qui­libre de nos quar­tiers. Aus­si, le maire doit-il, sous sa res­pon­sa­bi­li­té, mettre en place une police muni­ci­pale, qui a certes des pré­ro­ga­tives limi­tées mais qui consti­tue par sa seule pré­sence per­ma­nente un fac­teur de dis­sua­sion utile, y com­pris dans cer­tains points chauds comme aux abords des écoles. Pour assu­rer une bonne coor­di­na­tion de ces efforts avec la police d’É­tat, des contrats locaux de sécu­ri­té sont mis en place, tan­dis que les com­mis­sions locales de sécu­ri­té où viennent tous ceux qui veulent par­ti­ci­per ou ont une cer­taine appré­hen­sion consti­tuent d’u­tiles relais avec l’o­pi­nion publique locale.

En vingt ans, les fonc­tions de maire ont pro­fon­dé­ment évo­lué : les actions qui viennent d’être citées n’exis­taient pas alors, sauf peut-être à l’é­tat embryonnaire.

Aus­si le maire est-il de plus en plus sol­li­ci­té : par sa connais­sance intime de la popu­la­tion de sa com­mune, de ses besoins et de ses aspi­ra­tions, il se trouve appe­lé dès qu’une action nou­velle est envi­sa­gée par les pou­voirs publics et il en devient le relais naturel.

Quoi qu’on fasse, la décen­tra­li­sa­tion est une abso­lue néces­si­té dans un sou­ci d’efficacité.

Mais la mul­ti­pli­ci­té des sol­li­ci­ta­tions fait qu’il devient de plus en plus dif­fi­cile de mener de front une vie pro­fes­sion­nelle nor­male et une action muni­ci­pale, qu’on risque d’être conduit iné­luc­ta­ble­ment à sacri­fier l’une à l’autre, au moins pour les com­munes d’une cer­taine taille.

Faut-il pour autant aller jus­qu’à la pro­fes­sion­na­li­sa­tion de la fonc­tion de maire comme le font cer­tains pays ? Je pense que cela serait dan­ge­reux car cela revient à confondre gou­ver­ne­ment et admi­nis­tra­tion. Le gou­ver­ne­ment est là pour don­ner les impul­sions, les direc­tives et en contrô­ler l’exé­cu­tion, l’ad­mi­nis­tra­tion muni­ci­pale est là pour appli­quer les direc­tives au jour le jour. Avec la fonc­tion­na­ri­sa­tion, il y aurait aus­si le risque de cou­per les élus du monde éco­no­mique, en par­ti­cu­lier du monde de l’en­tre­prise, et de déve­lop­per une subor­di­na­tion de fait à l’ad­mi­nis­tra­tion pré­fec­to­rale, ce qui serait mani­fes­te­ment contraire à l’au­to­no­mie des communes.

Face à ce pro­blème, la ten­dance est natu­rel­le­ment à aller vers le cumul des man­dats. Cumu­ler un man­dat de maire et de conseiller géné­ral ou de maire et de conseiller régio­nal est évi­dem­ment l’as­su­rance d’une meilleure coor­di­na­tion des actions de ces col­lec­ti­vi­tés et accroît les chances de pou­voir mener à bien les réa­li­sa­tions au moindre coût.

Faut-il alors inter­dire le cumul d’un man­dat de maire avec celui de par­le­men­taire ? Sous réserve d’une bonne orga­ni­sa­tion des tâches et des délé­ga­tions, l’ex­pé­rience montre que, sauf peut-être dans les très grosses com­munes, les deux fonc­tions peuvent être menées de front. Elles per­mettent au par­le­men­taire de gar­der le sens des réa­li­tés face à une action légis­la­tive et admi­nis­tra­tive qui ne l’a pas tou­jours. Une bonne expé­rience muni­ci­pale est dans ce domaine extrê­me­ment salu­taire. Obli­ger les dépu­tés-maires ou les séna­teurs-maires à choi­sir entre leurs deux fonc­tions deve­nues incom­pa­tibles, ce serait assu­ré­ment un déchi­re­ment humain mais plus sûre­ment encore l’a­vè­ne­ment d’une repré­sen­ta­tion par­le­men­taire qui serait beau­coup plus fon­dée sur des cri­tères par­ti­sans que sur la volon­té de bien repré­sen­ter nos conci­toyens dans leur diver­si­té et d’ap­por­ter des solu­tions concrètes à leurs dif­fi­cul­tés quotidiennes.

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