Une expérience de maire
Le journal Le Monde s’est fait l’écho au mois de novembre dernier d’un sondage effectué à l’occasion du congrès annuel des maires de France qui montrait que plus de 40% des maires étaient désenchantés de leurs fonctions électives et envisageaient de ne pas se représenter lors des prochaines élections municipales, en 2001. Si cela s’avérait exact, cela constituerait un changement profond par rapport au passé, car les fonctions de maire sont relativement stables et nombreux sont ceux qui accomplissent plusieurs mandats. Ma commune (10 500 habitants) n’a connu, hormis une période transitoire de 1971 à 1977, que trois maires en plus de cinquante ans, celui de la reconstruction (1947−1959), celui de l’expansion urbaine (1959−1971) et enfin, moi-même qui depuis 1977 ai eu, outre les fonctions municipales classiques, à gérer trois crises : la crise économique, la crise sociale et la crise sécuritaire.
En effet, la stabilité des hommes ne veut pas dire le caractère immuable des fonctions.
En plus de vingt ans, celles-ci ont très sensiblement évolué. Aux fonctions classiques, service de proximité comme l’état civil, la police, les élections, réalisation et gestion des équipements publics (scolaires, sportifs, sociaux) se sont ajoutés les innombrables services en matière d’environnement (eau, assainissement, éclairage public, élimination des déchets) et surtout une implication croissante dans la vie quotidienne de nos concitoyens. Le maire est l’élu et l’agent public le plus proche, il est naturel qu’il soit le plus sollicité lorsqu’un problème surgit dans sa commune.
I. Le maire et l’économie
La crise économique qui a profondément marqué les vingt dernières années a touché tout le tissu industriel et commercial, en particulier les artisans, commerçants, et petites et moyennes entreprises qui constituent l’essentiel de l’activité économique de nos communes, surtout pour celles qui, comme la mienne, n’ont pas de passé industriel marqué.
Face aux entreprises en difficulté, aux menaces de licenciements, le maire est l’interlocuteur naturel des partenaires économiques et administratifs afin de rechercher les solutions les moins douloureuses.
Mais au-delà de cet aspect défensif, il doit aussi avoir une action offensive, de promotion de l’activité économique, en développant les opérations d’aménagement et d’accueil pour de nouvelles activités ou des activités en expansion. Aménagement de parcs d’activité, promotion de ces parcs, recherche de nouvelles entreprises, construction de bâtiments relais, à chaque fois le maire doit convaincre son conseil municipal de prendre des risques, ce qui est nouveau pour lui, avec les risques de l’échec et des conséquences financières qui peuvent être lourdes. Qu’il soit résolument libéral ou au contraire interventionniste, le maire est amené à s’impliquer de plus en plus dans ces actions.
Les communes sont aussi d’importants prescripteurs dans le domaine du bâtiment et des travaux publics. En France, près des trois quarts des équipements publics sont réalisés par les collectivités locales. Les communes ne peuvent donc se désintéresser de l’activité des entreprises de ce secteur et elles ont même parfois à envisager des investissements contracycliques afin d’éviter une trop forte sous-activité.
Enfin face aux problèmes de l’urbanisme communal et, en particulier, au développement des grandes surfaces, le maire doit rechercher un juste équilibre entre les formes de commerce moderne et les formes plus traditionnelles. Il n’est pas de tâche qui demande plus de constance, de persévérance et de facultés de persuasion, tant les antagonismes sont forts et parfois irréductibles.
II. Le maire et le social
Les deux dernières décennies ont été marquées par une formidable augmentation du niveau du chômage. Toutes les communes ont été touchées par cette évolution.
Il faut d’abord veiller à l’accueil des sans-emploi. C’est ainsi que, dans ma commune, nous avons installé une antenne de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) et, plus récemment, des Assedic.
Mais la préoccupation essentielle est, bien sûr, de faciliter la réembauche des licenciés et surtout l’insertion des jeunes dans le monde du travail. Un bureau de l’emploi a été créé à Joigny qui reçoit toutes les personnes de la ville en difficulté pour les aider à s’orienter et les motiver à rechercher un emploi ou une formation. Une attention particulière a été portée à ceux dont l’insertion est difficile faute d’une formation préalable suffisamment poussée ou récente. C’est ainsi que les communes ont eu recours pour leur compte ou celui des associations qu’elles aident aux travaux d’utilité collective, devenus depuis contrats emplois solidarité (CES), aux contrats d’emploi consolidé et, tout récemment, aux emplois-jeunes. Des chantiers écoles ont été créés pour certaines spécialités (bâtiment, environnement) afin de motiver et d’encadrer les jeunes. La filière de l’apprentissage a été ouverte dans les services municipaux. Enfin, les communes sont souvent sollicitées par les services judiciaires pour l’emploi dans le cadre de travaux d’intérêt général (TIG).
Face au problème de l’emploi et de l’insertion professionnelle les communes sont amenées de plus en plus à s’impliquer dans le développement des actions de formation : transformation des sections techniques et professionnelles des lycées, ouverture de sections postbaccalauréat type brevet de technicien supérieur et même, formation en alternance dans le cadre des organismes patronaux de formation professionnelle (soudure à Joigny par exemple).
Naturellement cette aide et cette implication se trouvent redoublées face aux publics en grande difficulté : titulaires du revenu minimum d’insertion, application de la loi de lutte contre l’exclusion et de la loi sur le droit au logement. Dans ces cas, les services sociaux de la mairie, en particulier le centre communal d’action sociale, sont fortement sollicités.
III. Le maire et la sécurité
La sécurité, c’est normalement l’affaire de l’État, qu’il s’agisse de la police nationale (ministère de l’Intérieur), de la gendarmerie (ministère de la Défense) ou de la justice. Les actions limitées de police qui sont confiées aux maires, essentiellement la police de la circulation et du stationnement, sont exercées au nom de l’État.
Mais l’évolution actuelle, en particulier en milieu urbain, qu’il s’agisse de la montée de la délinquance, de la violence, de l’usage des stupéfiants ou de ce que l’on nomme pudiquement » les actes d’incivilité » font que le maire se trouve de plus en plus largement impliqué dans tout ce qui touche à la sécurité. Déjà la simple conservation des constructions publiques, du mobilier urbain, des logements gérés par la mairie ou ses satellites l’oblige à intervenir constamment dans ce domaine. La montée d’une insatisfaction croissante de la part de nos concitoyens et le fait que le maire est en contact permanent avec la population ne peuvent le laisser indifférent.
Dans les agglomérations les plus importantes ou les plus sensibles ont été développés les contrats de ville. Ailleurs, dans ma ville par exemple, qui n’est pas dotée d’un tel contrat, nous avons été amenés à développer de notre propre initiative des actions de prévention, notamment en direction de jeunes (création de points de rencontre, multiplication des activités notamment pour les périodes de loisirs, nomination d’un directeur de la jeunesse). Traditionnellement, ces actions étaient surtout à caractère sportif, mais elles deviennent nécessairement beaucoup plus multiformes.
Les communes ne peuvent plus aujourd’hui faire l’économie d’actions de dissuasion, ne serait-ce que pour éviter que des faits isolés n’aboutissent au développement d’une psychose sécuritaire très dommageable pour l’équilibre de nos quartiers. Aussi, le maire doit-il, sous sa responsabilité, mettre en place une police municipale, qui a certes des prérogatives limitées mais qui constitue par sa seule présence permanente un facteur de dissuasion utile, y compris dans certains points chauds comme aux abords des écoles. Pour assurer une bonne coordination de ces efforts avec la police d’État, des contrats locaux de sécurité sont mis en place, tandis que les commissions locales de sécurité où viennent tous ceux qui veulent participer ou ont une certaine appréhension constituent d’utiles relais avec l’opinion publique locale.
En vingt ans, les fonctions de maire ont profondément évolué : les actions qui viennent d’être citées n’existaient pas alors, sauf peut-être à l’état embryonnaire.
Aussi le maire est-il de plus en plus sollicité : par sa connaissance intime de la population de sa commune, de ses besoins et de ses aspirations, il se trouve appelé dès qu’une action nouvelle est envisagée par les pouvoirs publics et il en devient le relais naturel.
Quoi qu’on fasse, la décentralisation est une absolue nécessité dans un souci d’efficacité.
Mais la multiplicité des sollicitations fait qu’il devient de plus en plus difficile de mener de front une vie professionnelle normale et une action municipale, qu’on risque d’être conduit inéluctablement à sacrifier l’une à l’autre, au moins pour les communes d’une certaine taille.
Faut-il pour autant aller jusqu’à la professionnalisation de la fonction de maire comme le font certains pays ? Je pense que cela serait dangereux car cela revient à confondre gouvernement et administration. Le gouvernement est là pour donner les impulsions, les directives et en contrôler l’exécution, l’administration municipale est là pour appliquer les directives au jour le jour. Avec la fonctionnarisation, il y aurait aussi le risque de couper les élus du monde économique, en particulier du monde de l’entreprise, et de développer une subordination de fait à l’administration préfectorale, ce qui serait manifestement contraire à l’autonomie des communes.
Face à ce problème, la tendance est naturellement à aller vers le cumul des mandats. Cumuler un mandat de maire et de conseiller général ou de maire et de conseiller régional est évidemment l’assurance d’une meilleure coordination des actions de ces collectivités et accroît les chances de pouvoir mener à bien les réalisations au moindre coût.
Faut-il alors interdire le cumul d’un mandat de maire avec celui de parlementaire ? Sous réserve d’une bonne organisation des tâches et des délégations, l’expérience montre que, sauf peut-être dans les très grosses communes, les deux fonctions peuvent être menées de front. Elles permettent au parlementaire de garder le sens des réalités face à une action législative et administrative qui ne l’a pas toujours. Une bonne expérience municipale est dans ce domaine extrêmement salutaire. Obliger les députés-maires ou les sénateurs-maires à choisir entre leurs deux fonctions devenues incompatibles, ce serait assurément un déchirement humain mais plus sûrement encore l’avènement d’une représentation parlementaire qui serait beaucoup plus fondée sur des critères partisans que sur la volonté de bien représenter nos concitoyens dans leur diversité et d’apporter des solutions concrètes à leurs difficultés quotidiennes.