Une famille de paysans limousins (XVIIe–XXe siècle)
Pourquoi diable un ingénieur en retraite, qui n’a plus rien d’un étudiant et n’est pas historien, en arrive-t-il à se lancer dans un travail universitaire sur une famille de paysans limousins (Les Germain, du Puy Bartalard, mémoire de maîtrise d’Histoire moderne, présenté en 1997 à l’université de Limoges), alors qu’il n’a même pas l’excuse d’être limousin, et encore moins d’être paysan ?
Les Germain, du Puy Bartalard, mémoire de maîtrise d’Histoire moderne, présenté en 1997 à l’université de Limoges.
Le hazard a bien sûr la plus grande part dans cette aventure. L’occasion est venue de l’existence d’un fonds d’archives conservées depuis des générations dans la famille de mon épouse. Il se trouve que, aussi haut qu’on puisse remonter dans les textes (le XVIIe siècle), la famille Germain était implantée dans un hameau de quelques maisons (on disait « village » en ce temps-là), le Puy Bartalard, dans le nord de la Dordogne, et que les chefs de famille successifs ont tous été paysans jusqu’au milieu de notre siècle.
Mais l’élément déclenchant a été un terreau favorable, disponible lorsque ma curiosité ancienne pour une discipline (l’histoire), dont les méthodes et les techniques m’étaient pourtant absolument étrangères, a pu se conjuguer avec le temps libre accordé par la retraite.
C’est alors que je me suis vraiment plongé dans la lecture de ces archives. Très vite, j’ai été passionné : une pièce isolée, c’est une curiosité ; cent documents, c’est un monde qui s’ouvre ; or j’en avais devant moi près d’un millier. En face d’un tel volume de textes, il m’est apparu impossible de ne pas tenter d’en tirer le maximum. Et pour acquérir les connaissances nécessaires, obtenir aides et conseils puis, en fin de compte, jugement sur la validité de ce travail, il fallait passer par l’Université.
Au-delà de l’importance du fonds, ce qui m’a frappé ce sont les deux caractéristiques de cette famille, assez rares semble-t-il, la longue stabilité de l’habitat et la continuité de l’état de paysan. En effet, si la profondeur de l’évolution voulue ou subie, en tout cas vécue, par les habitants de notre pays depuis trois siècles, est bien connue, il est passionnant de ressentir directement, à partir de documents qui leur ont appartenu, la distance matérielle et culturelle qui nous sépare des Français du XVIIe siècle ; et il ne l’est pas moins de les voir évoluer de génération en génération, améliorant sans cesse leurs techniques, leur patrimoine, pour terminer, en une génération, par l’abandon de cette vocation dans le contexte de « la fin des paysans » décrit par Henri Mendras.
Les Germain, comme 80 % des Français sous Louis XIV, étaient :
- ruraux, mais surtout paysans, ils mangeaient ce que leur travail permettait de récolter,
- très imprégnés par la religion chrétienne, au moins dans leurs comportements,
- enfin ils vivaient dans la précarité et leur vie matérielle excluait tout superflu, alors qu’à l’inverse aujourd’hui nous sommes 80 % de citadins, vivant dans une société laïcisée depuis longtemps et baignant pour la plupart dans le confort et la sécurité.
Le travail réalisé tente de répondre à la question suivante : à partir du fonds Germain, comment peut-on décrire la vie de cette famille avant la Révolution, et comment peut-on comprendre l’évolution des générations successives jusqu’à la situation actuelle ?
Le fonds Germain
Il se compose de huit ou neuf cents pièces dont la plus ancienne date du 27 septembre 1643. Ces pièces sont généralement en bon état de conservation. Leurs objets sont très variés : ventes, baux, quittances, contrats de mariage, testaments, inventaires, pièces de procès, reçus d’impôts, arpentements, …, registres de comptes. Mais aucun « livre de raison ». Une pièce peut comporter un ou plusieurs feuillets. C’est ainsi que certains inventaires peuvent compter quelques dizaines de pages, et certains registres de comptes deux à trois cents.
En fait, 40 % seulement des documents du fonds concernent la famille Germain. Le reste concerne trois autres familles, les Chastenet, les Trarieux et les Cousinou, alliées aux Germain par mariages au XIXe siècle.
Le pays
Sarlande, le bourg.
La commune de Sarlande, à laquelle appartient le Puy Bartalard, se situe dans le canton de Lanouaille, à la frontière nord-est de la Dordogne ; mais c’est la ville de Saint-Yrieix-la-Perche, en Haute-Vienne, qui est le centre d’attraction local depuis le Moyen Âge. Saint-Éloy-les-Tuileries, pays d’origine des Trarieux, où est né le dernier des Germain, Henri, est la première commune de la Corrèze voisine. La vie de nos paysans s’est déroulée depuis plus de trois siècles entre ces trois communes, distantes de dix à douze kilomètres les unes des autres.
Le canton de Lanouaille, s’il ne fait partie ni politiquement ni administrativement du Limousin, en fait bel et bien partie géographiquement et économiquement. Ce sont les mêmes cultures, le même paysage de plateau ondulé d’une altitude moyenne de trois cent cinquante mètres, alternant bois, terres et prés bordés de haies, coupé de vallées étroites creusées dans le gneiss par la Loue, l’Auvézère et leurs affluents, c’est aussi le même patois. C’est à une dizaine de kilomètres plus au sud que disparaissent les châtaigniers limousins et qu’apparaissent les noyers périgourdins.
C’est un pays de bocage à habitat dispersé : au bourg (agglomération principale où est implantée l’église paroissiale) de Sarlande, habitent au XIXe siècle à peine 10 % de la population, le reste étant réparti dans les quelque soixante-dix « villages » qui existaient alors.
I. L’ANCIEN RÉGIME
Au milieu du XVIIe siècle, une famille Germain habitait le village du Puy Bartalard, paroisse de Sarlande. Un Pierre Germain est attesté en 1639 qualifié de « laboureur » dans un arpentement, et de forgeron dans un procès en 1648. Ces termes nous indiquent qu’il possède de la terre, mais qu’il n’est sans doute pas bien riche puisqu’il doit pratiquer un autre métier.
Son fils aîné, nommé lui aussi Pierre, qui meurt à quatre-vingt-dix ans en 1732, est déjà plus à l’aise, car il abandonne le métier de forgeron, et on le voit acheter ou échanger des terres dans le village. Le suivant, Yrieix (1696−1773), est un petit propriétaire déjà aisé qui possède un domaine de 13,4 hectares, qu’il exploite bien sûr lui-même. Son fils Annet (1732−1787), grâce à la politique intelligente d’achats de terres menée par son père, qu’il continue, et à un héritage de son épouse, peut en 1778 saisir l’occasion d’acquérir un autre domaine contigu au sien. À sa mort en 1787, il laisse un fils de dix ans à peine mais un bel ensemble foncier de 25 hectares environ d’un seul tenant.
Le système de production
Dans ce pays de Sarlande, comme presque partout en France à cette époque en dehors de quelques régions qui ont déjà pu spécialiser leurs productions (citons les terres à blé autour de Paris, ou les régions viticoles), la production agricole est essentiellement destinée à l’autoconsommation.
Par ailleurs, les céréales formant la base de l’alimentation des paysans, on trouvera au centre de l’organisation du domaine les terres labourables qui leur sont consacrées, le train de culture, c’est-à-dire la charrue et la paire de bœufs de labour, enfin les prés pour nourrir ceux-ci.
Le domaine doit aussi fournir les compléments de nourriture (porcs, volailles, légumes, fruits, châtaignes…), le vêtement (laine, chanvre), le chauffage et l’entretien des outils et de la maison (bois). C’est là le schéma type du domaine limousin, voué à la polyculture et visant à l’autarcie.
Notons que la terre représente la grande majorité de l’investissement, le train de culture et l’outillage valant autour de 5 % des immobilisations.
Cependant, il faut payer la rente seigneuriale et la dîme (principalement en nature), et l’impôt royal (en monnaie « sonnante et trébuchante »), ce qui impose de vendre un peu de sa production et donc de produire plus que ce que l’on consomme : c’est là seulement que l’on entre dans le circuit monétaire et le circuit marchand, dont on est donc, dans cette seule mesure, un peu dépendant.
Le passage de cette situation à l’actuelle, qui lui est totalement opposée – intégration complète dans le marché – résume l’évolution de l’agriculture de la Révolution à nos jours, et l’on sait bien ce que cette évolution a signifié comme bouleversement dans les techniques et les pratiques agricoles, le métier d’exploitant, et les mentalités.
Du fonds Germain, on tire d’abord une vue globale de la situation de ces familles de petits propriétaires aux XVIIe et XVIIIe siècles. On constate les dettes nombreuses qui pèsent sur eux dans les années 1680–1720, les retards de paiement qui conduisent à des procès interminables, les interventions de la force publique pour la perception des impôts, les « émotions » qui en résultent, enfin les disettes et les épidémies auxquelles il est fait allusion dans les documents de ces années-là, parmi lesquelles « l’horrible hiver » de 1709 restera longtemps dans les mémoires. On y trouvera aussi bien des détails (mais malheureusement bien peu de chiffres) sur leurs exploitations agricoles et sur la vie qu’ils y menaient.
Mais si la fin du règne de Louis XIV avait été difficile pour les Germain, la seconde moitié du XVIIIe siècle fut la période clé où ils ont passé le seuil décisif, celui où la production dégage des surplus significatifs et où il devient possible d’accumuler du capital.
Le domaine
L’étude des documents fonciers, des inventaires, des testaments, des contrats de mariage permet de se faire une bonne idée de ce qu’était un domaine au XVIIIe siècle. Exploité par une famille réunissant souvent trois générations successives, aidée s’il en était besoin par des domestiques (ouvriers agricoles engagés à l’année), il se composait d’un ensemble de bâtiments d’exploitation, de terres – réparties à peu près deux tiers un tiers en terres labourables et prés – et du cheptel – cheptel vif (gros animaux) et mort (matériel et outillage).
Étant donnée la qualité moyenne des terres du pays, les rendements obtenus avec les techniques locales ne dépassent pas 4 à 5 grains pour un en froment ou en seigle. La surface du « domaine seuil » (juste suffisant pour nourrir la famille moyenne) se situe alors aux environs d’une dizaine d’hectares, avec un cheptel vif réduit à une paire de bœufs, un ou deux porcs, et peut-être une douzaine de moutons ; un bâtiment couvert de chaume servant à la fois de grange, d’étable et de bergerie, un « toit » pour les porcs.
Le matériel est élémentaire, un ou deux « garniments propres à labourer, une charrette, bris et tombereau, un joug garni de ses jouilles ». Par contre, le petit outillage est assez diversifié étant donnée la variété des travaux à effectuer, il va des outils pour la moisson et la fenaison à ceux destinés au travail du bois, du chanvre, de la laine, et même de la forge.
Sur un domaine plus important, à partir d’une douzaine d’hectares, avec un peu de bois (châtaigniers surtout), peut-être deux paires de bœufs mais en tout cas une ou deux vaches, une famille de paysans peut espérer commencer à dégager des surplus.
Le patrimoine
Exprimer la valeur d’un bien par son prix est une idée que ces paysans n’avaient pas. Pour eux, le prix n’avait d’intérêt qu’au moment où on l’achète ou le vend ; le reste du temps, ce qui compte, c’est ce qu’il rapporte : le champ vaut par la récolte, qui vaut par la nourriture de la famille, et non une somme d’argent.
À l’origine, le paysan recevait du seigneur la « tenure » d’une terre. Révocable, cette tenure devait être renouvelée à chaque génération. Devenue héréditaire à la longue, elle constitue alors la base sur laquelle est construite l’existence entière de la famille, économique d’abord, mais aussi sa position sociale, sa place dans la société. Cette terre acquiert de ce fait même des caractéristiques nouvelles :
- elle n’est pas seulement un outil de travail, elle est littéralement la vie du groupe familial, car elle est le premier facteur d’aisance ou de misère,
– elle est inaliénable et non morcelable, à l’origine parce que le seigneur l’impose, ensuite parce qu’une telle opération la rendrait inexploitable,
– elle finit par s’identifier à la famille, au point que le nom de l’un devient parfois le nom de l’autre : les Rouchut habitent le village de Rouchut.
Cette terre devient alors un « patrimoine », au sens le plus fort de « bien reçu de ses ancêtres », que l’on doit gérer « en bon père de famille », et qu’on transmettra à ses enfants, et ainsi de suite, de génération en génération.
C’est cette conception qui impose la solidarité familiale, solidarité verticale des générations successives, solidarité horizontale à l’intérieur d’une génération. L’homme seul n’est rien dans un tel ordre social, et « le privilège accordé à l’aîné (est la) simple traduction généalogique du primat absolu conféré au maintien de l’intégrité du patrimoine » (Pierre Bourdieu).
De là découle l’importance primordiale des méthodes de transmission de ce patrimoine, le domaine, qui s’expriment à travers testaments et contrats de mariage.
Comment vivaient-ils ?
Ils habitent tous sur leur terre, au milieu des bâtiments d’exploitation. Le fonds nous offre plusieurs descriptions détaillées de leurs maisons d’habitation, toutes semblables pour cette époque. Choisissons la plus tardive, tirée de l’inventaire rédigé par le notaire à la mort d’Annet Germain en 1787.
La maison, couverte en tuiles, est construite en pierres du pays, la porte est double, avec un encadrement de pierres de taille. À l’intérieur, une pièce unique, éclairée par deux « croisées grillées en fer sans aucune boiserie » ; le sol est « à pierres jetées », la cheminée possède une plaque ornée. La pièce est encombrée de meubles et d’outils : trois lits fermés de rideaux, une table, deux bancs, quatre coffres, une maie, des ustensiles de cuisine déjà diversifiés (36 articles) ; la vaisselle, réduite (pas de fourchette), ne comporte ni faïence ni porcelaine, mais une petite cafetière de fer blanc ; on y trouve aussi le matériel à filer laine et chanvre, et les outils agricoles les plus précieux.
Souvent accolée à l’étable, c’est le seul bâtiment qui ferme à clé, c’est pourquoi on trouve dans le grenier les semences et les provisions : les grains, seigle surtout, puis les pois et les haricots, les châtaignes, le lard, le sel. Pas de pommes de terre ni de tonneau.
Le Puy Bartalard, les deux domaines.
Le village, le bourg, la paroisse
Le Puy Bartalard, où habitent les Germain, comprend trois ou quatre maisons au mieux ; Bormazet, le village des Cousinou, cinq à sept, et le Boucheron, celui des Chastenet, une quinzaine. Ces trois villages sont chacun à deux bons kilomètres du bourg, qui lui-même réunit moins de trente habitations. La vie sociale est naturellement très serrée dans le village, encore assez étroite avec les habitants de la paroisse qu’on rencontre au bourg, à la messe, au cabaret, ou chez les artisans.
Au-delà, on va de temps en temps dans les foires, mais assez peu car on n’a pas grand-chose à vendre. Cet isolement se manifeste dans une endogamie généralisée : sur les quinze mariages observés pour cette époque, deux unissent des conjoints du même village, cinq de la même paroisse, huit de paroisses contiguës, aucun exemple de plus grande distance.
Les chefs de famille ont d’autres occasions de participer à la vie sociale. Ils sont parfois membres de la « fabrique » qui gère les questions matérielles de la paroisse, « syndics de taille » chargés de la répartition de la taille dans la paroisse et responsables de sa collecte (ce qui ne va pas sans difficultés), ou encore « commissaires au séquestre » ou « aux fruits et revenus » en cas de saisie par les tribunaux. À lire les nombreux documents du fonds sur ce sujet, ils semblent avoir été assez procéduriers et trouver de multiples raisons d’aller au tribunal.
La religion était omniprésente, ne serait-ce que par le calendrier, et les fêtes religieuses rythmaient les travaux des champs. Les textes des contrats de mariage et surtout des testaments donnent une idée, non de leur foi, mais des pratiques qu’ils observaient. En relevant quatre de ces manifestations (importance des formules religieuses, saints personnages invoqués, dons et messes offerts, et intérêt porté à la sépulture), on remarque une nette évolution au cours du XVIIIe siècle. Après 1760 la seule pratique qui perdure est celle des dons et messes, d’ailleurs jusque bien après la Révolution.
Si les rentes seigneuriales et la dîme semblent avoir été subies sans trop de problèmes, à en croire la quasi-inexistence de documents relatant des conflits sur ce sujet, les relations avec le fisc, elles, s’avèrent avoir été mauvaises. Il est vrai que les impôts royaux ont beaucoup augmenté depuis Louis XIV.
La paroisse qui payait 1 927 livres en 1690, en payait entre 3 000 et 3 500 en 1718, et 4 400 en 1774. Il n’est pas étonnant que, dans ces conditions, le fisc n’ait pas été populaire et que des retards de paiement, nombreux, aient conduit à des interventions de la force publique, qui se terminaient parfois en échauffourées.
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Lorsqu’on les voit apparaître au XVIIe siècle, les Germain, comme leurs pareils les Chastenet, Trarieux et Cousinou, ont comme but principal de leur vie de maintenir et si possible agrandir leurs terres ; ils sont capables de poursuivre le même objectif pendant des années, au prix d’un travail acharné, et aussi d’une austérité de vie qu’expriment clairement leurs habitations. Les fermetures approximatives et les sols dont l’isolement et la propreté ne pouvaient être que rudimentaires rendaient éclairage et chauffage bien difficiles dans un pays humide aux hivers froids.
On est frappé par l’encombrement de cette pièce unique, dans laquelle mangent, dorment, naissent, travaillent et meurent des familles qui devaient souvent atteindre dix personnes. Quelle intimité pouvait-il exister pour eux ?
Ils ne connaissent rien d’autre que leur coin de terre, le ciment de la famille résidant dans l’existence d’un patrimoine terrien intangible, dont la transmission d’une génération à l’autre doit être intégrale. Cette « civilisation » est parfaitement adaptée aux techniques de l’époque. Elle semble immuable.
II. L’ÉVOLUTION (1789−1939)
Au XVIIIe siècle, les idées nouvelles en matière d’agriculture qui couraient dans les sphères scientifiques n’ont pour ainsi dire pas touché les paysans limousins. Au début du XIXe la situation change, et d’abord grâce à l’administration mise en place par la République et perfectionnée par l’Empire. Des enquêtes sont lancées, qui seront le début d’une connaissance chiffrée de la réalité des terroirs français, indispensable à toute recherche de progrès. Des rapports sont demandés aux Préfets, et on y trouve de multiples propositions concrètes, qui serviront de base aux décisions à mettre en œuvre par les pouvoirs publics.
Parallèlement, les propriétaires s’organisent eux-mêmes pour améliorer leur situation : ce sera la création des comices agricoles, qui a touché de près les Germain.
En effet, c’est en 1824 qu’est inauguré celui de Lanouaille, un des tout premiers en France, dont l’initiateur et le principal moteur fut le colonel Bugeaud (le futur maréchal), que la Restauration avait placé en demi-solde, et qui exploitait lui-même depuis, près de cette petite ville, une grande propriété.
Un pays qui change
L’économie de la région s’appuie sur une démographie redevenue dynamique. Les petites communes comme Sarlande atteignent leur maximum de population vers 1850, et la ville de Saint-Yrieix vers 1900. C’est seulement ensuite que la décrue s’amorce, lentement d’abord. Il n’y aura pour ainsi dire pas d’exode rural dans cette région avant la dernière guerre. En réalité, c’est tout le pays qui change. Nous allons le voir par l’exemple des moyens de communication.
Restée à l’écart des grands courants d’échanges, l’infrastructure routière n’avait pas été gâtée par l’ancien régime finissant. La carte de Cassini (celle de la région a été tracée en 1780) montre une seule route, qui joint Saint-Yrieix à Lanouaille puis Excideuil, tout le reste n’est que chemins ruraux. Les procès-verbaux révèlent que l’entretien et la création de routes seront dès l’origine le principal sujet de préoccupation et de dépense du conseil municipal, et ce jusqu’à nos jours. On voit même plusieurs fois les plus gros contribuables, dont les Germain, payer certains travaux de leurs deniers.
Quant au chemin de fer, les autorités locales et régionales ont toutes mené des actions vigoureuses pour infléchir les décisions de l’État et de la Compagnie à leur avantage. On réussit ainsi à faire construire la ligne Limoges-Brive par Saint-Yrieix en 1875, avant celle de Limoges à Tulle. On mesure l’enjeu économique lorsque l’on sait que la foire de Saint-Yrieix drainait les bovins de toute la région pour les expédier à Paris et Lyon, et qu’en sens inverse arrivait à un prix enfin abordable la chaux indispensable à l’amendement des terres acides du Limousin.
Les progrès : l’exemple des bovins
Les premières statistiques bovines de la région indiquaient en 1813 des poids moyens de 270 kg pour les bœufs, 190 pour les vaches et 45 pour les veaux. En 1900, les bœufs élevés dans les domaines Germain pesaient entre 550 et 800 kg et les veaux entre 250 et 350. Que s’était-il passé ?
Cette amélioration spectaculaire, qui a frappé les contemporains, a été obtenue par des méthodes en réalité très simples, mais appliquées avec constance, pendant des dizaines d’années, et par un pourcentage d’éleveurs de plus en plus grand. On a mieux surveillé le bétail grâce à un réseau de vétérinaires de plus en plus dense ; amélioré les naissances par une sélection sévère des taureaux reproducteurs ; mieux nourri les bêtes, par l’amélioration des prairies naturelles ou artificielles, et, pour les veaux, en complétant le lait de leur mère par l’appoint de vaches de races laitières. Enfin on a cherché le produit le plus rentable (en viande) et ce fut le fameux « veau de Lyon », broutard vendu autour de douze mois.
La race limousine a été « caractérisée », et reconnue par la création du herd-book en 1886. Elle reste de nos jours une des grandes races françaises qui s’exporte dans le monde entier.
L’organisation de la production
À la Révolution, les Germain possédaient deux domaines ; en 1821, ils héritent d’un troisième. Dès lors leurs moyens, et parallèlement leurs ambitions, peuvent croître et l’on peut parler alors « d’entreprise agricole », dont l’organisation ne peut plus rester celle d’un exploitant sur son seul domaine. Des possibilités nouvelles apparaissent : on peut acheter ou louer (« prendre à ferme ») des terres ; on peut exploiter soi-même, avec ou sans domestiques suivant la surface à travailler, ou bailler ses domaines à des métayers ou à des fermiers.
De fait, pendant une cinquantaine d’années, ils vont expérimenter toutes ces solutions, et choisir enfin, vers 1860, d’une part de renoncer à prendre à ferme d’autres domaines que ceux qu’ils possèdent, d’autre part d’exploiter eux-mêmes le premier domaine du Puy Bartalard, et de faire exploiter les autres par des métayers sous leur direction. Il semble bien que ce choix ait été assez généralement celui de tout le pays environnant.
Quoi qu’il en soit, le XIXe siècle sera pour la famille la période du grand essor. Profitant de l’expansion économique générale, et grâce à une « politique matrimoniale » heureuse (alliances avec les Chastenet puis les Trarieux), les Germain parviennent à décupler leur patrimoine foncier qui atteint en 1881 trois cents hectares en une dizaine de domaines. Jean Germain (1843−1910) vivra au tournant du siècle l’apogée de cette évolution.
La croissance des surplus, qu’il faut vendre, les fait entrer dans le circuit marchand, et dans le circuit monétaire qui lui est lié. Or, si le chemin de fer permet de vendre les bovins jusqu’à Paris et de recevoir les engrais à des prix acceptables, il permet aussi de recevoir les blés de Beauce qui sont moins chers et de meilleure qualité que ceux de la production locale. Les Germain seront donc amenés à chercher à développer l’élevage aux dépens de la production céréalière.
Mais leurs métayers, si leur niveau de vie est plus élevé qu’au siècle précédent, continuent à ne disposer que de très peu d’argent : ils payent toujours les ouvriers agricoles et les artisans en nature, baignent dans une économie de troc, et par suite privilégient toujours autosuffisance, polyculture et autarcie. Le résultat de ces tendances opposées conduit à une organisation de la production dans laquelle « l’entreprise agricole » produira la quantité de grain juste nécessaire à la consommation des partenaires (propriétaire et colons), le reste des moyens d’exploitation étant consacré en totalité à l’élevage. Ce système durera pratiquement jusqu’à l’entre-deux-guerres.
L’économie
Le fonds Germain a conservé un nombre important de registres de comptes. Il s’agit de comptes de types divers, dont les plus intéressants pour nous sont les « comptes des domaines « , décrivant les relations bailleur-preneur définies dans le bail, et les « comptes recettes-dépenses », sortes de registre-journal du propriétaire pour l’ensemble de ses affaires.
Ils existent, très incomplets de 1836 à 1880, mais pratiquement complets de cette date à 1963 pour les dix domaines. Ils sont, malgré leurs imperfections, une source extrêmement riche à laquelle un polytechnicien a du mal à résister. Je me suis donc lancé dans le travail, important, de transcription de ces comptes pour en faire un outil capable de donner les éléments nécessaires à l’étude économique de cette entreprise agricole.
On peut grâce à eux suivre le développement de l’élevage, en quantité (nombre de bêtes vendues), en qualité (poids), en type d’élevage (engrais des bœufs, naissances, âge des veaux à la vente) ; étudier la crise des années 1845–1852 (variations des prix et réactions des paysans) et celle des années trente ; suivre aussi bien sûr la croissance des revenus monétaires tant du propriétaire que des métayers.
Une évolution intéressante des domaines est celle des achats hors bétail. En effet leur montant exprimé en pourcentage du chiffre d’affaires (CA) est une bonne mesure de leur degré d’autarcie : les deux sont inversement proportionnels. Ce montant, pratiquement nul au milieu du XIXe siècle, apparaît au niveau de quelques pour cent avant 1900, pour atteindre environ 15 % en 1914 et 20 % en 1939. Il dépassera 40 % en 1960.
Les registres de comptes nous donnent aussi une vue précise des revenus monétaires, en dehors de l’autoconsommation. On observe une croissance (en francs constants 1900) de 50 % du CA par hectare et 100 % du revenu par hectare entre 1880 et 1914, qui s’explique par les progrès de l’élevage : par exemple, le nombre de « produits » (nombre de bêtes vendues moins nombre de bêtes achetées) par hectare passe de 0,09 à 0,13. La guerre donne un coup de fouet de l’ordre de 20 % au CA et au revenu, mais dès 1924 ils retombent au niveau d’avant-guerre et cela jusqu’en 1939 sous l’effet de la crise mondiale.
Du paysan au notable
L’ascension économique de la famille Germain, devenue vers la fin du siècle premier contribuable de Sarlande, s’est traduite par une ascension parallèle dans la gestion des affaires locales. Certains de ses membres furent conseillers municipaux, et l’un d’eux fut maire de Sarlande de 1871 à sa mort en 1881. Mais il n’apparaît nulle part une quelconque ambition politique, il s’agit plutôt d’une prise de responsabilité qui paraissait à l’époque comme un devoir lié à une certaine fortune.
À la Révolution, le seul membre des quatre familles que nous suivons à savoir lire et écrire était Jean Chastenet, ce qui lui valut sans doute d’être élu premier magistrat municipal, puis percepteur. Aucun des autres ne savait signer son nom. Mais c’est peut-être cet exemple qui fit comprendre aux paysans que le pouvoir local ne pouvait être recherché que par ceux qui sauraient lire, écrire et parler français et que, s’ils ne voulaient pas être dirigés par des notaires ou des commerçants, il était temps que leurs enfants aillent à l’école. Tous les fils aînés nés dans le premier tiers du XIXe siècle sont envoyés à l’école, les cadets iront vers le milieu du siècle. Les filles, elles, attendront le dernier quart du siècle.
Jean Germain, quatrième du nom, chef de famille à cette époque, a trois garçons, et sous l’influence de son épouse, décide de quitter le domaine de la Borderie (Saint-Éloi) où il habite pour s’installer à Saint-Yrieix, et ainsi permettre à ses fils d’entrer au collège. Mais si ceux-ci vont ainsi accéder à un niveau d’instruction supérieur, la famille entière va changer de décor.
Le premier Jean Germain, né au Puy Bartalard en 1777 dans la maison décrite plus haut, est mort en 1831 dans une autre, déjà bien différente : trois pièces d’affectations différenciées, un mobilier adapté et varié, un équipement ménager complet. On ne vit plus comme quarante ans plus tôt. Et Jean IV, quand il quitte la Borderie pour Saint-Yrieix, laisse derrière lui une habitation encore améliorée : quatre pièces dallées, deux cheminées dont une « bourgeoise », meubles en bois fruitier, vaisselle de faïence. Mais c’est toujours une maison de village, donnant dans une cour de ferme. À Saint-Yrieix, il aura une maison de deux étages sur rez-de-chaussée, donnant d’un côté sur un grand jardin clos, de l’autre sur la rue : une maison de notable.
Est-il encore paysan ? Oui, bien sûr : ses biens sont exclusivement des terres agricoles, il exploite lui-même un domaine, il est chaque jour à la campagne ou sur un champ de foire, sa femme est, elle aussi, née dans une ferme. Mais ses intérêts l’obligent à regarder plus loin que Sarlande, il vit à la ville, et cette séparation géographique ajoute à la différence de niveau social avec ses métayers et ses domestiques. Il se sent paysan, mais il est devenu un notable : il n’est certes pas question d’investir dans l’industrie, le commerce, ou la rente ; il continue à acquérir, dès qu’il le peut, un domaine, un champ, un bois. Mais la vie de la famille n’est plus en jeu : la terre n’est plus un patrimoine véritable, c’est maintenant tout au plus leur outil de travail… avant de devenir simplement un capital.
III. LA FIN D’UNE DYNASTIE
Lorsque Henri Germain succède à son père Jean IV en 1910, il n’a aucune raison de craindre l’avenir. Il aime ce métier qu’il connaît bien, l’entreprise agricole est prospère, son frère Paul fait des études de notaire, lui-même vient de se marier et il a déjà une fille. Malheureusement, s’il traverse la guerre et la crise des années trente sans graves difficultés, la situation de la famille en 1939 n’est plus du tout la même qu’en 1910. En 1917 son frère a été tué au Chemin des Dames, lui-même n’a pas eu d’autre enfant que sa fille, et celle-ci a épousé un Parisien tout à fait étranger à la terre, qui l’a emmenée vivre à Paris. Henri se retrouve seul face aux difficultés à venir.
Les dix années qui viennent de se passer, en effet, paraissent inquiétantes. L’inflation d’abord, phénomène nouveau auquel on n’a pas encore eu le temps de s’habituer ; le besoin de mécanisation (donc d’investissement) qui commence à envahir toutes les tâches agricoles, les charges d’exploitation qui ne font qu’augmenter, et les revenus qui stagnent ou diminuent pour des raisons sur lesquelles on n’a aucun pouvoir. Et la guerre qui menace d’éclater.
La guerre éclate effectivement, les décisions à prendre devront attendre. Mais la paix revenue, l’immensité des reconstructions va emballer la machine économique, et ce sera, dans le domaine agricole, l’envolée du machinisme, la mainmise de la chimie puis de la biologie sur les moindres détails des travaux paysans.
Ces bouleversements de l’après-guerre se traduisent clairement dans les chiffres. Le nombre de produits par hectare croît de façon spectaculaire, il double entre la période d’avant-guerre et les cinq dernières années de nos comptes. Il atteint 0,42, résultat de la spécialisation complète des domaines dans l’élevage bovin. Le chiffre d’affaires suit, oscillant au gré des prix jusque vers 250 F l’hectare (toujours en francs constants 1900) dans les années soixante. Par contre l’envolée des dépenses hors achats de bestiaux qui dépassent 40 % du chiffre d’affaires arrête la croissance du revenu qui stagne autour de 120 F l’hectare.
Pendant ce temps, la chute des prix de la terre d’une part et l’envolée des matériels désormais indispensables à l’exploitation d’autre part ont totalement changé la répartition des investissements : la terre, qui représentait 90 % de ceux-ci avant la Révolution, et encore plus de 80 % en 1914, en représente moins du quart aujourd’hui : l’économie de l’élevage bovin n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était avant la guerre.
Si Henri veut suivre le mouvement, il lui faut investir en machines, et pour cela vendre de la terre puisqu’il ne possède rien d’autre ; il lui faut aussi agrandir ses domaines, donc les restructurer ; comment se lancer dans une telle aventure à 75 ans (son âge en 1946), et pour qui ?
Bien entendu, il y a renoncé, sagement.
Aujourd’hui le domaine du Puy Bartalard, berceau des Germain, reste la dernière possession de la famille en Limousin
6 Commentaires
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Famille de paysans en Limousin
J’ai beaucoup apprécié votre travail. Je suis moi-même petite fille de paysans du Limousin. Mon père est né à Savignac ‑Lédrier, pas loin de St Yriex et ma mère en Corrèze près de Meymac.
Tous les 2 sont « montés » à Paris comme l’on dit!! Où ils se sont rencontrés. Et les terres de leurs parents ont été vendues. Je n’ai donc plus de lien avec le Limousin, si ce n’est sentimental ! Et de plus j’étais professeur d’histoire !
Merci encore pour cet article.
Eliane Fay
Histoire de Sornac au début du 20ème siècle
bonjour, je travaille sur un document à destination du site internet de la commune de Sornac relatant en autres sujets l’immigration des limousins et plus particulièrement des corrèziens du plateau de Millevaches vers Paris. Je recherche des photos accompagnées de témoignages de ce mouvement migratoire. Les raisons et moyens utilisés pour partir, ceux qui sont restés comment ont ils survécu. Je remercie toutes les personnes qui pourraient m’aider dans l’élaboration de ce document par les informations qui me seront remises.
St-Yrieix, autour et alentours, histoire
Bonjour, Merci pour ce texte. Je suis originaire de St-Yrieix où j’ai vécu jusqu’à la Terminale. Ma mère était d’Excideuil. Et je passe à Sarlande assez souvent, ayant conservé une petite maison à Jumilhac. J’ai entre les mains un livre de compte d’ancêtres qui étaient agriculteurs à Bourdoux (Jumilhac). Il y a plusieurs générations sur ce livre. On y apprend quels étaient les contrats, les prix des fournitures et productions agricoles.
Si vous êtes intéressés par une confrontation avec vos sources, faites moi signe. Je rassemble ce que je peux trouver sur St-Yrieix sur http://saintyrieixlaperche.wordpress.com Je vais vous y citer. Au revoir
P.S. Je n’aurais pas pensé écrire ce courriel dans un site de la jaune et la rouge, revue que j’ai découverte lors de la préparation d’un mémoire de DESS. L’histoire : j’avais à citer un texte d’un économiste, cité dans plusieurs ouvrages. Or ce texte comportait de grossières erreurs (maths niveau sixième), reprises partout. J’ai écrit à l’auteur qui m’a dit que l’original était paru dans la Rouge et la Noir et me l’a adressé. Il savait que la Revue d’Economie Politique avait publié un tas de coquilles qui étaient passées plus facilement qu’un calcul rénal !
Savignac-Lédrier
Sur Savignac-Lédrier, les Combescot
http://lefenetrou.blogspot.fr/2010/06/pierre-combescot-et-les-forges-de.html http://jumilhac.blogspot.fr/2007/05/la-forge-de-savignac-ldrier-sur-lauvzre.html
trés intéressant, bien
trés intéressant, bien documenté !
Prix du betail
Je trouve votre article tres interessant. Vous devez avoir des connaissances agricoles plus approfondies que les mienne.
Ma question : Quel etait le prix du betail de ferme dans les annees 1925 dans le Lot ainsi que le material ? J’y ai passe mes vacances la. Pas loin de Rocamadour actuellement.
Si quelqun peut m’aider je serai reconnaissant.
ps. J’habite le nord de L’Engleterre et mon francais est relativemnt rouilles, apres pres de 50 ans dans ce pays.
Merci a l’avance.
Claude Juillet.