Sarlande, le bourg.

Une famille de paysans limousins (XVIIe–XXe siècle)

Dossier : Libres ProposMagazine N°545 Mai 1999Par : Michel MOLBERT (48)

Pour­quoi diable un ingé­nieur en retraite, qui n’a plus rien d’un étu­diant et n’est pas his­to­rien, en arrive-t-il à se lan­cer dans un tra­vail uni­ver­si­taire sur une famille de pay­sans limou­sins (Les Ger­main, du Puy Bar­ta­lard, mémoire de maî­trise d’His­toire moderne, pré­sen­té en 1997 à l’u­ni­ver­si­té de Limoges), alors qu’il n’a même pas l’ex­cuse d’être limou­sin, et encore moins d’être paysan ?

Les Ger­main, du Puy Bar­ta­lard, mémoire de maî­trise d’His­toire moderne, pré­sen­té en 1997 à l’u­ni­ver­si­té de Limoges.

Le hazard a bien sûr la plus grande part dans cette aven­ture. L’oc­ca­sion est venue de l’exis­tence d’un fonds d’ar­chives conser­vées depuis des géné­ra­tions dans la famille de mon épouse. Il se trouve que, aus­si haut qu’on puisse remon­ter dans les textes (le XVIIe siècle), la famille Ger­main était implan­tée dans un hameau de quelques mai­sons (on disait « vil­lage » en ce temps-là), le Puy Bar­ta­lard, dans le nord de la Dor­dogne, et que les chefs de famille suc­ces­sifs ont tous été pay­sans jus­qu’au milieu de notre siècle.

Mais l’élé­ment déclen­chant a été un ter­reau favo­rable, dis­po­nible lorsque ma curio­si­té ancienne pour une dis­ci­pline (l’his­toire), dont les méthodes et les tech­niques m’é­taient pour­tant abso­lu­ment étran­gères, a pu se conju­guer avec le temps libre accor­dé par la retraite.

C’est alors que je me suis vrai­ment plon­gé dans la lec­ture de ces archives. Très vite, j’ai été pas­sion­né : une pièce iso­lée, c’est une curio­si­té ; cent docu­ments, c’est un monde qui s’ouvre ; or j’en avais devant moi près d’un mil­lier. En face d’un tel volume de textes, il m’est appa­ru impos­sible de ne pas ten­ter d’en tirer le maxi­mum. Et pour acqué­rir les connais­sances néces­saires, obte­nir aides et conseils puis, en fin de compte, juge­ment sur la vali­di­té de ce tra­vail, il fal­lait pas­ser par l’Université.

Au-delà de l’im­por­tance du fonds, ce qui m’a frap­pé ce sont les deux carac­té­ris­tiques de cette famille, assez rares semble-t-il, la longue sta­bi­li­té de l’ha­bi­tat et la conti­nui­té de l’é­tat de pay­san. En effet, si la pro­fon­deur de l’é­vo­lu­tion vou­lue ou subie, en tout cas vécue, par les habi­tants de notre pays depuis trois siècles, est bien connue, il est pas­sion­nant de res­sen­tir direc­te­ment, à par­tir de docu­ments qui leur ont appar­te­nu, la dis­tance maté­rielle et cultu­relle qui nous sépare des Fran­çais du XVIIe siècle ; et il ne l’est pas moins de les voir évo­luer de géné­ra­tion en géné­ra­tion, amé­lio­rant sans cesse leurs tech­niques, leur patri­moine, pour ter­mi­ner, en une géné­ra­tion, par l’a­ban­don de cette voca­tion dans le contexte de « la fin des pay­sans » décrit par Hen­ri Mendras.

Les Ger­main, comme 80 % des Fran­çais sous Louis XIV, étaient :

  • ruraux, mais sur­tout pay­sans, ils man­geaient ce que leur tra­vail per­met­tait de récolter,
  • très impré­gnés par la reli­gion chré­tienne, au moins dans leurs comportements,
  • enfin ils vivaient dans la pré­ca­ri­té et leur vie maté­rielle excluait tout super­flu, alors qu’à l’in­verse aujourd’­hui nous sommes 80 % de cita­dins, vivant dans une socié­té laï­ci­sée depuis long­temps et bai­gnant pour la plu­part dans le confort et la sécurité.

Le tra­vail réa­li­sé tente de répondre à la ques­tion sui­vante : à par­tir du fonds Ger­main, com­ment peut-on décrire la vie de cette famille avant la Révo­lu­tion, et com­ment peut-on com­prendre l’é­vo­lu­tion des géné­ra­tions suc­ces­sives jus­qu’à la situa­tion actuelle ?

Le fonds Germain

Il se com­pose de huit ou neuf cents pièces dont la plus ancienne date du 27 sep­tembre 1643. Ces pièces sont géné­ra­le­ment en bon état de conser­va­tion. Leurs objets sont très variés : ventes, baux, quit­tances, contrats de mariage, tes­ta­ments, inven­taires, pièces de pro­cès, reçus d’im­pôts, arpen­te­ments, …, registres de comptes. Mais aucun « livre de rai­son ». Une pièce peut com­por­ter un ou plu­sieurs feuillets. C’est ain­si que cer­tains inven­taires peuvent comp­ter quelques dizaines de pages, et cer­tains registres de comptes deux à trois cents.

En fait, 40 % seule­ment des docu­ments du fonds concernent la famille Ger­main. Le reste concerne trois autres familles, les Chas­te­net, les Tra­rieux et les Cou­si­nou, alliées aux Ger­main par mariages au XIXe siècle.

Le pays

Sar­lande, le bourg.

La com­mune de Sar­lande, à laquelle appar­tient le Puy Bar­ta­lard, se situe dans le can­ton de Lanouaille, à la fron­tière nord-est de la Dor­dogne ; mais c’est la ville de Saint-Yrieix-la-Perche, en Haute-Vienne, qui est le centre d’at­trac­tion local depuis le Moyen Âge. Saint-Éloy-les-Tui­le­ries, pays d’o­ri­gine des Tra­rieux, où est né le der­nier des Ger­main, Hen­ri, est la pre­mière com­mune de la Cor­rèze voi­sine. La vie de nos pay­sans s’est dérou­lée depuis plus de trois siècles entre ces trois com­munes, dis­tantes de dix à douze kilo­mètres les unes des autres.

Le can­ton de Lanouaille, s’il ne fait par­tie ni poli­ti­que­ment ni admi­nis­tra­ti­ve­ment du Limou­sin, en fait bel et bien par­tie géo­gra­phi­que­ment et éco­no­mi­que­ment. Ce sont les mêmes cultures, le même pay­sage de pla­teau ondu­lé d’une alti­tude moyenne de trois cent cin­quante mètres, alter­nant bois, terres et prés bor­dés de haies, cou­pé de val­lées étroites creu­sées dans le gneiss par la Loue, l’Au­vé­zère et leurs affluents, c’est aus­si le même patois. C’est à une dizaine de kilo­mètres plus au sud que dis­pa­raissent les châ­tai­gniers limou­sins et qu’ap­pa­raissent les noyers périgourdins.

C’est un pays de bocage à habi­tat dis­per­sé : au bourg (agglo­mé­ra­tion prin­ci­pale où est implan­tée l’é­glise parois­siale) de Sar­lande, habitent au XIXe siècle à peine 10 % de la popu­la­tion, le reste étant répar­ti dans les quelque soixante-dix « vil­lages » qui exis­taient alors.

I. L’ANCIEN RÉGIME

Au milieu du XVIIe siècle, une famille Ger­main habi­tait le vil­lage du Puy Bar­ta­lard, paroisse de Sar­lande. Un Pierre Ger­main est attes­té en 1639 qua­li­fié de « labou­reur » dans un arpen­te­ment, et de for­ge­ron dans un pro­cès en 1648. Ces termes nous indiquent qu’il pos­sède de la terre, mais qu’il n’est sans doute pas bien riche puis­qu’il doit pra­ti­quer un autre métier.

Son fils aîné, nom­mé lui aus­si Pierre, qui meurt à quatre-vingt-dix ans en 1732, est déjà plus à l’aise, car il aban­donne le métier de for­ge­ron, et on le voit ache­ter ou échan­ger des terres dans le vil­lage. Le sui­vant, Yrieix (1696−1773), est un petit pro­prié­taire déjà aisé qui pos­sède un domaine de 13,4 hec­tares, qu’il exploite bien sûr lui-même. Son fils Annet (1732−1787), grâce à la poli­tique intel­li­gente d’a­chats de terres menée par son père, qu’il conti­nue, et à un héri­tage de son épouse, peut en 1778 sai­sir l’oc­ca­sion d’ac­qué­rir un autre domaine conti­gu au sien. À sa mort en 1787, il laisse un fils de dix ans à peine mais un bel ensemble fon­cier de 25 hec­tares envi­ron d’un seul tenant.

Le système de production

Dans ce pays de Sar­lande, comme presque par­tout en France à cette époque en dehors de quelques régions qui ont déjà pu spé­cia­li­ser leurs pro­duc­tions (citons les terres à blé autour de Paris, ou les régions viti­coles), la pro­duc­tion agri­cole est essen­tiel­le­ment des­ti­née à l’autoconsommation.

Par ailleurs, les céréales for­mant la base de l’a­li­men­ta­tion des pay­sans, on trou­ve­ra au centre de l’or­ga­ni­sa­tion du domaine les terres labou­rables qui leur sont consa­crées, le train de culture, c’est-à-dire la char­rue et la paire de bœufs de labour, enfin les prés pour nour­rir ceux-ci.

Le domaine doit aus­si four­nir les com­plé­ments de nour­ri­ture (porcs, volailles, légumes, fruits, châ­taignes…), le vête­ment (laine, chanvre), le chauf­fage et l’en­tre­tien des outils et de la mai­son (bois). C’est là le sché­ma type du domaine limou­sin, voué à la poly­cul­ture et visant à l’autarcie.

Notons que la terre repré­sente la grande majo­ri­té de l’in­ves­tis­se­ment, le train de culture et l’ou­tillage valant autour de 5 % des immobilisations.

Cepen­dant, il faut payer la rente sei­gneu­riale et la dîme (prin­ci­pa­le­ment en nature), et l’im­pôt royal (en mon­naie « son­nante et tré­bu­chante »), ce qui impose de vendre un peu de sa pro­duc­tion et donc de pro­duire plus que ce que l’on consomme : c’est là seule­ment que l’on entre dans le cir­cuit moné­taire et le cir­cuit mar­chand, dont on est donc, dans cette seule mesure, un peu dépendant.

Le pas­sage de cette situa­tion à l’ac­tuelle, qui lui est tota­le­ment oppo­sée – inté­gra­tion com­plète dans le mar­ché – résume l’é­vo­lu­tion de l’a­gri­cul­ture de la Révo­lu­tion à nos jours, et l’on sait bien ce que cette évo­lu­tion a signi­fié comme bou­le­ver­se­ment dans les tech­niques et les pra­tiques agri­coles, le métier d’ex­ploi­tant, et les mentalités.

Du fonds Ger­main, on tire d’a­bord une vue glo­bale de la situa­tion de ces familles de petits pro­prié­taires aux XVIIe et XVIIIe siècles. On constate les dettes nom­breuses qui pèsent sur eux dans les années 1680–1720, les retards de paie­ment qui conduisent à des pro­cès inter­mi­nables, les inter­ven­tions de la force publique pour la per­cep­tion des impôts, les « émo­tions » qui en résultent, enfin les disettes et les épi­dé­mies aux­quelles il est fait allu­sion dans les docu­ments de ces années-là, par­mi les­quelles « l’hor­rible hiver » de 1709 res­te­ra long­temps dans les mémoires. On y trou­ve­ra aus­si bien des détails (mais mal­heu­reu­se­ment bien peu de chiffres) sur leurs exploi­ta­tions agri­coles et sur la vie qu’ils y menaient.

Mais si la fin du règne de Louis XIV avait été dif­fi­cile pour les Ger­main, la seconde moi­tié du XVIIIe siècle fut la période clé où ils ont pas­sé le seuil déci­sif, celui où la pro­duc­tion dégage des sur­plus signi­fi­ca­tifs et où il devient pos­sible d’ac­cu­mu­ler du capital.

Le domaine

L’é­tude des docu­ments fon­ciers, des inven­taires, des tes­ta­ments, des contrats de mariage per­met de se faire une bonne idée de ce qu’é­tait un domaine au XVIIIe siècle. Exploi­té par une famille réunis­sant sou­vent trois géné­ra­tions suc­ces­sives, aidée s’il en était besoin par des domes­tiques (ouvriers agri­coles enga­gés à l’an­née), il se com­po­sait d’un ensemble de bâti­ments d’ex­ploi­ta­tion, de terres – répar­ties à peu près deux tiers un tiers en terres labou­rables et prés – et du chep­tel – chep­tel vif (gros ani­maux) et mort (maté­riel et outillage).

Étant don­née la qua­li­té moyenne des terres du pays, les ren­de­ments obte­nus avec les tech­niques locales ne dépassent pas 4 à 5 grains pour un en fro­ment ou en seigle. La sur­face du « domaine seuil » (juste suf­fi­sant pour nour­rir la famille moyenne) se situe alors aux envi­rons d’une dizaine d’hec­tares, avec un chep­tel vif réduit à une paire de bœufs, un ou deux porcs, et peut-être une dou­zaine de mou­tons ; un bâti­ment cou­vert de chaume ser­vant à la fois de grange, d’é­table et de ber­ge­rie, un « toit » pour les porcs.

Le maté­riel est élé­men­taire, un ou deux « gar­ni­ments propres à labou­rer, une char­rette, bris et tom­be­reau, un joug gar­ni de ses jouilles ». Par contre, le petit outillage est assez diver­si­fié étant don­née la varié­té des tra­vaux à effec­tuer, il va des outils pour la mois­son et la fenai­son à ceux des­ti­nés au tra­vail du bois, du chanvre, de la laine, et même de la forge.

Sur un domaine plus impor­tant, à par­tir d’une dou­zaine d’hec­tares, avec un peu de bois (châ­tai­gniers sur­tout), peut-être deux paires de bœufs mais en tout cas une ou deux vaches, une famille de pay­sans peut espé­rer com­men­cer à déga­ger des surplus.

Le patrimoine

Expri­mer la valeur d’un bien par son prix est une idée que ces pay­sans n’a­vaient pas. Pour eux, le prix n’a­vait d’in­té­rêt qu’au moment où on l’a­chète ou le vend ; le reste du temps, ce qui compte, c’est ce qu’il rap­porte : le champ vaut par la récolte, qui vaut par la nour­ri­ture de la famille, et non une somme d’argent.

À l’o­ri­gine, le pay­san rece­vait du sei­gneur la « tenure » d’une terre. Révo­cable, cette tenure devait être renou­ve­lée à chaque géné­ra­tion. Deve­nue héré­di­taire à la longue, elle consti­tue alors la base sur laquelle est construite l’exis­tence entière de la famille, éco­no­mique d’a­bord, mais aus­si sa posi­tion sociale, sa place dans la socié­té. Cette terre acquiert de ce fait même des carac­té­ris­tiques nouvelles :

- elle n’est pas seule­ment un outil de tra­vail, elle est lit­té­ra­le­ment la vie du groupe fami­lial, car elle est le pre­mier fac­teur d’ai­sance ou de misère,
– elle est inalié­nable et non mor­ce­lable, à l’o­ri­gine parce que le sei­gneur l’im­pose, ensuite parce qu’une telle opé­ra­tion la ren­drait inexploitable,
– elle finit par s’i­den­ti­fier à la famille, au point que le nom de l’un devient par­fois le nom de l’autre : les Rou­chut habitent le vil­lage de Rouchut.

Cette terre devient alors un « patri­moine », au sens le plus fort de « bien reçu de ses ancêtres », que l’on doit gérer « en bon père de famille », et qu’on trans­met­tra à ses enfants, et ain­si de suite, de géné­ra­tion en génération.

C’est cette concep­tion qui impose la soli­da­ri­té fami­liale, soli­da­ri­té ver­ti­cale des géné­ra­tions suc­ces­sives, soli­da­ri­té hori­zon­tale à l’in­té­rieur d’une géné­ra­tion. L’homme seul n’est rien dans un tel ordre social, et « le pri­vi­lège accor­dé à l’aî­né (est la) simple tra­duc­tion généa­lo­gique du pri­mat abso­lu confé­ré au main­tien de l’in­té­gri­té du patri­moine » (Pierre Bourdieu).

De là découle l’im­por­tance pri­mor­diale des méthodes de trans­mis­sion de ce patri­moine, le domaine, qui s’ex­priment à tra­vers tes­ta­ments et contrats de mariage.

Comment vivaient-ils ?

Ils habitent tous sur leur terre, au milieu des bâti­ments d’ex­ploi­ta­tion. Le fonds nous offre plu­sieurs des­crip­tions détaillées de leurs mai­sons d’ha­bi­ta­tion, toutes sem­blables pour cette époque. Choi­sis­sons la plus tar­dive, tirée de l’in­ven­taire rédi­gé par le notaire à la mort d’An­net Ger­main en 1787.

La mai­son, cou­verte en tuiles, est construite en pierres du pays, la porte est double, avec un enca­dre­ment de pierres de taille. À l’in­té­rieur, une pièce unique, éclai­rée par deux « croi­sées grillées en fer sans aucune boi­se­rie » ; le sol est « à pierres jetées », la che­mi­née pos­sède une plaque ornée. La pièce est encom­brée de meubles et d’ou­tils : trois lits fer­més de rideaux, une table, deux bancs, quatre coffres, une maie, des usten­siles de cui­sine déjà diver­si­fiés (36 articles) ; la vais­selle, réduite (pas de four­chette), ne com­porte ni faïence ni por­ce­laine, mais une petite cafe­tière de fer blanc ; on y trouve aus­si le maté­riel à filer laine et chanvre, et les outils agri­coles les plus précieux.

Sou­vent acco­lée à l’é­table, c’est le seul bâti­ment qui ferme à clé, c’est pour­quoi on trouve dans le gre­nier les semences et les pro­vi­sions : les grains, seigle sur­tout, puis les pois et les hari­cots, les châ­taignes, le lard, le sel. Pas de pommes de terre ni de tonneau.

Le Puy Bartalard, les deux domaines.
Le Puy Bar­ta­lard, les deux domaines.

Le village, le bourg, la paroisse

Le Puy Bar­ta­lard, où habitent les Ger­main, com­prend trois ou quatre mai­sons au mieux ; Bor­ma­zet, le vil­lage des Cou­si­nou, cinq à sept, et le Bou­che­ron, celui des Chas­te­net, une quin­zaine. Ces trois vil­lages sont cha­cun à deux bons kilo­mètres du bourg, qui lui-même réunit moins de trente habi­ta­tions. La vie sociale est natu­rel­le­ment très ser­rée dans le vil­lage, encore assez étroite avec les habi­tants de la paroisse qu’on ren­contre au bourg, à la messe, au caba­ret, ou chez les artisans.

Au-delà, on va de temps en temps dans les foires, mais assez peu car on n’a pas grand-chose à vendre. Cet iso­le­ment se mani­feste dans une endo­ga­mie géné­ra­li­sée : sur les quinze mariages obser­vés pour cette époque, deux unissent des conjoints du même vil­lage, cinq de la même paroisse, huit de paroisses conti­guës, aucun exemple de plus grande distance.

Les chefs de famille ont d’autres occa­sions de par­ti­ci­per à la vie sociale. Ils sont par­fois membres de la « fabrique » qui gère les ques­tions maté­rielles de la paroisse, « syn­dics de taille » char­gés de la répar­ti­tion de la taille dans la paroisse et res­pon­sables de sa col­lecte (ce qui ne va pas sans dif­fi­cul­tés), ou encore « com­mis­saires au séquestre » ou « aux fruits et reve­nus » en cas de sai­sie par les tri­bu­naux. À lire les nom­breux docu­ments du fonds sur ce sujet, ils semblent avoir été assez pro­cé­du­riers et trou­ver de mul­tiples rai­sons d’al­ler au tribunal.

La reli­gion était omni­pré­sente, ne serait-ce que par le calen­drier, et les fêtes reli­gieuses ryth­maient les tra­vaux des champs. Les textes des contrats de mariage et sur­tout des tes­ta­ments donnent une idée, non de leur foi, mais des pra­tiques qu’ils obser­vaient. En rele­vant quatre de ces mani­fes­ta­tions (impor­tance des for­mules reli­gieuses, saints per­son­nages invo­qués, dons et messes offerts, et inté­rêt por­té à la sépul­ture), on remarque une nette évo­lu­tion au cours du XVIIIe siècle. Après 1760 la seule pra­tique qui per­dure est celle des dons et messes, d’ailleurs jusque bien après la Révolution.

Si les rentes sei­gneu­riales et la dîme semblent avoir été subies sans trop de pro­blèmes, à en croire la qua­si-inexis­tence de docu­ments rela­tant des conflits sur ce sujet, les rela­tions avec le fisc, elles, s’a­vèrent avoir été mau­vaises. Il est vrai que les impôts royaux ont beau­coup aug­men­té depuis Louis XIV.

La paroisse qui payait 1 927 livres en 1690, en payait entre 3 000 et 3 500 en 1718, et 4 400 en 1774. Il n’est pas éton­nant que, dans ces condi­tions, le fisc n’ait pas été popu­laire et que des retards de paie­ment, nom­breux, aient conduit à des inter­ven­tions de la force publique, qui se ter­mi­naient par­fois en échauffourées.

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Lors­qu’on les voit appa­raître au XVIIe siècle, les Ger­main, comme leurs pareils les Chas­te­net, Tra­rieux et Cou­si­nou, ont comme but prin­ci­pal de leur vie de main­te­nir et si pos­sible agran­dir leurs terres ; ils sont capables de pour­suivre le même objec­tif pen­dant des années, au prix d’un tra­vail achar­né, et aus­si d’une aus­té­ri­té de vie qu’ex­priment clai­re­ment leurs habi­ta­tions. Les fer­me­tures approxi­ma­tives et les sols dont l’i­so­le­ment et la pro­pre­té ne pou­vaient être que rudi­men­taires ren­daient éclai­rage et chauf­fage bien dif­fi­ciles dans un pays humide aux hivers froids.

On est frap­pé par l’en­com­bre­ment de cette pièce unique, dans laquelle mangent, dorment, naissent, tra­vaillent et meurent des familles qui devaient sou­vent atteindre dix per­sonnes. Quelle inti­mi­té pou­vait-il exis­ter pour eux ?

Ils ne connaissent rien d’autre que leur coin de terre, le ciment de la famille rési­dant dans l’exis­tence d’un patri­moine ter­rien intan­gible, dont la trans­mis­sion d’une géné­ra­tion à l’autre doit être inté­grale. Cette « civi­li­sa­tion » est par­fai­te­ment adap­tée aux tech­niques de l’é­poque. Elle semble immuable.

II. L’ÉVOLUTION (1789−1939)

Au XVIIIe siècle, les idées nou­velles en matière d’a­gri­cul­ture qui cou­raient dans les sphères scien­ti­fiques n’ont pour ain­si dire pas tou­ché les pay­sans limou­sins. Au début du XIXe la situa­tion change, et d’a­bord grâce à l’ad­mi­nis­tra­tion mise en place par la Répu­blique et per­fec­tion­née par l’Em­pire. Des enquêtes sont lan­cées, qui seront le début d’une connais­sance chif­frée de la réa­li­té des ter­roirs fran­çais, indis­pen­sable à toute recherche de pro­grès. Des rap­ports sont deman­dés aux Pré­fets, et on y trouve de mul­tiples pro­po­si­tions concrètes, qui ser­vi­ront de base aux déci­sions à mettre en œuvre par les pou­voirs publics.

Paral­lè­le­ment, les pro­prié­taires s’or­ga­nisent eux-mêmes pour amé­lio­rer leur situa­tion : ce sera la créa­tion des comices agri­coles, qui a tou­ché de près les Germain.

En effet, c’est en 1824 qu’est inau­gu­ré celui de Lanouaille, un des tout pre­miers en France, dont l’i­ni­tia­teur et le prin­ci­pal moteur fut le colo­nel Bugeaud (le futur maré­chal), que la Res­tau­ra­tion avait pla­cé en demi-solde, et qui exploi­tait lui-même depuis, près de cette petite ville, une grande propriété.

Un pays qui change

L’é­co­no­mie de la région s’ap­puie sur une démo­gra­phie rede­ve­nue dyna­mique. Les petites com­munes comme Sar­lande atteignent leur maxi­mum de popu­la­tion vers 1850, et la ville de Saint-Yrieix vers 1900. C’est seule­ment ensuite que la décrue s’a­morce, len­te­ment d’a­bord. Il n’y aura pour ain­si dire pas d’exode rural dans cette région avant la der­nière guerre. En réa­li­té, c’est tout le pays qui change. Nous allons le voir par l’exemple des moyens de communication.

Res­tée à l’é­cart des grands cou­rants d’é­changes, l’in­fra­struc­ture rou­tière n’a­vait pas été gâtée par l’an­cien régime finis­sant. La carte de Cas­si­ni (celle de la région a été tra­cée en 1780) montre une seule route, qui joint Saint-Yrieix à Lanouaille puis Exci­deuil, tout le reste n’est que che­mins ruraux. Les pro­cès-ver­baux révèlent que l’en­tre­tien et la créa­tion de routes seront dès l’o­ri­gine le prin­ci­pal sujet de pré­oc­cu­pa­tion et de dépense du conseil muni­ci­pal, et ce jus­qu’à nos jours. On voit même plu­sieurs fois les plus gros contri­buables, dont les Ger­main, payer cer­tains tra­vaux de leurs deniers.

Quant au che­min de fer, les auto­ri­tés locales et régio­nales ont toutes mené des actions vigou­reuses pour inflé­chir les déci­sions de l’É­tat et de la Com­pa­gnie à leur avan­tage. On réus­sit ain­si à faire construire la ligne Limoges-Brive par Saint-Yrieix en 1875, avant celle de Limoges à Tulle. On mesure l’en­jeu éco­no­mique lorsque l’on sait que la foire de Saint-Yrieix drai­nait les bovins de toute la région pour les expé­dier à Paris et Lyon, et qu’en sens inverse arri­vait à un prix enfin abor­dable la chaux indis­pen­sable à l’a­men­de­ment des terres acides du Limousin.

Les progrès : l’exemple des bovins

Les pre­mières sta­tis­tiques bovines de la région indi­quaient en 1813 des poids moyens de 270 kg pour les bœufs, 190 pour les vaches et 45 pour les veaux. En 1900, les bœufs éle­vés dans les domaines Ger­main pesaient entre 550 et 800 kg et les veaux entre 250 et 350. Que s’é­tait-il passé ?

Cette amé­lio­ra­tion spec­ta­cu­laire, qui a frap­pé les contem­po­rains, a été obte­nue par des méthodes en réa­li­té très simples, mais appli­quées avec constance, pen­dant des dizaines d’an­nées, et par un pour­cen­tage d’é­le­veurs de plus en plus grand. On a mieux sur­veillé le bétail grâce à un réseau de vété­ri­naires de plus en plus dense ; amé­lio­ré les nais­sances par une sélec­tion sévère des tau­reaux repro­duc­teurs ; mieux nour­ri les bêtes, par l’a­mé­lio­ra­tion des prai­ries natu­relles ou arti­fi­cielles, et, pour les veaux, en com­plé­tant le lait de leur mère par l’ap­point de vaches de races lai­tières. Enfin on a cher­ché le pro­duit le plus ren­table (en viande) et ce fut le fameux « veau de Lyon », brou­tard ven­du autour de douze mois.

La race limou­sine a été « carac­té­ri­sée », et recon­nue par la créa­tion du herd-book en 1886. Elle reste de nos jours une des grandes races fran­çaises qui s’ex­porte dans le monde entier.

L’organisation de la production

À la Révo­lu­tion, les Ger­main pos­sé­daient deux domaines ; en 1821, ils héritent d’un troi­sième. Dès lors leurs moyens, et paral­lè­le­ment leurs ambi­tions, peuvent croître et l’on peut par­ler alors « d’en­tre­prise agri­cole », dont l’or­ga­ni­sa­tion ne peut plus res­ter celle d’un exploi­tant sur son seul domaine. Des pos­si­bi­li­tés nou­velles appa­raissent : on peut ache­ter ou louer (« prendre à ferme ») des terres ; on peut exploi­ter soi-même, avec ou sans domes­tiques sui­vant la sur­face à tra­vailler, ou bailler ses domaines à des métayers ou à des fermiers.

De fait, pen­dant une cin­quan­taine d’an­nées, ils vont expé­ri­men­ter toutes ces solu­tions, et choi­sir enfin, vers 1860, d’une part de renon­cer à prendre à ferme d’autres domaines que ceux qu’ils pos­sèdent, d’autre part d’ex­ploi­ter eux-mêmes le pre­mier domaine du Puy Bar­ta­lard, et de faire exploi­ter les autres par des métayers sous leur direc­tion. Il semble bien que ce choix ait été assez géné­ra­le­ment celui de tout le pays environnant.

Quoi qu’il en soit, le XIXe siècle sera pour la famille la période du grand essor. Pro­fi­tant de l’ex­pan­sion éco­no­mique géné­rale, et grâce à une « poli­tique matri­mo­niale » heu­reuse (alliances avec les Chas­te­net puis les Tra­rieux), les Ger­main par­viennent à décu­pler leur patri­moine fon­cier qui atteint en 1881 trois cents hec­tares en une dizaine de domaines. Jean Ger­main (1843−1910) vivra au tour­nant du siècle l’a­po­gée de cette évolution.

La crois­sance des sur­plus, qu’il faut vendre, les fait entrer dans le cir­cuit mar­chand, et dans le cir­cuit moné­taire qui lui est lié. Or, si le che­min de fer per­met de vendre les bovins jus­qu’à Paris et de rece­voir les engrais à des prix accep­tables, il per­met aus­si de rece­voir les blés de Beauce qui sont moins chers et de meilleure qua­li­té que ceux de la pro­duc­tion locale. Les Ger­main seront donc ame­nés à cher­cher à déve­lop­per l’é­le­vage aux dépens de la pro­duc­tion céréalière.

Mais leurs métayers, si leur niveau de vie est plus éle­vé qu’au siècle pré­cé­dent, conti­nuent à ne dis­po­ser que de très peu d’argent : ils payent tou­jours les ouvriers agri­coles et les arti­sans en nature, baignent dans une éco­no­mie de troc, et par suite pri­vi­lé­gient tou­jours auto­suf­fi­sance, poly­cul­ture et autar­cie. Le résul­tat de ces ten­dances oppo­sées conduit à une orga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion dans laquelle « l’en­tre­prise agri­cole » pro­dui­ra la quan­ti­té de grain juste néces­saire à la consom­ma­tion des par­te­naires (pro­prié­taire et colons), le reste des moyens d’ex­ploi­ta­tion étant consa­cré en tota­li­té à l’é­le­vage. Ce sys­tème dure­ra pra­ti­que­ment jus­qu’à l’entre-deux-guerres.

L’économie

Le fonds Ger­main a conser­vé un nombre impor­tant de registres de comptes. Il s’a­git de comptes de types divers, dont les plus inté­res­sants pour nous sont les « comptes des domaines « , décri­vant les rela­tions bailleur-pre­neur défi­nies dans le bail, et les « comptes recettes-dépenses », sortes de registre-jour­nal du pro­prié­taire pour l’en­semble de ses affaires.

Ils existent, très incom­plets de 1836 à 1880, mais pra­ti­que­ment com­plets de cette date à 1963 pour les dix domaines. Ils sont, mal­gré leurs imper­fec­tions, une source extrê­me­ment riche à laquelle un poly­tech­ni­cien a du mal à résis­ter. Je me suis donc lan­cé dans le tra­vail, impor­tant, de trans­crip­tion de ces comptes pour en faire un outil capable de don­ner les élé­ments néces­saires à l’é­tude éco­no­mique de cette entre­prise agricole.

On peut grâce à eux suivre le déve­lop­pe­ment de l’é­le­vage, en quan­ti­té (nombre de bêtes ven­dues), en qua­li­té (poids), en type d’é­le­vage (engrais des bœufs, nais­sances, âge des veaux à la vente) ; étu­dier la crise des années 1845–1852 (varia­tions des prix et réac­tions des pay­sans) et celle des années trente ; suivre aus­si bien sûr la crois­sance des reve­nus moné­taires tant du pro­prié­taire que des métayers.

Une évo­lu­tion inté­res­sante des domaines est celle des achats hors bétail. En effet leur mon­tant expri­mé en pour­cen­tage du chiffre d’af­faires (CA) est une bonne mesure de leur degré d’au­tar­cie : les deux sont inver­se­ment pro­por­tion­nels. Ce mon­tant, pra­ti­que­ment nul au milieu du XIXe siècle, appa­raît au niveau de quelques pour cent avant 1900, pour atteindre envi­ron 15 % en 1914 et 20 % en 1939. Il dépas­se­ra 40 % en 1960.

Les registres de comptes nous donnent aus­si une vue pré­cise des reve­nus moné­taires, en dehors de l’au­to­con­som­ma­tion. On observe une crois­sance (en francs constants 1900) de 50 % du CA par hec­tare et 100 % du reve­nu par hec­tare entre 1880 et 1914, qui s’ex­plique par les pro­grès de l’é­le­vage : par exemple, le nombre de « pro­duits » (nombre de bêtes ven­dues moins nombre de bêtes ache­tées) par hec­tare passe de 0,09 à 0,13. La guerre donne un coup de fouet de l’ordre de 20 % au CA et au reve­nu, mais dès 1924 ils retombent au niveau d’a­vant-guerre et cela jus­qu’en 1939 sous l’ef­fet de la crise mondiale.

Du paysan au notable

L’as­cen­sion éco­no­mique de la famille Ger­main, deve­nue vers la fin du siècle pre­mier contri­buable de Sar­lande, s’est tra­duite par une ascen­sion paral­lèle dans la ges­tion des affaires locales. Cer­tains de ses membres furent conseillers muni­ci­paux, et l’un d’eux fut maire de Sar­lande de 1871 à sa mort en 1881. Mais il n’ap­pa­raît nulle part une quel­conque ambi­tion poli­tique, il s’a­git plu­tôt d’une prise de res­pon­sa­bi­li­té qui parais­sait à l’é­poque comme un devoir lié à une cer­taine fortune.

À la Révo­lu­tion, le seul membre des quatre familles que nous sui­vons à savoir lire et écrire était Jean Chas­te­net, ce qui lui valut sans doute d’être élu pre­mier magis­trat muni­ci­pal, puis per­cep­teur. Aucun des autres ne savait signer son nom. Mais c’est peut-être cet exemple qui fit com­prendre aux pay­sans que le pou­voir local ne pou­vait être recher­ché que par ceux qui sau­raient lire, écrire et par­ler fran­çais et que, s’ils ne vou­laient pas être diri­gés par des notaires ou des com­mer­çants, il était temps que leurs enfants aillent à l’é­cole. Tous les fils aînés nés dans le pre­mier tiers du XIXe siècle sont envoyés à l’é­cole, les cadets iront vers le milieu du siècle. Les filles, elles, atten­dront le der­nier quart du siècle.

Jean Ger­main, qua­trième du nom, chef de famille à cette époque, a trois gar­çons, et sous l’in­fluence de son épouse, décide de quit­ter le domaine de la Bor­de­rie (Saint-Éloi) où il habite pour s’ins­tal­ler à Saint-Yrieix, et ain­si per­mettre à ses fils d’en­trer au col­lège. Mais si ceux-ci vont ain­si accé­der à un niveau d’ins­truc­tion supé­rieur, la famille entière va chan­ger de décor.

Le pre­mier Jean Ger­main, né au Puy Bar­ta­lard en 1777 dans la mai­son décrite plus haut, est mort en 1831 dans une autre, déjà bien dif­fé­rente : trois pièces d’af­fec­ta­tions dif­fé­ren­ciées, un mobi­lier adap­té et varié, un équi­pe­ment ména­ger com­plet. On ne vit plus comme qua­rante ans plus tôt. Et Jean IV, quand il quitte la Bor­de­rie pour Saint-Yrieix, laisse der­rière lui une habi­ta­tion encore amé­lio­rée : quatre pièces dal­lées, deux che­mi­nées dont une « bour­geoise », meubles en bois frui­tier, vais­selle de faïence. Mais c’est tou­jours une mai­son de vil­lage, don­nant dans une cour de ferme. À Saint-Yrieix, il aura une mai­son de deux étages sur rez-de-chaus­sée, don­nant d’un côté sur un grand jar­din clos, de l’autre sur la rue : une mai­son de notable.

Est-il encore pay­san ? Oui, bien sûr : ses biens sont exclu­si­ve­ment des terres agri­coles, il exploite lui-même un domaine, il est chaque jour à la cam­pagne ou sur un champ de foire, sa femme est, elle aus­si, née dans une ferme. Mais ses inté­rêts l’o­bligent à regar­der plus loin que Sar­lande, il vit à la ville, et cette sépa­ra­tion géo­gra­phique ajoute à la dif­fé­rence de niveau social avec ses métayers et ses domes­tiques. Il se sent pay­san, mais il est deve­nu un notable : il n’est certes pas ques­tion d’in­ves­tir dans l’in­dus­trie, le com­merce, ou la rente ; il conti­nue à acqué­rir, dès qu’il le peut, un domaine, un champ, un bois. Mais la vie de la famille n’est plus en jeu : la terre n’est plus un patri­moine véri­table, c’est main­te­nant tout au plus leur outil de tra­vail… avant de deve­nir sim­ple­ment un capital.

III. LA FIN D’UNE DYNASTIE

Lorsque Hen­ri Ger­main suc­cède à son père Jean IV en 1910, il n’a aucune rai­son de craindre l’a­ve­nir. Il aime ce métier qu’il connaît bien, l’en­tre­prise agri­cole est pros­père, son frère Paul fait des études de notaire, lui-même vient de se marier et il a déjà une fille. Mal­heu­reu­se­ment, s’il tra­verse la guerre et la crise des années trente sans graves dif­fi­cul­tés, la situa­tion de la famille en 1939 n’est plus du tout la même qu’en 1910. En 1917 son frère a été tué au Che­min des Dames, lui-même n’a pas eu d’autre enfant que sa fille, et celle-ci a épou­sé un Pari­sien tout à fait étran­ger à la terre, qui l’a emme­née vivre à Paris. Hen­ri se retrouve seul face aux dif­fi­cul­tés à venir.

Les dix années qui viennent de se pas­ser, en effet, paraissent inquié­tantes. L’in­fla­tion d’a­bord, phé­no­mène nou­veau auquel on n’a pas encore eu le temps de s’ha­bi­tuer ; le besoin de méca­ni­sa­tion (donc d’in­ves­tis­se­ment) qui com­mence à enva­hir toutes les tâches agri­coles, les charges d’ex­ploi­ta­tion qui ne font qu’aug­men­ter, et les reve­nus qui stag­nent ou dimi­nuent pour des rai­sons sur les­quelles on n’a aucun pou­voir. Et la guerre qui menace d’éclater.

La guerre éclate effec­ti­ve­ment, les déci­sions à prendre devront attendre. Mais la paix reve­nue, l’im­men­si­té des recons­truc­tions va embal­ler la machine éco­no­mique, et ce sera, dans le domaine agri­cole, l’en­vo­lée du machi­nisme, la main­mise de la chi­mie puis de la bio­lo­gie sur les moindres détails des tra­vaux paysans.

Ces bou­le­ver­se­ments de l’a­près-guerre se tra­duisent clai­re­ment dans les chiffres. Le nombre de pro­duits par hec­tare croît de façon spec­ta­cu­laire, il double entre la période d’a­vant-guerre et les cinq der­nières années de nos comptes. Il atteint 0,42, résul­tat de la spé­cia­li­sa­tion com­plète des domaines dans l’é­le­vage bovin. Le chiffre d’af­faires suit, oscil­lant au gré des prix jusque vers 250 F l’hec­tare (tou­jours en francs constants 1900) dans les années soixante. Par contre l’en­vo­lée des dépenses hors achats de bes­tiaux qui dépassent 40 % du chiffre d’af­faires arrête la crois­sance du reve­nu qui stagne autour de 120 F l’hectare.

Pen­dant ce temps, la chute des prix de la terre d’une part et l’en­vo­lée des maté­riels désor­mais indis­pen­sables à l’ex­ploi­ta­tion d’autre part ont tota­le­ment chan­gé la répar­ti­tion des inves­tis­se­ments : la terre, qui repré­sen­tait 90 % de ceux-ci avant la Révo­lu­tion, et encore plus de 80 % en 1914, en repré­sente moins du quart aujourd’­hui : l’é­co­no­mie de l’é­le­vage bovin n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était avant la guerre.

Si Hen­ri veut suivre le mou­ve­ment, il lui faut inves­tir en machines, et pour cela vendre de la terre puis­qu’il ne pos­sède rien d’autre ; il lui faut aus­si agran­dir ses domaines, donc les restruc­tu­rer ; com­ment se lan­cer dans une telle aven­ture à 75 ans (son âge en 1946), et pour qui ?

Bien enten­du, il y a renon­cé, sagement.

Aujourd’­hui le domaine du Puy Bar­ta­lard, ber­ceau des Ger­main, reste la der­nière pos­ses­sion de la famille en Limousin

6 Commentaires

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Vil­lot Elianerépondre
22 septembre 2013 à 14 h 35 min

Famille de pay­sans en Limou­sin
J’ai beau­coup appré­cié votre tra­vail. Je suis moi-même petite fille de pay­sans du Limou­sin. Mon père est né à Savi­gnac ‑Lédrier, pas loin de St Yriex et ma mère en Cor­rèze près de Meymac.
Tous les 2 sont « mon­tés » à Paris comme l’on dit!! Où ils se sont ren­con­trés. Et les terres de leurs parents ont été ven­dues. Je n’ai donc plus de lien avec le Limou­sin, si ce n’est sen­ti­men­tal ! Et de plus j’é­tais pro­fes­seur d’histoire !
Mer­ci encore pour cet article.
Eliane Fay

Baus­sa­vyrépondre
15 décembre 2016 à 8 h 36 min
– En réponse à: Villot Eliane

His­toire de Sor­nac au début du 20ème siècle
bon­jour, je tra­vaille sur un docu­ment à des­ti­na­tion du site inter­net de la com­mune de Sor­nac rela­tant en autres sujets l’im­mi­gra­tion des limou­sins et plus par­ti­cu­liè­re­ment des cor­rè­ziens du pla­teau de Mil­le­vaches vers Paris. Je recherche des pho­tos accom­pa­gnées de témoi­gnages de ce mou­ve­ment migra­toire. Les rai­sons et moyens uti­li­sés pour par­tir, ceux qui sont res­tés com­ment ont ils sur­vé­cu. Je remer­cie toutes les per­sonnes qui pour­raient m’ai­der dans l’é­la­bo­ra­tion de ce docu­ment par les infor­ma­tions qui me seront remises.

Aredius44répondre
14 octobre 2013 à 17 h 22 min

St-Yrieix, autour et alen­tours, histoire

Bon­jour, Mer­ci pour ce texte. Je suis ori­gi­naire de St-Yrieix où j’ai vécu jus­qu’à la Ter­mi­nale. Ma mère était d’Ex­ci­deuil. Et je passe à Sar­lande assez sou­vent, ayant conser­vé une petite mai­son à Jumil­hac. J’ai entre les mains un livre de compte d’an­cêtres qui étaient agri­cul­teurs à Bour­doux (Jumil­hac). Il y a plu­sieurs géné­ra­tions sur ce livre. On y apprend quels étaient les contrats, les prix des four­ni­tures et pro­duc­tions agricoles.

Si vous êtes inté­res­sés par une confron­ta­tion avec vos sources, faites moi signe. Je ras­semble ce que je peux trou­ver sur St-Yrieix sur http://saintyrieixlaperche.wordpress.com Je vais vous y citer. Au revoir

P.S. Je n’au­rais pas pen­sé écrire ce cour­riel dans un site de la jaune et la rouge, revue que j’ai décou­verte lors de la pré­pa­ra­tion d’un mémoire de DESS. L’his­toire : j’a­vais à citer un texte d’un éco­no­miste, cité dans plu­sieurs ouvrages. Or ce texte com­por­tait de gros­sières erreurs (maths niveau sixième), reprises par­tout. J’ai écrit à l’au­teur qui m’a dit que l’o­ri­gi­nal était paru dans la Rouge et la Noir et me l’a adres­sé. Il savait que la Revue d’E­co­no­mie Poli­tique avait publié un tas de coquilles qui étaient pas­sées plus faci­le­ment qu’un cal­cul rénal !

AMBLARDrépondre
27 août 2016 à 7 h 31 min

trés inté­res­sant, bien
trés inté­res­sant, bien documenté !

Claude Juilletrépondre
16 septembre 2018 à 15 h 17 min

Prix du betail
Je trouve votre article tres inter­es­sant. Vous devez avoir des connais­sances agri­coles plus appro­fon­dies que les mienne.
Ma ques­tion : Quel etait le prix du betail de ferme dans les annees 1925 dans le Lot ain­si que le mate­rial ? J’y ai passe mes vacances la. Pas loin de Roca­ma­dour actuellement.
Si quel­qun peut m’ai­der je serai reconnaissant.
ps. J’ha­bite le nord de L’En­gle­terre et mon fran­cais est rela­ti­vemnt rouilles, apres pres de 50 ans dans ce pays.
Mer­ci a l’avance.
Claude Juillet.

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