Une histoire de la formation des adultes depuis 1830
La question de l’éducation des adultes, intimement liée à ce qu’il est convenu d’appeler la « question sociale », sera longtemps confondue avec celle de l’éducation du peuple en général, les adultes ne constituant pas une catégorie bien définie.
Les « cours d’adultes » qui se développent tout au long du XIXe siècle s’adressent à quiconque, ayant quitté l’école, se trouve au travail, souvent dès 12 ans. Le mot « formation » lui-même, accolé à « adultes », ne sera vraiment utilisé dans le sens que nous lui donnons aujourd’hui qu’à partir du milieu des années 1960. En outre, formation professionnelle et éducation générale ou sociale seront longtemps mêlées.
L’argument économique prendde la vigueur au fil des années
La véritable fracture entre ces différents domaines de formation est apparue très récemment, dans la deuxième partie du XXe siècle, et s’est accentuée à la suite de la loi de 1971. […] La formation des adultes prend alors consistance, dans un contexte socioéconomique spécifique, avec l’émergence d’une nouvelle figure, celle d’un adulte « apprenant » requérant une pédagogie spécifique. […]
D’abord une visée politique
Au XIXe siècle, les enjeux politiques sous-jacents de l’éducation des adultes portent sur la place que l’on veut bien reconnaître à l’autre, communément appelé « le peuple » ou « l’ouvrier », dans l’arène sociale ou politique.
Une première option consiste à penser que le peuple doit rester à sa place et donc apprendre, par l’éducation, à « aimer sa condition » ; mais dans une seconde option, le peuple est appelé à s’émanciper et pour cela apprendre, savoir, devenir conscient. […]
Un fléau à endiguer
À la fin du XIXe siècle, l’éducation du peuple est perçue comme une solution de la question sociale, notamment sous la plume de Léon Bourgeois, le grand penseur du Solidarisme, et celle des adultes sera encore très souvent conçue comme une socialisation, elle-même liée à la moralisation. Dans cet ordre d’idées, la lutte contre l’intempérance prend une grande importance. La fréquentation du cabaret, lieu de tous les dangers, est signalée dans de très nombreux textes comme le principal fléau à endiguer.
L’émancipation sera elle-même diversement interprétée selon les promoteurs d’actions d’éducation des adultes. Tantôt liée à l’émergence de la conscience de classe, avec le développement de la presse ouvrière, au milieu du XIXe siècle, elle sera déclinée également par différents types d’acteurs, parmi lesquels nombre de bourgeois philanthropes, en lien avec le thème de la moralisation. […]
La formation proprement professionnelle, quant à elle, fait alors l’objet de peu d’intérêt. Elle se produit essentiellement au travail, dans le meilleur des cas auprès de compagnons.
Les considérations politiques, religieuses, sociales et idéologiques constituent bien au XIXe siècle le moteur principal de la mise en œuvre de l’éducation des adultes, sous la forme de cours du soir, d’écoles du dimanche, de conférences, de lectures publiques, de cercles d’études, etc. La plupart des initiatives sont privées. […]
Les considérations économiques ont cependant émergé avec l’industrialisation et la modernisation du pays. Ainsi, l’Association polytechnique, la « Sorbonne des ouvriers », fondée en 1830 par des polytechniciens, se donnait-elle pour but « tout ce qui peut contribuer au progrès de la civilisation », ce progrès étant avant tout scientifique et technique. […]
Une deuxième chance d’apprendre ?
Les adultes doivent-ils être considérés comme des enfants dans leurs apprentissages ? Chacun considère a priori que non. Pourtant, et l’organisation des cours du soir du XIXe siècle en est une manifestation évidente, l’éducation n’est pas pensée différemment en fonction des publics.
Comme pour les enfants, les cours se déroulent souvent dans les écoles, avec les mêmes instituteurs, très souvent avec les mêmes contenus et les mêmes méthodes. […] Seul change le moment : le soir après le travail ou le dimanche. […]
Enjeu économique et paix sociale
L’argument économique prend de la vigueur au fil des années. Quelques patrons « progressistes » se laissent convaincre de la nécessité de former leur personnel, pour des raisons d’efficacité, bien que l’enjeu du contrôle social demeure bien présent. […]
L’Université s’ouvre aux travailleurs
Pour la première fois en France, au milieu des années 1950, l’Université s’ouvre aux travailleurs avec la création des Instituts de promotion supérieurs du travail (IPST), mais aussi avec les Instituts des sciences sociales du travail (ISST).
Si l’on excepte la loi Astier de 1919 qui concerne l’enseignement technique des jeunes jusqu’à 18 ans, la première intervention forte de l’État en matière de formation d’adultes date des décrets de 1935 pour la « rééducation professionnelle des chômeurs ». Il s’agit de faciliter le reclassement des chômeurs issus de la crise économique et, déjà, de favoriser la promotion ouvrière. Il s’agira bientôt de contribuer à l’effort de guerre.
Le recours à la formation dans le jeu économique va s’intensifier dans les années 1950, afin de faire face à une pénurie d’ingénieurs et de techniciens supérieurs dans l’industrie en totale refonte.
La dimension politique n’en est pas pour autant oubliée. La loi de Promotion sociale de 1959 reprend en effet les objectifs de pacification de la société qu’avaient, en leur temps, défendus les promoteurs précédents. […]
L’adulte, un apprenant spécifique
L’émergence de la figure du formateur d’adultes peut être considérée comme un indicateur d’une prise en compte de l’adulte en tant « qu’apprenant » spécifique. […]
Le mouvement Peuple et Culture développe l’idée que l’enseignement des adultes réclame une pédagogie spécifique et, pour la mettre en œuvre, des militants de la culture populaire, et non des professeurs, eux-mêmes formés à des techniques spécifiques, notamment l’entraînement mental.
L’enseignement des adultes réclame une pédagogie spécifique
Les missions de productivité qui conduisent les élites françaises à parcourir les États-Unis d’Amérique dans les années 1950, la découverte du fort développement de l’éducation des adultes outre-Atlantique, d’un point de vue théorique et pratique, et l’introduction du courant des relations humaines en France, à travers lequel les sciences humaines sont invitées dans la rationalisation industrielle, contribuent à conforter l’idée que les adultes constituent bien un public spécifique et que leur éducation doit elle-même être spécifique. […]
Trois auteurs vont participer, au tout début des années 1960, à la diffusion de nouvelles conceptions d’un adulte à former, et donc d’une formation d’adultes à inventer : Raymond Vatier (1960), Bertrand Schwartz (1961 et suivantes) et Jacques Ardoino (1963). […]
En France, ces auteurs inaugurent un nouveau champ théorique et pratique. Les années 1970 et 1980 constituent sans doute un âge d’or si l’on considère le nombre de publications sur le thème de ce qui s’appelle à présent la formation des adultes.
Formation et employabilité
Le projet de créer, juste après la guerre, un monopole d’État, un système national d’éducation et de formation des adultes à l’image de l’école, ne trouvant que peu de défenseurs, a été vite enterré et oublié.
Ce sont les entreprises qui vont peu à peu devenir les principaux acteurs du développement de la formation. Dans une organisation paritaire regroupant État, syndicats de salariés et employeurs, elles auront, par obligation législative en 1971, la charge du financement de la formation des salariés. […]
C’est la question du droit à la formation sur le temps de travail, rémunéré, alliée à l’idée de la promotion sociale, qui permet d’asseoir le système sur un très large consensus social. Même si quelques voix s’élèvent alors pour émettre des réserves ou des inquiétudes face à l’ouverture du « marché de la formation », la loi de 1971 est saluée comme une avancée sociale très significative.
L’idée d’éducation permanente était par ailleurs porteuse d’un immense espoir de changement et de remise en question générale du système d’éducation. Initialement question éducative – et idéologique –, la formation des adultes va pourtant, dès lors, inéluctablement glisser vers l’économique, dans le champ du travail et de l’emploi. Avec l’obligation de financement, les entreprises acquièrent le loisir d’orienter la plupart des actions de formation vers la recherche d’une productivité accrue, les salariés gardant toutefois une petite marge de liberté, grâce au Congé de formation.
Les associations, quant à elles, vont, petit à petit, perdre leur place prédominante, au profit d’organismes de formation à but lucratif. En réponse à une demande majoritaire, l’offre de formation va se réduire. Le perfectionnement du geste professionnel, l’adaptation au poste de travail, le souci de l’employabilité, encore davantage sous la pression de la crise des années 1980, prendront le pas sur tous les autres objectifs. […]
À noter toutefois qu’une loi de 2004 met en avant un « nouveau » droit : le Droit à la formation professionnelle (DIF), qui s’ajoute à l’édifice et individualise davantage le système. Dans le même temps, cette loi réintroduit l’idée que les salariés ont la « possibilité » de se former hors de leur temps de travail, en étant partiellement indemnisés, tout comme cela pouvait se faire dans les années 1950. […]
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1. Ce texte est extrait d’une publication des Éditions Retz intitulée Une histoire de l’école – Anthologie de l’éducation et de l’enseignement en France XVIIIe-XXe siècle, sous la direction de François Jacquet-Francillon, Renaud d’Enfert et Laurence Loeffel.