Une histoire de rouge à lèvres et d’inégalités de salaire
Petit scénario : au sein de notre entreprise règne une excellente ambiance. M. A arrive ce matin et voit Mme B, il lui sourit, lui dit bonjour et la complimente sur sa tenue. Mme B rougit un peu : les compliments de M. A lui font toujours très plaisir.
Mme B préfère les compliments sur son apparence à tout autre compliment.
© FLAIRIMAGES – FOTOLIA
En effet, comme la plupart des femmes, Mme B préfère les compliments sur son apparence à tout autre compliment. M. A sait donc bien comment lui faire plaisir.
Un peu plus loin, M. A croise M. C ; il lui sourit, lui dit bonjour et lui glisse un petit mot sympathique sur le rapport qu’il a écrit la veille : c’est un rapport qu’il trouve très bien écrit, concis, clair, soigné, M. C a fait du très bon travail. M. C sourit, il est content.
En effet, comme la plupart des hommes, M. C préfère les compliments sur son intellect et sur son travail à tout autre compliment. Encore une fois, M. A sait comment faire plaisir.
Compliments ciblés
Un peu plus tard dans la journée, Mme D croise M. C, elle le complimente aussi sur son travail, la clarté de ses rapports l’aide énormément, elle lui doit une fière chandelle.
Puis elle croise Mme B, la trouve très charmante et lui demande la marque de son rouge à lèvres, elle trouve qu’il a vraiment une jolie couleur et qu’il lui va très bien. Mme B lui retourne le compliment et elles s’en vont toutes deux satisfaites.
Promotion au mérite
Il se trouve que, aujourd’hui, le patron (ou la patronne, peu importe) a une promotion à attribuer. Il hésite entre deux employés : M. C et Mme B. Ils ont tous deux les mêmes fonctions, la même ancienneté, ils ont des diplômes similaires et sont donc pour l’instant payés autant l’un que l’autre.
Le patron (ou la patronne, enfin restons sur le patron, ça va devenir lourd sinon) veut offrir cette promotion au plus méritant, à celui qui fait le meilleur travail. Il se dit que, pour cela, rien ne vaut les avis de leurs collègues, ceux qui travaillent directement avec eux au jour le jour et qui subissent directement les conséquences de leur travail.
Il tend l’oreille. Très vite, il se rend compte que M. C est constamment loué pour son travail, alors que Mme B ne reçoit pas de compliments de ce genre. Naturellement, il se dit que M. C doit faire un travail exceptionnel et décide d’attribuer la promotion à ce dernier.
Et c’est ainsi que s’écrit l’histoire
Pourtant, rien ne dit que Mme B ne travaille pas elle aussi très bien, peut-être même mieux que M. C. C’est juste qu’on ne la complimente pas particulièrement sur son travail car ce n’est pas ce qui lui fait le plus plaisir. Et c’est ainsi que se créent les inégalités de salaire entre les hommes et les femmes.
“ Naturellement, M. C doit faire un travail exceptionnel ”
Qui faut-il blâmer ? Le patron qui a voulu donner la promotion au plus méritant, mais qui n’était pas conscient des biais qui existaient dans son système d’évaluation ? M. A et Mme D, qui font des compliments sur l’apparence de Mme B plutôt que sur son travail, mais qui en définitive essaient simplement de lui faire plaisir ?
Mme B, qui préfère les compliments sur son apparence à ceux sur son travail, mais qui finalement n’est que le produit d’une société qui dit aux femmes qu’elles doivent être belles avant tout ?
Y a‑t-il vraiment un coupable ? Ou n’est-ce pas plutôt de la faute de la société tout entière, qui traite différemment les filles et les garçons ? Comment faire alors, pour combler l’écart de salaire entre les hommes et les femmes ? Et si, en s’attaquant à cet écart de salaire, on ne s’attaquait pas au vrai problème mais seulement à un symptôme ? Alors, on fait quoi ?
Ouvrir les yeux
Je n’ai pas la réponse à cette question, mais je pense quand même que la première chose à faire, c’est d’ouvrir les yeux, de se rendre compte que les comportements des hommes et des femmes sont biaisés par les attentes que la société a envers eux.
“ Les comportements des hommes et des femmes sont biaisés par les attentes de la société ”
Nous vivons dans une société qui attribue encore beaucoup de rôles distincts aux hommes et aux femmes et qui a des demandes différentes envers les uns ou les autres. Si ces attentes sont nettement moins explicites qu’autrefois, elles transparaissent dans les médias, dans nos interactions sociales, dans notre éducation. Et même si l’on rejette ces attentes, on reste inconsciemment influencé par elles.
J’ai beau revendiquer haut et fort (peut-être même un peu trop) que ce n’est pas plus aux femmes de faire le ménage qu’aux hommes, j’ai quand même tendance à être rebutée plus vite par la saleté du bar d’étage que mes homologues masculins, et donc je finis par le laver plus souvent.
Deux fois plus de temps pour les tâches ménagères
M. C est constamment loué pour son travail alors que Mme B ne reçoit pas de compliments de ce genre. © YUROLAITSALBERT – FOTOLIA
C’est mon choix de laver la cuisine et je ne peux m’en prendre qu’à moi-même si je peux moins m’investir dans mon travail ou dans mes binets parce que je passe plus de temps à m’occuper des tâches ménagères. Mais quand, au travers de tous ces choix individuels, se dessine une tendance grossière – qui est que les femmes passent deux fois plus de temps que les hommes, aujourd’hui, en France, à s’occuper des tâches ménagères – il faut peut-être regarder ce qui influence ces choix.
J’aimerais bien ne plus entendre « ce n’est pas de ma faute si les femmes choisissent des métiers moins bien payés » ou « ce n’est pas de ma faute si les femmes ne veulent pas faire des études d’ingénieur ».
Parce que oui, c’est vrai, ce n’est pas de votre faute, vous n’êtes pas allé voir des jeunes filles pour leur dire « ne faites pas d’études d’ingénieur », on n’en doute pas. Mais c’est quand même un peu de notre faute à tous, collectivement, si les jeunes filles pensent que ces études ne sont pas faites pour elles. Effectivement, elles choisissent de faire d’autres études, mais ce choix est-il vraiment libre et éclairé ?
Choix libres et choix contraints
J’aimerais vivre dans une société où les hommes ne se sentent pas obligés de faire des heures supplémentaires plutôt que de rentrer voir leurs enfants, parce qu’ils ont l’impression que c’est leur devoir de subvenir aux besoins de la famille et que leur femme s’occupera très bien des enfants.
Et où les femmes ne se sentent pas obligées de quitter le travail à 17 heures pour aller chercher les enfants à l’école, faire les courses et préparer le repas. Parce que si chacun pouvait faire plus librement ces choix, on serait plus heureux.
Mais d’abord, pour cela, il faut admettre que ces choix sont contraints.