Une journée à l’X sous l’occupation
Dudel regarde sa montre à la timide lumière du réverbère bleuté, de l’autre côté du mur. Minuit déjà : le couvre-feu ! et ils ne sont pas rentrés ! L’inquiétude s’installe, lorsqu’un bruit de course lui parvient : les voilà ! Il les aide à franchir le mur du bêta1, en prenant appui sur le réverbère, et ils se retrouvent tous trois dans le jardin du géné2. Tout s’est bien passé. Ils ont évité la rue Soufflot, où Dudel leur avait dit avoir subi récemment une fouille à un barrage, mais ils ont eu quelque peine à trouver le camarade de l’école des Mines qui devait réceptionner le colis.
Dudel les sent encore émus. On ne se balade pas impunément dans le Quartier latin, surtout la nuit, en ce début 1944, avec une demi-Sten dans sa serviette ! Il en a fait l’expérience il y a peu. Mais entre hommes, on ne parle pas de ses sentiments : il fallait bien y aller, puisque l’Organisation avait demandé de restituer l’une des deux mitraillettes planquées à l’École pour apprendre à tirer.
Cela lui fait penser qu’il faudra changer de lieu de tir, après le coup malencontreux de la veille qui est allé écorner le transformateur, dans le local où l’électricien de l’École veut bien les héberger. Il en parlera à la Khomiss3.
Mais il est temps de rejoindre les caserts où dorment les cocons, en évitant les rondes de basoffs4. Pour les deux camarades de retour de mission tout au moins, car Dudel n’a pas fini sa journée.
À un nouveau rendez-vous, les camarades sont bien là. Il est une heure du matin comme prévu. Ils se répartissent les journaux – ou plutôt les bulletins malgré son titre ambitieux – que leur a remis la veille l’Organisation, à l’heure des visites dans la boîte à claque5. Dudel n’a eu le temps que de les parcourir. Sous le titre L’essor, il a bien vu le sigle ORA6, mais sans être tout à fait sûr de sa traduction. Pour le reste, il a retrouvé les thèmes de la clandestinité : appel à la Résistance, soutien à de Gaulle et critique de Vichy, nouvelles positives sur tous les fronts de guerre, mais pas d’appel à l’action directe immédiate : préparez-vous, voilà le mot d’ordre ! Et c’est bien ce que font les camarades, non sans parfois ronger leur frein7.
Les tâches sont déjà réparties entre les camarades présents et chacun sait par avance les binets où il doit déposer les journaux. Dudel parcourt pour sa part, dans le silence nocturne et à l’écoute du moindre bruit trahissant une ronde, le bâtiment longeant la Montagne Sainte-Geneviève. Par chance, les salles restent ouvertes et il peut déposer discrètement les journaux sur les bureaux des cocons, parmi le désordre usuel des polycopiés.
À deux heures du matin, il rentre enfin se coucher. On verra demain les réactions, tout en sachant bien que chacun reste sur sa réserve devant des cocons peu connus et surtout lorsque la strass8 est présente.
Le clairon du réveil est dur pour Dudel, mais il saura profiter du cours de géométrie à n dimensions où s’envole Julia, dans l’amphi Poincaré, pour s’étendre un bon moment sous les bancs. La complicité de ses voisins qui se rapprochent les uns des autres lui évite d’être repéré par le basoff de service9.
Après l’amphi, une cérémonie plus pénible les attend. La Khomiss a, dès la rentrée rue Descartes à l’automne 1943, pris la décision que le port du Grand U était interdit dans Paris occupé. Or un camarade a enfreint la règle et une décision de quarantaine10 a été prise contre lui. Cette décision va lui être signifiée devant toute la promo réunie. Une démonstration peu reluisante, mais sans doute nécessaire pour souder une promotion et marquer une volonté commune de réserve en face de l’occupant.
Dudel profite de l’heure du déjeuner pour s’entretenir avec le géné K11, au sujet de l’entraînement au tir. Il connaît sa sympathie pour leur action et sa bonne connaissance des lieux. Le géné a une idée géniale : les égouts. Et les voilà partis pour une visite dans les soubassements de l’École. Après une longue descente, ils trouvent une galerie assez confortable, mais ils sont bientôt arrêtés par un muret de parpaings. Ils se promettent de revenir avec les outils adéquats. C’est ainsi que l’X va disposer d’un dépôt d’armes clandestin, à vrai dire alimenté d’une unique mitraillette, et d’un stand de tir, peu utilisé par manque de munitions, mais surtout les élèves vont pouvoir utiliser une issue de secours aisément accessible en cas de besoin.
L’après-midi est plus calme et Dudel peut suivre un peu le cours d’analyse. Mais en fin de journée, il a encore un rendez-vous au parloir, avec une personne envoyée par l’Organisation.
Il s’agit de préparer un week-end de formation militaire. Il y a déjà eu, par petits groupes, des réunions en ville, chez les uns ou les autres, pour une formation théorique. Il s’agit maintenant de passer à une formation plus pratique. Rendez-vous est pris pour dimanche en gare de Meudon-la-Forêt, où, parmi les promeneurs paisibles, un envoyé de l’Organisation sortira de sa poche, devant quelques camarades, un petit paquet de mastic, qu’il expliquera être du plastic explosif, et tirera de son gousset une espèce de stylo, qu’il démontrera comme un détonateur.
La journée s’achève par des entretiens avec des camarades qui, d’eux-mêmes ou adressés par d’autres, viennent parler de leur volonté de ne pas rester neutres dans le contexte de 1944. Un camarade12 en particulier vient annoncer qu’il quitte clandestinement l’École pour le maquis du Vercors où un ami l’appelle et où il pense être plus utile que dans l’action limitée que propose l’Organisation à Paris. Faut-il l’encourager ? En fait l’ignorance est grande de la situation de la Résistance, soumis que sont les élèves à la pression vichyste relayée par le commandement de l’École.
Dans cette journée type sont naturellement mêlés des événements réels, mais qui se sont passés à des dates différentes, et des personnages différents, réunis sous le pseudo carva13 Dudel. En réalité, la vie à l’X sous l’occupation n’était pas aussi haletante, le travail y prenait toute sa place, malgré la situation extérieure tendue ; cependant, dès qu’on prenait quelque responsabilité, il fallait en porter un poids alourdi par ces tensions.
Malheureusement toute cette préparation à l’action ne conduira pas aux exploits dont tous rêvaient. Des arrestations successives couperont les contacts avec l’Organisation et feront perdre beaucoup de temps à retisser des réseaux. Lorsque l’Organisation lancera enfin un appel à l’action, après le Débarquement, ce sera dans les conditions difficiles d’une période de congés pour l’École et pour aboutir au fiasco du « maquis de Sologne« 14.
On peut cependant penser que cette préparation plus militaire que politique a pu être utile à tous les camarades qui, dispersés par la fin des études à la veille de la Libération, ont rejoint nombreux la Résistance locale, chacun de leur côté, comme les y avaient incités l’organisation de Résistance de l’École, ainsi que la Khomiss dans un dernier amphi avant la dispersion, et comme le reconnaîtra la « commission d’épuration » réunie à la fin de l’année 1944, en désignant comme actifs dans la Résistance une bonne moitié de la promo 42–43 B présente à l’École.
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1. Le bêta (abréviation de bête à cornes) est un lieu de sortie clandestine de l’École, du nom de la tête de bélier qui orne le mur nord.
2. Le jardin du géné entoure la maison du gouverneur, rue Descartes.
3. La Khomiss est l’organisation plus ou moins clandestine qui prend en charge la vie non officielle de la promotion.
4. Les basoffs désignent le personnel d’encadrement de l’École.
5. La boîte à claque désigne le bâtiment d’entrée, rue Descartes.
6. L’ORA signifie Organisation de résistance de l’armée, mais vu de l’X en 1944, on ne savait pas très bien ce que cela recouvrait et on n’était même pas sûr du réseau avec lequel on était en relation.
7. Les règles de cloisonnement de la clandestinité ne permettent pas de préciser le nombre réel de camarades qui ont été touchés par cette action de Résistance interne à l’École ou par une autre.
8. La strass désigne l’administration à tous niveaux.
9. Pour les cours magistraux, chaque élève avait sa place désignée et un basoff assis à côté de la chaire contrôlait les présences à l’aide du plan des places.
10. Il existe une gamme de sanctions envers un cocon jugé fautif par la promo, la quarantaine est un premier stade.
11. Le géné K est le responsable de la Khomiss.
12. Je crois me souvenir qu’il s’agit de Claude Lecour qui sera tué lors des combats du Vercors.
13. Carva égale polytechnicien. Les noms du cocon lambda viennent des maths : Dunabla ou Dudel.
14. J’ai raconté dans un précédent numéro de La Jaune et la Rouge les mésaventures de ce maquis de l’ORA où les miliciens attendaient les étudiants pour les fusiller.