Une machine à fabriquer des territoires
Le projet du Grand Paris semble avoir réglé – ou du moins tranché durablement – la question récurrente de la bonne échelle pour l’intervention publique dans le contexte de la région-capitale. Pourtant, paradoxalement, en prétendant ainsi avoir défini l’échelle pertinente d’action, le projet du Grand Paris a lancé la machine à fabriquer des territoires.
REPÈRES
La banlieue pèse maintenant bien davantage que Paris intra-muros. Il était nécessaire d’intégrer ces deux territoires selon un périmètre qui va peu ou prou jusqu’aux villes nouvelles et aux aéroports.
Avec le tracé du réseau du métro automatique et la marque « Grand Paris », la représentation politique paraît s’ajuster à la réalité vécue.
Échelle pertinente ou mouvement brownien
Relance des intercommunalités, création des périmètres sui generis des Contrats de développement territorial auxquels s’ajoutent les démarches plus informelles à l’échelle de très grands territoires (Grand Roissy, Nord métropolitain, Cône sud de l’innovation, etc.), sans oublier les dispositifs de coopération interrégionale à l’échelle du Bassin parisien : le millefeuille institutionnel francilien paraît s’être engagé dans un mouvement brownien de recherche désordonnée de la cohérence territoriale.
La métropolisation prolonge et transforme le processus d’extension et de dilatation urbaine
Pour le géographe, cela n’a rien d’étonnant : l’échelle pertinente absolue – horizon du politique – n’existe pas et la cohérence territoriale est fonction de l’enjeu à traiter.
Or, la métropolisation – dont chacun s’accorde à penser qu’elle constitue l’arrière-fond du Grand Paris – a largement complexifié les enjeux pour l’action publique territoriale. Certes, la métropolisation prolonge le processus continu d’extension et de dilatation urbaine qui caractérise l’agglomération – la ville en plus grand –, mais elle substitue à l’emboîtement fonctionnel des territoires une organisation plus sophistiquée, d’ordre systémique, faite de spécialisations et d’interdépendances des territoires.
Faire territoire : le local métropolitain
Une maîtrise d’ouvrage urbaine
Le long du tracé du Grand Paris Express, l’État avec son offre d’un dispositif inédit, le Contrat de développement territorial – hybride entre un cadre de planification, un document d’urbanisme et un contrat programmatique – a suscité de nouvelles alliances intercommunales, autour de Roissy ou de Marne-la-Vallée notamment. Globalement, c’est une véritable maîtrise d’ouvrage urbaine qui paraît ainsi se constituer.
C’est en fonction de cette réalité nouvelle que l’on peut lire cette dynamique de multiplication des échelles de l’intervention publique. Ainsi, on assiste, en premier lieu, en réponse à la dilatation des transformations urbaines, à un changement d’échelle de l’action locale. C’est en quelque sorte le « local métropolitain » qui se met en place. Dans certains cas, en première couronne notamment, ce mouvement se situe directement sur le plan institutionnel avec la création de grandes intercommunalités, selon une maille de plusieurs centaines de milliers d’habitants, tels « Grand Paris Seine Ouest », « Est Ensemble » ou « Plaine commune ». Cette dynamique est facilitée par une relative homogénéité politique, reflet des grandes spécialisations sociales historiques de l’Île-de-France. Plus loin en périphérie, les situations géopolitiques sont plus hétérogènes.
Faire système local : la cohérence des grands territoires
Organiser la cohérence d’ensemble au travers d’une géographie prioritaire des « territoires à enjeux »
Simultanément, la métropolisation disloque les territoires, passant de formes de « ségrégation associée », telle que la symbolisait la banlieue rouge, avec l’adéquation locale entre activités industrielles et habitat populaire, à des processus de « ségrégation dissociée » qui voient se juxtaposer localement des fonctions sociales et économiques indifférentes, voire contradictoires entre elles, mais de plus en plus intégrées globalement à l’échelle de la métropole. Autrement dit, ce qui fait système à une échelle territoriale, ne le fait pas nécessairement à une autre échelle.
Face à ces conflits d’échelles multiples entre global et local, c’est à « faire système » à tous les niveaux que s’attachent les acteurs territoriaux.
Dans ce but, ils commencent par se mobiliser pour retrouver des cohérences fonctionnelles à l’échelle de grands territoires.
Faire système métropolitain : les complémentarités fonctionnelles
L’émergence de cadres de régulation à l’échelle de ces grands territoires ne traite pas pour autant la question de la cohérence d’ensemble du système métropolitain.
La vision fournie par Paul Delouvrier de cette cohérence d’ensemble, fondée sur le double principe d’intégration, via le réseau radial des RER, et de polyvalence hiérarchisée entre centre et périphérie avec des « centres urbains secondaires » (les villes nouvelles) n’est plus de mise.
Retrouver des cohérences
Dans le cas du Grand Roissy, entre trois départements et au-delà des frontières régionales jusqu’au sud de l’Oise, il faut tenter de maîtriser un mode de développement économique et logistique extensif pour envisager sa montée en gamme, à l’instar d’autres régions aéroportuaires européennes. Cela exige d’organiser ce développement économique de façon compatible avec d’autres fonctions aujourd’hui en panne ou fragilisées, de l’installation résidentielle au tourisme d’affaires. De même, entre Saclay et Saint-Quentin-en-Yvelines, la convergence entre les deux rives du plateau, entre recherche publique au sud et recherche privée au nord, conditionne la montée en puissance métropolitaine attendue. C’est aussi à cette échelle qu’il faudra trouver la réponse à la panne résidentielle observée. Le Schéma de développement territorial impulsé à cette échelle s’organise autour de ces deux questionnements.
La proposition de Christian Blanc d’une dizaine de clusters spécialisés facilite le marketing territorial, en offrant une coloration spécifique à chaque territoire, et peut ainsi limiter indirectement la concurrence entre eux, mais elle ne dit rien de leurs fonctions respectives dans un système d’ensemble. Une telle approche systémique territorialisée des fonctions métropolitaines reste à explorer, par exemple en distinguant les territoires concentrant les fonctions mondialisées, ceux développant les « fonctions-support » de la métropole et ceux tirant davantage parti de fonctions domestiques.
La montée en puissance du Grand Paris va de pair avec celle des grandes métropoles régionales
Cette lecture du système métropolitain est aujourd’hui en gestation. Elle appelle directement la prétention historique de la planification régionale – le SDRIF – à organiser la cohérence d’ensemble au travers de la définition (rétrospectivement illusoire) d’une géographie prioritaire des « territoires à enjeux ».
Enfin, la question de la cohérence territoriale ne peut être limitée à l’intérieur du Grand Paris, voire des frontières régionales. Les fonctions métropolitaines ne décrivent plus un périmètre étendu assimilable au Bassin parisien, mais davantage des « rhizomes » fonctionnels, vers la vallée de la Seine et Le Havre, ou au nord en interface avec le pentagone nord-européen.
Mais surtout, dans le contexte national très intégré français, la montée en puissance du Grand Paris ne peut être conçue indépendamment de celle des grandes métropoles régionales. La méga-région, l’inter-métropole, il y a là d’autres échelles à investir.
Coopération territoriale et différenciation politique
La métropolisation exacerbe la complexité territoriale contemporaine. En ce sens, le Grand Paris ne constitue pas une exception mais un point d’observation privilégié pour penser les conditions actuelles de l’action publique et les exigences de réforme.
Les territoires non contigus
Est d’actualité la mise en place de scènes de régulation entre territoires non contigus, mais remplissant des fonctions métropolitaines complémentaires. Comment penser par exemple la cohérence des portes métropolitaines entre Paris, les espaces aéroportuaires et les futures gares TGV périphériques ?
Peut-on imaginer des convergences entre territoires producteurs et consommateurs des ressources naturelles, Paris et la Seine-et- Marne par exemple ?
Deux leçons découlent en particulier de la lecture ici proposée de la question de la cohérence territoriale.
La première tient à ce que la complexité et l’évolutivité des enjeux de régulation ne permettent plus de raisonner en termes d’optimum dimensionnel et d’échelle pertinente. Se joue davantage la capacité, pour des niveaux institutionnels stabilisés, à organiser des cadres de coopération interterritoriale à géométrie variable, et à inventer les outillages ad hoc.
En second lieu, le Grand Paris souligne l’épuisement du modèle d’organisation territoriale issu de la décentralisation. Celui-ci avait postulé une correspondance entre échelles territoriales et fonctions sectorielles (aux uns l’économie, aux autres le social). Cette approche tayloriste, très datée, s’était attachée à la différenciation des fonctions techniques des niveaux de pouvoirs, faute d’avoir pensé la différenciation de leurs fonctions politiques.
Lorsque les communes organisent de façon coopérative la maîtrise d’ouvrage urbaine locale, que les départements incitent à la structuration des grands territoires et que la Région suscite la création de scènes interterritoriales, c’est bien cette différenciation des responsabilités politiques qu’a impulsée la dynamique du Grand Paris.