Une méta-compétence : savoir apprendre et désapprendre
Nous avons tous appris – des connaissances et des pratiques – notamment pour devenir employables. Or la rapidité actuelle des transformations, en particulier dans le monde de l’entreprise, nous oblige tous à nous adapter, à changer, à requestionner ce que l’on a appris pour laisser la place à autre chose. Apprendre et désapprendre pour apprendre. Une pratique paradoxale, ou pas, que nous n’avons pas apprise à l’école.
« Tous les hommes ont naturellement le désir de savoir. » Ainsi s’ouvre la Métaphysique d’Aristote. C’est la première phrase du premier chapitre de son œuvre majeure. Cette phrase place la soif de connaissance comme un besoin essentiel de l’homme, dans ce qui fait sa nature. Être homme implique nécessairement de vouloir savoir. Donc de vouloir apprendre.
La curiosité
Il s’agit primairement de réduire la tension ressentie entre la connaissance disponible dans le monde et celle disponible à l’intérieur de moi. Cette tension qui nous met en mouvement peut être appelée curiosité. Elle est ce trouble que je ressens quand je vois cette phrase écrite en grec et que je ne sais pas déchiffrer. Plus ou moins fortement, je suis agacé, excité, intrigué, mis en mouvement vers la résolution de ce mystère. Aristote d’ailleurs appuie son propos en convoquant le plaisir que l’on ressent à apprendre, le plaisir de la résolution de cette tension et de la sensation de grandir, de devenir meilleur.
“Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει.”
Aristote
Et force est de constater que, plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement, chaque homme apprend chaque jour de sa vie. Changer de travail exige d’apprendre. Rencontrer son nouveau beau-frère exige d’apprendre. Vendre des vêtements via un site internet, parler à ses petits-enfants partis travailler au bout du monde, cela donne la motivation pour se mettre en mouvement et apprendre.
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Qu’est-ce qu’apprendre ?
Apprendre est souvent défini comme l’acquisition de nouvelles connaissances. Des connections neuronales se modifient et sont gravés dans mon cerveau des codes qui me permettront à l’avenir de retrouver une information. L’adresse de mon nouveau bureau, le vocabulaire spécifique du P&L de mon entreprise, le nom de ce nouveau métier qui est censé devenir critique dans mon domaine dans moins de trois ans. J’apprends « que », j’apprends « ça ».
Mais apprendre, c’est aussi apprendre « à ». Il s’agit alors de devenir capable de quelque chose dont on n’était pas capable auparavant. J’apprends à faire du vélo, j’apprends à utiliser une intelligence artificielle pour générer des images, j’apprends à collaborer à distance, à manager une équipe en mode hydride, à prendre des décisions difficiles, à me taire.
La métanoïa
Peter Senge, chercheur du MIT qui a modélisé la notion d’organisation apprenante, définit le fait d’apprendre comme une métanoïa. Dans la Grèce antique, métanoïa signifiait « se donner une norme de conduite différente, supposée meilleure ». Le mot est composé de la préposition μετά – ce qui dépasse, englobe, met au-dessus – et du verbe νοέω – percevoir, penser. Il s’agit donc de changer notre manière même de penser.
Donc apprendre c’est d’une part acquérir des connaissances, les informations qui sont traitées par notre manière de penser, notre processeur. Et apprendre c’est aussi changer le processeur lui-même, donc changer notre manière de traiter les informations, de juger, de décider, donc d’agir. Savoir apprendre, c’est savoir devenir. Et cette compétence s’observe tant au niveau collectif qu’au niveau individuel. Autrement dit, apprendre c’est se rendre capable de faire advenir une situation désirée, pour moi ou pour nous. C’est changer, en partie, le monde, vers une version qui nous semble meilleure.
Se former pour apprendre
Pourtant, aujourd’hui, on associe encore le mot apprendre au monde de l’école. D’abord on apprend à lire, à écrire, à vivre en société, puis on apprend un métier. Puis on exerce ce métier, on travaille. Dès la Révolution française, Condorcet lance une réflexion sur l’éducation permanente, celle d’après l’école. En 1946, en France, le droit à la formation professionnelle, tout comme le droit à la Sécurité sociale, apparaît dans le préambule de la Constitution de la nouvelle République. En 1966, la formation professionnelle devient même un service public. Ce n’est certes plus le cas. Il n’est donc rien de nouveau dans la conscience du besoin d’apprendre tout au long de sa vie pour maintenir ses compétences à niveau. Mais l’accélération récente du monde socio-économique a changé l’ampleur des enjeux.
Le paradoxe de la Reine rouge
Quand Alice, au pays des merveilles, rencontre la Reine rouge, celle-ci lui ordonne soudain de courir le plus vite qu’elle peut. Alice court à perdre haleine et s’agace que, pourtant, le paysage ne bouge pas autour d’elle. La Reine rouge s’étonne de son étonnement : « On va bien lentement dans ton pays ! Ici, vois-tu, on est obligé de courir tant qu’on peut pour rester au même endroit. » Ainsi, plus de nouvelles technologies en remplacent d’anciennes (nouveaux logiciels, IA…), plus vite évoluent les pratiques et les croyances sociales au travail (hybridation du travail, exigences des collaborateurs sur les engagements RSE, enjeux de diversité et d’inclusion…), plus rapidement apparaissent et disparaissent des métiers, plus vite alors devons-nous apprendre pour simplement rester au même niveau d’employabilité.
Apprendre pour rester employable
Cette exigence de développement constant et accéléré des compétences et des capacités existe au niveau individuel : être performant en supply chain aujourd’hui impose de développer des compétences de data sciences ; développer une stratégie marketing ne peut se faire sans suivre les évolutions tellement rapides des réglementations (RGPD, cookies…) ; etc. Cela évidemment s’applique également au niveau collectif de l’entreprise. Le monde de l’art ne peut faire l’impasse des NFT (Non-Fungible Token), celui de l’automobile du véhicule électrique. Ce sont des compétences, des organisations, des modèles d’affaires nouveaux à découvrir et à apprendre. Continuer à apprendre au travail n’est plus un « acquis social », c’est un besoin devenu basique pour tout simplement rester employable, compétitif et performant. Juste pour ne pas perdre du terrain. « Travailler c’est apprendre, apprendre c’est travailler », répète Peter Senge.
Les charrettes ne sont pas des voitures en devenir
Si je vais en formation, si je lis, j’étudie, je fais des MOOC (Massive Open Online Courses), c’est pour acquérir des connaissances et des compétences identifiées et formalisées, donc préalablement existantes. Si j’apprends de mes pairs qui ont plus d’expérience et d’expertise que moi, ils me transmettent des compétences qu’ils ont, par le passé, éprouvées. Si une équipe se perfectionne grâce à ses pratiques d’amélioration continue, elle fait de mieux en mieux ce qu’elle sait déjà faire. Si on s’était reposé uniquement sur l’amélioration continue, on aurait probablement aujourd’hui des charrettes puissamment aérodynamiques et des chevaux génétiquement sélectionnés pour les tirer. Nous n’aurions pas de voitures.
Désapprendre pour apprendre
Pour qu’apprendre permette de devenir capable de quelque chose qui était impossible par le passé, alors apprendre exige autant de remettre en cause, de détruire, que d’améliorer, d’affiner. Il y a encore dix ans, un étudiant français qui entamait ses études supérieures devait appuyer sa motivation par un projet professionnel, un chemin monochrome.
Un étudiant qui commence ses études en 2023 sait qu’il aura probablement 3, 7, 12 métiers différents. Ou plutôt il sait déjà qu’il ne peut pas savoir combien de vies professionnelles différentes il vivra. Les croyances comme les réalités ont évolué : un parcours couronné de succès n’a pas à être linéaire et ascensionnel. Plusieurs fois dans sa vie, cet étudiant devenu travailleur redeviendra débutant. Il pourra alors s’appuyer sur un certain nombre de compétences acquises de ses expériences passées, mais il devra aussi en abandonner certaines, pour devenir ce nouveau professionnel.
Par exemple, passer d’une vie de salarié à une vie d’indépendant, c’est désapprendre la structuration du temps par un système externe à soi, pour pouvoir apprendre une gestion du temps selon des objectifs et contraintes totalement différents. De même, la manière dont sont prises les décisions diffère d’une entreprise industrielle familiale à une organisation humanitaire d’urgence. Quand je passe de l’une à l’autre, je dois désapprendre afin de pouvoir réapprendre. Désapprendre est donc une condition pour advenir, tout autant qu’apprendre.
Today’s problems come from yesterday’s “solutions”
Dans certaines maisons de luxe en 2019, on pouvait encore entendre : « L’expérience du luxe est une expérience sensuelle et émotionnelle, elle passe nécessairement par un contact humain. La part du business hors des magasins sera toujours marginale. » La pandémie et l’accélération du e‑commerce ont changé la donne. En trois ans, les technologies pour essayer un vêtement à distance, les compétences pour construire une relation d’intimité sans se rencontrer physiquement ont révolutionné le quotidien de milliers de collaborateurs. Plus essentiellement, au-delà de désapprendre des compétences et des pratiques, donc des choses visibles, les défis auxquels l’humanité doit faire face aujourd’hui nous obligent à désapprendre des croyances.
À la fin du XXe siècle, on apprenait à l’école la loi du 20⁄80. Il s’agissait d’identifier et d’activer les 20 % des leviers qui créeraient 80 % des bénéfices et maximiser ainsi le retour sur investissement. Il nous a fallu plusieurs décennies pour comprendre que la lutte contre le dérèglement climatique passerait par l’activation simultanée d’une multitude d’actions petites et moins petites. « Chaque geste compte » est une croyance nécessaire aux changements de pratiques qui sont nécessaires aujourd’hui. Pour cela il nous faut désapprendre le 20⁄80, qui a pourtant fait des merveilles pour la gestion de nos clients et de nos usines depuis les années 80. Si apprendre est devenue une méta-compétence qu’il nous faut activer au quotidien pour rester compétitif ensemble et employable individuellement, si désapprendre est une nouvelle hygiène nécessaire à notre capacité d’innovation collective et à notre liberté d’inventer notre chemin individuel…, alors comment fait-on ?
Être un apprenant intentionnel
Être capable de m’adapter au prochain cygne noir ; apprendre ce que j’ai besoin d’apprendre pour que l’IA dans mon métier me permette de devenir plus créatif, innovant et responsable et non plus précaire et impuissant ; développer les capacités qui rendront possible ce nouveau projet professionnel, ce n’est pas demain que je dois m’y atteler. Être un apprenant intentionnel, c’est mettre en œuvre au quotidien, dans son travail, un ensemble de pratiques qui permettent d’apprendre ce que j’ai besoin d’apprendre. Et pas seulement ce que j’ai envie d’apprendre.
D’abord, être intentionnel, c’est être clair sur sa destination et sur sa position actuelle. Et perpétuellement actualiser cette position. Quelle est mon ambition à moyen terme (six mois à deux ans) ? Pour cela j’installe dans mes routines une pratique de réflexivité. Par exemple, chaque jeudi à 9 h, pendant 20 mn je laisse mon stylo du bout de mes doigts faire apparaître sur mon cahier mes observations et idées, mes réflexions, satisfactions et peurs, à ce jour. Je me réancre à mon ambition. Je fais le point sur mon avancement.
Ensuite, quand j’ai identifié une compétence spécifique que j’ai besoin de développer (prendre la parole en public, écrire des prompts, engager des parties prenantes…), je construis un plan d’action concret à partir de la méthode 70/20/10 : 10 % d’étude de théories et modèles ; 20 % d’apprentissage en observant les autres ; 70 % de développement de cette compétence en la mettant en œuvre, consciemment, dans mon travail.
Être une équipe apprenante
Pour faire évoluer les modèles mentaux et pratiques qui nous ont amenés à dérégler le climat de notre planète ; pour faire de l’intelligence artificielle une ressource de créativité et de responsabilité, éthiquement utilisée dans notre équipe ; pour développer les services et les produits qui nous permettront d’être l’entreprise que nous avons envie d’être, nous avons besoin d’apprendre et de désapprendre ensemble. Peter Senge définit une organisation apprenante comme « une organisation qui développe sans cesse sa capacité à bâtir le futur qu’elle désire vraiment ».
Elle met en œuvre consciemment cinq pratiques : clarifier une vision partagée pour notre équipe qui permet de toujours garder le cap ; développer la maîtrise personnelle de chacun, qui permet à chaque membre d’inscrire son propre développement dans cette ambition collective ; mettre en place des rituels pour apprendre en équipe, comme les retours d’expérience ou les conversations réflexives ; faire évoluer nos modèles mentaux, nos croyances et référentiels partagés, pour les actualiser en fonction de la réalité qui évolue et de notre ambition partagée ; renforcer notre pensée systémique pour savoir comprendre et décider dans la complexité de notre situation.
Apprendre à désapprendre
Finalement, apprendre ne peut plus être séquestré entre les murs de l’école. Nous sommes en train de sortir, plus ou moins consciemment, de la séquence ancestrale : le jeune va à l’école pour apprendre ; puis l’adulte va au travail pour produire conformément à ce qu’il a appris. Dès aujourd’hui, dans nos sociétés, il nous faut redéfinir ce qu’est la « vie active ». Elle doit être un agencement fluide de performance et d’« apprenance ».
Et, si pour beaucoup d’entre nous c’est déjà une évidence et un plaisir que d’apprendre au quotidien, quel souci avons-nous également d’arrêter ce qui fonctionnait si bien, de retirer plutôt que d’ajouter ? Savons-nous suffisamment désapprendre ? Car apprendre et désapprendre, en conscience et avec persévérance, sont nos meilleures pratiques pour devenir capables, individuellement et ensemble, de ce qui nous était impossible. (Dés)apprendre est la méta-compétence qui nous permet de participer à faire advenir l’équipe, l’entreprise et le monde que nous désirons vraiment.