Une nouvelle dialectique du maître et de l’esclave
Le robot, on le sait, est fait pour travailler à la place de l’homme, de son inventeur et maître. Le terme même vient du slave, précisément en 1920 de l’écrivain tchécoslovaque Karel Čapek dans sa pièce de théâtre R. U. R. (Rezon’s Universal Robots dans la traduction française de 1924 : si ! si !), ou de son frère qui le lui aurait soufflé (si ce n’est lui…). Il invente des humanoïdes, que nous nommerions plutôt « clones », qui sont censés travailler à la place des hommes et qui finalement prennent leur place sur terre. On a donc trouvé la problématique dès cette époque, problématique qui a des inspirations plus anciennes : le fameux Golem dont Paul Wegener fera sa spécialité dans le cinéma expressionniste des années 20, la créature de Frankenstein inventée par Mary Shelley ; mais aussi des coïncidences artistiques contemporaines : Nous autres, roman d’Eugène Zamiatine (autre Slave) qui a été publié lui aussi en 1920 et qui a très fort inspiré 1984, le Metropolis de Fritz Lang certes plus tardif (1927). Dans tous les cas, ça se termine mal ! Il n’empêche que c’est le robot de Karel Čapek qui est resté dans la langue.
Le robot indique dans son propre nom sa finalité : travailler, puisque la racine commune aux diverses langues slaves robot- renvoie à la notion de travail. C’est à proprement parler un esclave : c’est une chose, pas une personne, même s’il y ressemble parfois ; il doit une obéissance totale à son maître, même s’il sait faire des choses dont le maître n’est pas capable ; il est censé ne rien ressentir, même si le maître fait appel chez lui à de plus en plus d’intelligence pour augmenter le rendement de son travail. Coïncidence dans ce contexte slave : c’est le mot « slave » qui a donné via le bas latin le mot « esclave », sans doute parce que Byzance s’approvisionnait abondamment dans les Balkans pour alimenter sa force de travail…
“La créature mécanique
et soumise risque-t-elle de prendre
le pouvoir ?”
Or l’émergence de l’intelligence artificielle et les résultats impressionnants qu’elle obtient, d’abord hors du champ vraiment physique (jouer au jeu de go, reconnaître des faciès…), font dans un second temps naître la tentation de l’utiliser pour aider l’homme à gouverner le très matériel robot, si fort et si délicat tout à la fois, mais si bête : tentation à laquelle aucune réflexion philosophique ne pourra empêcher l’homme de céder. Avec l’intelligence artificielle, on saute un seuil qualitatif et on ne peut que poser la question : la créature mécanique et soumise risque-t-elle, comme dans la pièce de 1920, de prendre le pouvoir ? L’homme tirerait des services décuplés de son esclave robotique, avant de devenir son esclave ?
La Jaune et la Rouge a traité dans son numéro 733 de mars 2018 de l’intelligence artificielle, qui a montré ses progrès mais aussi ses limites. Elle avait dans son numéro 655 de mai 2010 traité de la robotique. Il était pertinent de faire le point quasi dix ans plus tard sur l’état de la robotique, compte tenu de l’émergence de l’intelligence artificielle. Cela doit-il nécessairement mal se terminer ? La lecture du dossier montre que tout n’est pas perdu et que le Spartacus de la robotique n’est pas encore né…
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Pour voir où nous en sommes, vous pouvez lire Kai-Fu Lee : La plus grande mutation de l’histoire. Ed. Les Arènes 2019, 363 pp., ISBN 978−2−7112−0152−5 Il a dirigé une succursale de Google aux États-Unis puis en Chine, il est donc bien placé pour savoir…
Vous trouverez un résumé de ce livre sur https://blogs.mediapart.fr/peter-bu/blog/120919/les-gafam-attention-danger