Une œuvre monumentale et étonnante
Dans un » Rapport sur les travaux scientifiques de Maurice Allais « , Jean-Michel Grandmont nous montre la richesse de son oeuvre. Avec très peu de moyens, Maurice Allais a construit des théories économiques qui ont fait école. Cet ensemble étonnant de découvertes recèle sans doute des joyaux qui attendent d’être redécouverts.
Maurice Allais est sans aucun doute l’un des économistes les plus éminents de sa génération. Il a eu depuis 1945 une influence décisive, directe et indirecte, sur le développement de la recherche économique en France et, par là même, sur son ouverture à la communauté scientifique économique internationale.
Anecdote révélatrice
Après la Seconde Guerre mondiale, deux étudiants de Maurice Allais, Marcel Boiteux et Gérard Debreu, tirèrent à pile ou face celui des deux qui disposerait de la seule bourse permettant un séjour prolongé dans les universités américaines. Gérard Debreu gagna, fit carrière aux États-Unis et reçut le prix Nobel d’économie en 1983. Marcel Boiteux, tout en contribuant profondément à la théorie économique, fut en fin de compte appelé à diriger EDF. Cette anecdote révèle la stature scientifique de Maurice Allais : il était capable de réunir auprès de lui quelques-uns des plus brillants esprits de l’époque.
D’abord ingénieur, il enseigne l’économie à l’École des mines de Paris jusque dans les années soixante-dix. Après la Seconde Guerre mondiale, il attire auprès de lui de jeunes et brillants économistes comme Marcel Boiteux, Gérard Debreu, Jacques Lesourne, Edmond Malinvaud, André Nataf.
Maurice Allais a eu un impact énorme sur notre discipline, tant en France qu’au niveau international. Cet impact est dû à l’importance des résultats scientifiques obtenus non seulement par lui-même, mais aussi par ses élèves ou disciples.
Rendement social maximum
Il est profondément persuadé que, dans les Sciences sociales comme dans les Sciences naturelles, la théorie abstraite doit toujours être confrontée aux faits, et que les modèles théoriques doivent être construits dans le but principal d’apporter des réponses aux questions pratiques.
La théorie abstraite doit toujours être confrontée aux faits
Cela l’a conduit à analyser une impressionnante série de problèmes économiques, et à ne pas hésiter, en de nombreuses circonstances, à appliquer lui-même la théorie la plus sophistiquée à l’étude des questions économiques, institutionnelles et de politique sociale de son époque. Citons entre autres ses études sur les mines publiques françaises de charbon, sur les effets de la concurrence dans les industries de l’acier et du charbon au sein du Marché commun, sur l’économie de l’énergie, sur les politiques d’investissement et de tarification dans le secteur des transports où les coûts fixes sont importants.
Ces études, qui firent autorité et eurent beaucoup d’influence, étaient des applications de la théorie du rendement social maximum que Maurice Allais avait développée en travaillant seul, de façon indépendante, pendant la guerre. Il considéra, en particulier, l’efficacité de la tarification au coût marginal dans des situations où les rendements d’échelle n’étaient pas nécessairement décroissants ni constants. Ses recommandations à propos des houillères françaises furent en partie suivies pendant les années soixante, lorsque l’on commença à importer un charbon peu onéreux pour le substituer à celui tiré des mines nationales inefficaces.
Défense du libre-échange
Exploration minière
Un exemple frappant de l’aptitude de Maurice Allais à mêler avec succès la théorie aux considérations pratiques est son étude des coûts et bénéfices de l’exploration minière dans le Sahara algérien, étude où il prit en compte l’espérance de gain et la probabilité de ruine du projet. Cette analyse fut de grande portée et reçut deux prix internationaux récompensant les contributions importantes en matière de recherche opérationnelle.
Maurice Allais a aussi fait des recommandations en matière de politique générale et institutionnelle, tant au niveau national qu’international à travers une série d’articles et de livres destinés à un public plus large. Il se montre alors un défenseur énergique du libre-échange comme moyen d’améliorer la richesse et le bien-être des nations.
Il pense cependant que le libre fonctionnement des marchés doit être complété par des institutions et une organisation sociale appropriées. Il a d’ailleurs toujours été un défenseur vigoureux de la construction d’une union fédérale et de l’adoption d’une monnaie unique en Europe.
Gains » non justifiés »
Sur le plan national, Maurice Allais soutient que la principale opposition au libre fonctionnement des marchés et à la propriété privée provient du fait qu’ils sont perçus comme étant à l’origine d’une distribution des revenus socialement inacceptable. Il s’agit en particulier des trop nombreux gains « non justifiés ?? qui reviennent aux propriétaires du capital ou d’actifs financiers et de dettes. Les rentes pures ou les gains en capital sont ressentis comme injustes parce qu’ils ne semblent pas dépendre de l’activité du propriétaire.
Fiscalité
Maurice Allais s’est fait l’avocat d’une réforme fiscale et monétaire complète en proposant de supprimer tous les impôts sur les gains « justifiés » (par exemple, les impôts sur le revenu) et de taxer à un taux annuel uniforme (2%) tous les biens durables (capitaux) ainsi que les dépenses en biens de consommation.
Sur le plan monétaire, ces mêmes arguments l’ont conduit à recommander le contrôle du taux de croissance de l’offre de monnaie pour garantir la stabilité des prix, ainsi qu’une indexation complète de tous les titres financiers afin d’éviter les transferts de richesse injustifiés entre prêteurs et emprunteurs.
Construire sur de nouvelles bases
Outre son engagement sur les questions de politique économique de son époque, ce qui a rendu Maurice Allais célèbre, et peut-être même unique, est sans doute le formidable objectif qu’il se fixa pendant la Seconde Guerre mondiale : reconstruire la théorie économique de son temps sur une base rigoureuse et scientifique.
Il a été un défenseur vigoureux de la construction d’une union fédérale
Le résultat de cet effort ambitieux est une impressionnante série de livres publiés pendant ou juste après la guerre, dans lesquels Maurice Allais présente une analyse générale et rigoureuse du fonctionnement et de l’efficacité des marchés concurrentiels, ainsi que du capital, de la monnaie et de l’intérêt.
Le champ et la profondeur de cette analyse sont particulièrement remarquables eu égard à l’état de la discipline juste avant la guerre, et lui permettent de soutenir la comparaison avec les textes écrits à la même époque mais de manière indépendante par P. A. Samuelson et J. R. Hicks. Le premier de cette impressionnante série d’ouvrages est le monumental Traité d’économie pure, publié pendant la guerre. Il fut rapidement suivi d’un ouvrage plus modeste Économie pure et rendement social (1945). Enfin, de nouveau un travail monumental Économie et Intérêt (1947).
Innovation méthodologique
Hommage d’un pair
Évoquant l’oeuvre de Maurice Allais, P. A. Samuelson déclare : « Le professeur Allais a établi par lui-même durant l’occupation de Paris une large part des fondements de la science économique avancée. « Maurice Allais est une mine de découvertes originales et indépendantes. Si les premiers écrits de Maurice Allais avaient été en anglais, une génération de la Science économique aurait changé d’aspect. »
Le Traité d’économie pure développe une analyse rigoureuse, et particulièrement en avance pour son époque, de l’équilibre général d’une économie concurrentielle, fermée et non monétaire. Maurice Allais y prouve, de façon indépendante, les deux théorèmes qui devinrent après la guerre les deux piliers de la théorie de l’économie du bien-être. Les techniques utilisées dans cet ouvrage sont le calcul différentiel et, plus précisément, la caractérisation des maximums contraints à l’aide des multiplicateurs de Lagrange.
Cette innovation méthodologique importante fut introduite de façon systématique à peu près à la même époque par P. A. Samuelson dans ses Fondements de l’analyse économique (1947). Maurice Allais montre que ce qu’il appelle un état de » rendement social maximum » (c’est-à-dire une situation dans laquelle on ne peut augmenter le bien-être d’un groupe de consommateurs tout en restant dans un état réalisable, en particulier sur le plan technologique, sans diminuer celui d’autres groupes) sera caractérisé par l’égalité des taux marginaux de substitution et de transformation des consommateurs et des producteurs.
Maurice Allais a utilisé souvent par la suite ce type d’analyse lors de ses recommandations sur la meilleure politique à suivre pour administrer certains secteurs publics spécifiques, comme ceux des transports, où les coûts fixes sont importants.
Combattre les inefficacités
Maurice Allais a insisté prudemment sur le fait que de tels résultats ne justifiaient pas le » laisser-faire « . Selon lui, les économies contemporaines connaissent des inefficacités importantes dues à l’absence de concurrence parfaite. De plus, la distribution des revenus d’équilibre pourrait, dans les économies de marché, être inacceptable, tant sur le plan politique que moral.
Un travail de pionnier
Tous les points (développés dans le Traité d’économie pure) font maintenant partie intégrante de la théorie habituelle. Ce qui est surprenant, c’est l’extraordinaire capacité de Maurice Allais à construire seul, en temps de guerre, et en n’ayant à sa disposition qu’une littérature limitée, les fondements rigoureux de la théorie moderne de l’équilibre général et de l’économie du bien-être.
Dans le Traité, son analyse théorique a clarifié un point resté jusque-là obscur dans la littérature : lorsqu’il y a plusieurs consommateurs, il existe un continuum d’états efficaces auxquels sont associées des distributions de revenus différentes. Maurice Allais prend fermement position pour une séparation claire des questions de redistribution et des considérations d’efficacité : s’il doit y avoir une redistribution des revenus, elle doit se faire par la fiscalité, sans entraîner de distorsions dans le mécanisme concurrentiel.
La redistribution des revenus doit se faire par la fiscalité
Selon Maurice Allais, une économie socialiste aura à faire face au même type de problèmes qu’une économie capitaliste : pour obtenir l’efficacité, l’organisme chargé de la planification devra, d’une façon ou d’une autre, réintroduire les prix.
Le Traité d’économie pure ne présente aucune analyse formelle de l’existence de l’équilibre général. Gérard Debreu, profondément influencé par la lecture de cet ouvrage en 1944, ainsi qu’en témoigne un de ses écrits reproduit en partie dans la préface de l’édition de 1952 du Traité, allait bientôt entreprendre cette tâche. Le Traité contient néanmoins une analyse pionnière de la stabilité d’un équilibre concurrentiel, dans la lignée de la première version du tâtonnement walrassien, où les ajustements par les prix se font successivement, marché par marché.
Antériorité
Dans son Traité d’économie pure, Maurice Allais prouve la stabilité d’un équilibre sous des hypothèses qui sont essentiellement les mêmes que celles de la substituabilité brute, et par un argument qui utilise en fait le concept de stabilité de Lyapounov (1907). Cette découverte eut lieu bien avant l’étude novatrice sur ce même sujet de K. Arrow et L. Hurwicz (1958). L’antériorité de la démonstration de Maurice Allais a été établie par T. Negishi en 1962.
Monnaies et taux
Maurice Allais, dans son deuxième ouvrage monumental Économie et Intérêt (A 4, 1947 ; 2 vol., 800 p.) publié juste après la guerre, entreprend en effet une analyse théorique systématique de l’allocation intertemporelle, de l’investissement et de la monnaie, dans une économie concurrentielle fermée avec des prévisions parfaites. Outre des contributions importantes et nombreuses à l’étude des mécanismes à l’oeuvre dans une économie concurrentielle dynamique (monétaire et non monétaire), on trouve dans cet ouvrage une étonnante série de découvertes originales.
Demande de monnaie et taux d’intérêt
Maurice Allais a pu « démontrer, grâce à un argument analytique simple, que la demande moyenne de monnaie doit être proportionnelle à la racine carrée du revenu moyen, et inversement proportionnelle à la racine carrée du taux d’intérêt des titres. Il a ainsi établi de façon rigoureuse et dès 1947, c’est-à-dire bien avant Baumol (1952) et Tobin (1956), l’élasticité au taux d’intérêt de la demande de monnaie à des fins de transaction. »
Selon Maurice Allais lui-même, le principal apport d’Économie et Intérêt est la démonstration rigoureuse du fait que, dans une économie non monétaire avec une population constante, un état stationnaire, dans lequel le bien-être est maximum, se trouve caractérisé par un taux d’intérêt nul. Maurice Allais généralisera les arguments développés dans Économie et Intérêt au cas d’une économie en croissance, et montrera que l’optimalité nécessite alors l’égalisation du taux d’intérêt réel et du taux de croissance.
On doit également créditer Maurice Allais de l’introduction dans Économie et Intérêt de modèles à générations imbriquées pour l’étude des processus dynamiques économiques, onze ans avant P. A. Samuelson (1958). E. Malinvaud a établi récemment l’antériorité de Maurice Allais et donne un compte rendu simplifié de son modèle et de quelques- uns de ses résultats. Il conclut en écrivant que : » S’ils avaient été placés l’un à côté de l’autre, l’appendice de Maurice Allais et l’article de P. A. Samuelson auraient été complémentaires. »
Risque et décision
Une autre contribution remarquable cette fois-ci bien connue de Maurice Allais porte sur la théorie de la décision en cas de risque, c’est-à-dire dans des situations dans lesquelles les agents ne connaissent pas les variables (états de la nature) décrivant leur environnement futur, mais sont capables de leur assigner des probabilités, subjectives ou objectives.
L’attitude de Maurice Allais sur cette question a été caractéristique de son souci constant de confronter la théorie aux faits. À l’occasion d’une conférence qu’il avait organisée sur ce sujet en 1952, il procéda à une série d’expériences pour tester la validité empirique de cette hypothèse. Ces expériences ont montré que les comportements réels violaient systématiquement l’hypothèse de maximisation de l’espérance d’utilité. Ce fait, bien connu des économistes sous le nom de paradoxe d’Allais, est à l’origine d’un nombre croissant, surtout ces dernières années, de recherches empiriques et théoriques.
Cycles économiques
Il a apporté également des contributions nombreuses et importantes, bien qu’un peu moins connues, à la théorie de la dynamique économique. Une contribution intéressante de Maurice Allais est son « Explication des cycles économiques par un modèle non-linéaire à régulation retardée « , présentée dans Les modèles dynamiques en économétrie.
Théorie relativiste
Maurice Allais propose un modèle très intéressant de formation des anticipations, qui repose sur une distinction originale entre temps » physique » et temps » psychologique « . Il appelle cette théorie » théorie relativiste « , du fait de ses liens évidents avec la théorie de la relativité. Le postulat de base de Maurice Allais est que le comportement économique (dans son modèle, la vitesse de circulation de la monnaie) est le même du point de vue du temps psychologique, et ce quels que soient les lieux et les époques.
Cette étude contient la remarque originale suivante : pour être réaliste, une théorie des cycles d’affaires doit être telle que, si les perturbations sont très petites, l’état stationnaire soit stable ; si elles sont un peu plus grandes, il y ait un cycle limite ; et si enfin elles sont beaucoup plus importantes, la dynamique soit explosive. Maurice Allais fournit dans cette étude des conditions assurant l’existence de ce type de configuration dans un modèle macroéconomique non-linéaire. Maurice Allais avait donc déjà anticipé, dès 1956, le « corridor » d’A. Leijonhufvud et la théorie moderne des cycles d’affaires.
Maurice Allais poursuivit systématiquement son approche non linéaire en l’appliquant à la demande de monnaie dans une série de contributions importantes. Il a obtenu, grâce à cette analyse, un succès remarquable dans la prévision de la demande d’encaisses réelles dans de nombreux pays et à des époques différentes, y compris dans les cas d’hyperinflation.
Surplus distribuable
Sa Théorie générale des surplus n’a peut-être pas été exploitée comme elle aurait dû l’être
À partir de 1967, Maurice Allais devient de moins en moins satisfait du paradigme néoclassique et entreprend une recherche importante dont le point d’orgue est la publication en 1981 de La Théorie générale des surplus. Ce travail est un effort de construction des fondements rigoureux de la théorie de la dynamique du déséquilibre d’une économie capitaliste décentralisée.
Le concept clé est ici la notion de « surplus distribuable ?? que Maurice Allais avait déjà développée dans le Traité, pendant la guerre. Passer d’un état réalisable à un autre engendre des gains ou des pertes en bienêtre pour les individus. Maurice Allais propose de les mesurer par la quantité d’un bien toujours désiré qu’il faudrait donner ou retirer à un individu pour qu’il subisse le même gain ou la même perte.
Un ensemble étonnant de découvertes
Les arguments de Maurice Allais sont compliqués et sa Théorie générale des surplus n’a peut-être pas été étudiée et exploitée comme elle aurait dû l’être. Mais elle semble donner les fondements d’une théorie générale de la dynamique d’une économie capitaliste hors de l’équilibre, avec des rendements d’échelle pouvant être croissants et des échanges se faisant en dehors de l’équilibre à des prix qui ne sont pas obligatoirement uniques.
Maurice Allais est donc l’un des économistes les plus puissants et les plus brillants de sa génération. Malgré le fait que ses premiers travaux ont été écrits en français pendant ou juste après la Deuxième Guerre mondiale, il a eu un impact énorme sur la profession. Cet impact a été direct par ses contributions remarquables à la théorie économique et par ses études des problèmes de politique économique, et indirect par son influence sur ses élèves ou disciples.
Les travaux de Maurice Allais contiennent un ensemble étonnant de découvertes faites de façon indépendante sur des questions fondamentales de l’économie. Comme c’est le cas pour bien des précurseurs, le style de Maurice Allais n’est pas toujours facile à saisir. Il est donc probable que d’autres joyaux attendent d’être redécouverts, au plus grand bénéfice de tous, dans l’oeuvre monumentale de l’un des grands penseurs de notre époque.
L’auteurJean Michel Grandmont (60), retraité, est professeur à l’université de Venise et chercheur au CREST. Il fut ingénieur général des Ponts et Chaussées, directeur de recherche au CNRS, professeur et président du département d’économie à l’École polytechnique. Début 1989, son rapport au Comité Nobel sur les travaux scientifiques de Maurice Allais a été publié dans le Scandinavian Journal of Economics. La version française de l’article est parue ensuite dans les Annales d’économie et de statistique (n° 4, 1989, p. 25–38), qui a autorisé la publication des extraits retenus par la rédaction. |