Marc ferro professeur d'histoire et cinéma

Une parole non conformiste à l’X des années 70 et 80

Dossier : TrajectoiresMagazine N°755 Mai 2020
Par Pierre-René SÉGUIN (X73)
Par Robert RANQUET (72)

L’édi­to­rial du numé­ro 752 daté de février der­nier, qui était consa­cré à Marc Fer­ro, a pro­vo­qué l’expression d’une recon­nais­sance émue par l’intéressé lui-même, mais aus­si des réac­tions d’intérêt sou­te­nu par plu­sieurs de nos cama­rades visi­ble­ment mar­qués par son ensei­gne­ment. Le Pro­fes­seur a accep­té de nous rece­voir à son domi­cile, dans le vieux Saint-Ger­main-en-Laye, au sein de son bureau débor­dant de livres, de revues et de dos­siers, comme il se doit chez un intel­lec­tuel au soir d’une vie bien rem­plie et très pro­duc­tive. Il est beau de voir quelqu’un à 95 ans gar­der l’esprit aus­si clair et la parole aus­si agile !


Nota : on se repor­te­ra avec pro­fit, pour éclai­rer les pro­pos ci-des­sous repro­duits, à l’ouvrage Ciné­ma et His­toire de l’intéressé, édi­té d’abord en 1977, année qui cor­res­pond à la période où il ensei­gnait à l’X, ouvrage qui a été refon­du pour une nou­velle édi­tion en 1993 et qui figure par­mi les clas­siques, tou­jours consul­tés, sur le sujet. Les cha­pitres concer­nés par les pro­pos tenus ici seront men­tion­nés pour mémoire sous la men­tion « CetH » avec la pagi­na­tion de l’édition Folio histoire.


Monsieur le Professeur, comment en êtes-vous venu à enseigner à l’X ?

C’est Charles Mora­zé, pen­seur majeur des sciences humaines en France, lequel en 1968 avait créé le dépar­te­ment d’humanités et sciences sociales (H2S) de l’École poly­tech­nique, qui m’a fait venir à l’X. Il avait vu mon film de 1964 sur la Grande Guerre, qui était une com­mande publique, et avait été inté­res­sé par cer­taines séquences. À l’origine c’était Pierre Renou­vin, mon direc­teur de thèse, qui devait faire ce film ; il n’en avait pas vrai­ment le temps ; il m’a repas­sé cette com­mande fran­co-alle­mande… Ça a été une chance pour moi. Pré­vu pour la dif­fu­sion télé­vi­suelle, le film a été pro­je­té en salle avec un grand succès.

Mon approche était nova­trice. Il s’agissait de consi­dé­rer le film non plus pour le récit qu’il porte, mais comme docu­ment his­to­rique en soi, ce qui per­met d’avoir une approche cri­tique fruc­tueuse. J’en pren­drai trois exemples. Pre­miè­re­ment, quand on visionne les mani­fes­ta­tions de 1917 sur la pers­pec­tive Nievs­ki, à Saint-Péters­bourg, on remarque au fil des jours l’évolution des foules qui mani­festent, avec la pré­sence des femmes, ouvrières et bour­geoises, de Let­tons, d’Ukrainiens, etc., et sur­tout l’absence d’ouvriers : ils demeu­raient dans l’usine pour la gérer. Ça per­met d’analyser le rôle des dif­fé­rents groupes sociaux (CetH p. 57 sqq.).

Deuxiè­me­ment, le 11 novembre 1918 à Ber­lin, les ban­de­roles de la foule montrent que les gens fêtaient non pas la fin de la guerre, mais une vraie vic­toire car le ter­ri­toire alle­mand était res­té invio­lé jusqu’à l’armistice ; on com­prend leur décep­tion quand les condi­tions de la paix ont été connues (CetH p. 116) ! Troi­siè­me­ment, on peut voir sur les bandes d’actualité les Nazis man­geant à la même table que les « pauvres » ; ils n’étaient pas les seuls à la fin des années 20 à tenir des soupes popu­laires, mais les autres dis­tri­buaient la nour­ri­ture comme on le voit habi­tuel­le­ment. Là, les pauvres étaient à table et ser­vis : cela fai­sait pour eux toute la dif­fé­rence ! On com­prend alors le suc­cès ren­con­tré par les Nazis dans cette popu­la­tion, qui avait le sen­ti­ment d’être enfin consi­dé­rée… et qu’on équipe pour tabas­ser per­ma­nences com­mu­nistes et bou­tiques juives.

Tou­jours est-il que je fus invi­té par C. Mora­zé à faire une confé­rence à Sciences Po, puis à l’X. Devant le suc­cès ren­con­tré, je fus nom­mé en 1968 pour ani­mer à l’X une option « ciné­ma et his­toire » ; d’une quin­zaine de par­ti­ci­pants à l’origine, je me retrou­vai assez rapi­de­ment avec le double ou le triple ; les autres pro­fes­seurs râlaient, parce que leurs élèves séchaient leurs sémi­naires pour venir au mien !

Quel était le but ? Quelles formes a pris cet enseignement ? Cela a‑t-il évolué au cours du temps ?

Le but était de faire pas­ser le mes­sage à de jeunes gens en prin­cipe intel­li­gents et dotés d’un cer­tain ave­nir, des gens ouverts à un dis­cours nova­teur : le ciné­ma ne recèle pas plus de véri­té que les autres formes de docu­ment, mais pas moins non plus. Ma séance repo­sait tou­jours sur une pro­jec­tion : actua­li­tés, film de fic­tion, docu­ments fil­miques variés, tout cela est sus­cep­tible de don­ner lieu à une uti­li­sa­tion « his­to­rique ». La séance était très ouverte à la dis­cus­sion, c’était très agréable. Nom­mé en 1968, j’ai ensei­gné jusque dans les années 90. C’était des contrats de quatre ans renou­ve­lés les uns après les autres. J’ai été d’abord maître de confé­rences, puis pro­fes­seur. Le trans­fert de l’École à Palai­seau n’a pas inter­rom­pu cet ensei­gne­ment, mais je ne peux certes pas dire que cela ait ren­du l’organisation plus facile…

À noter que je n’ai jamais uti­li­sé la vidéo, mal­gré son déve­lop­pe­ment à par­tir des années 80 ; je tenais à mes bobines ! Bien sûr mon ensei­gne­ment s’est enri­chi à mesure que j’approfondissais mes recherches et ma réflexion. Le thème de l’aveuglement dans l’histoire contem­po­raine s’est déve­lop­pé chez moi, par exemple, et les films donnent des bons repères en la matière (exemple de Dala­dier à Munich, qui n’imaginait pas que la guerre pût être un but en soi pour l’Allemagne nazie ; la cré­du­li­té des voya­geurs en URSS, à Cuba ou en Chine ; le déni et l’idéologie, etc.). Je remarque que les États-Unis m’ont témoi­gné plus de recon­nais­sance que la France, où j’ai été reje­té notam­ment par les affi­dés au PC.

Marc Ferro à son bureau
Marc Fer­ro à son bureau © Her­mance Triay

Avez-vous eu des expériences analogues avec d’autres écoles ou instituts ?

J’ai été nom­mé direc­teur d’études à l’EHESS, c’était très pres­ti­gieux et pas­sion­nant, on y enseigne non à des étu­diants, mais à des cher­cheurs. J’ai fait des cours un peu par­tout, sur­tout à l’étranger, aux USA, au Bré­sil, en Rus­sie, au Cana­da, à Tri­ni­dad-et-Toba­go, etc. En ce qui concerne la Rus­sie, j’ai des sou­ve­nirs crous­tillants. Je par­lais un peu le russe, c’était utile pour quelqu’un qui tra­vaillait sur la révo­lu­tion russe et avait des contacts régu­liers avec ses homo­logues mos­co­vites, mais je n’étais qu’un grand débutant !

En Union sovié­tique, j’étais inter­dit dans les publi­ca­tions en fran­çais, sale bour­geois que j’étais, mais j’étais lu en anglais. Or à la fin des années 80 je me retrouve à Irkoursk, on m’emmène en amphi sans me pré­ve­nir et voi­là t’y pas, avec ce sens très rela­tif de l’organisation qui carac­té­rise les Russes, que je me retrouve face une assis­tance mas­sive qui attend la confé­rence écrite que je n’avais abso­lu­ment pas pré­pa­rée. Impos­sible de la lire, la salle se serait vidée ! Je l’ai impro­vi­sée… Dou­lou­reux souvenir !

J’ai tou­jours gar­dé un petit faible pour mes poly­tech­ni­ciens : mes autres étu­diants trai­taient un sujet qui mono­po­li­sait leur atten­tion, pour une thèse ou un mémoire par exemple, et ne s’intéressaient à rien d’autre ; les X, eux, avaient l’esprit libre, ils venaient pour la beau­té de l’esprit, ils étaient à la fois avides de com­prendre et débar­ras­sés de tout inté­rêt bas­se­ment immédiat.

Qu’avez-vous ainsi retenu des relations avec les élèves ?

Comme je vous l’ai dit, j’ai tou­jours gar­dé un faible pour eux. J’ai un sou­ve­nir plus par­ti­cu­lier : vous savez que j’ai consa­cré une réflexion au film Tcha­païev (1934) des « frères » Vas­si­liev, dont la célé­bri­té vient du fait que Sta­line, ce « ban­dit des grands che­mins » qui se piquait de ciné­phi­lie, s’est fen­du d’un article pour en exal­ter les qua­li­tés dans la mal nom­mée Prav­da. C’est la cari­ca­ture du héros posi­tif tel qu’imaginé par les Sovié­tiques : le Potiem­kine du pauvre a écrit Claude Bey­lie… Je ne vais pas vous racon­ter ici le scé­na­rio (voir CetH cha­pitre V). L’intérêt vient de ce que, der­rière les dis­cours offi­ciels des per­son­nages prin­ci­paux, les per­son­nages secon­daires tra­hissent un com­por­te­ment moral, social, fami­lial, qui est tra­di­tio­na­liste, fina­le­ment plus fort que la théo­rie dés­in­car­née du pou­voir. Eh bien, l’un de mes élèves poly­tech­ni­ciens y a vu des traits que je n’y avais moi-même pas vus ; j’ai bien sûr inté­gré ces vues si per­ti­nentes dans mes ana­lyses ; j’ai oublié son nom, mais quelle leçon !

En revanche je n’ai pas oublié le nom de deux X que je peux dire mes dis­ciples et amis : Alain Blum (78) et Laurent Thé­ve­not (68), qui sont deve­nus l’un et l’autre cher­cheurs. Le pre­mier a fait une car­rière à l’Ined (Ins­ti­tut natio­nal d’études démo­gra­phiques) et est direc­teur d’études à l’EHESS ; dans l’idée géné­rale que le dérou­le­ment social est dif­fé­rent de l’évolution poli­tique, il a déve­lop­pé une approche par l’autonomie du démo­gra­phique. Le second, d’origine Insee, est un socio­logue de l’école de Bour­dieu ; il a construit une gram­maire des dis­po­si­tifs d’action poli­tique ; il se place dans la théo­rie de l’action. La Rus­sie a chez eux comme chez moi tenu une grande place comme champ de réflexion.

Qu’avez-vous retenu des relations avec la direction de l’École ?

J’ai été un moment au conseil de l’École, je suis res­té frap­pé par l’esprit très liber­taire des élèves, ce dont le com­man­de­ment sem­blait assez bien s’accommoder. De ce point de vue, le sujet même de mon ensei­gne­ment était por­teur de contes­ta­tion, d’où sans doute en par­tie son suc­cès chez les jeunes ; je n’ai néan­moins jamais été com­mu­niste ; je pense que l’histoire doit res­ter au-des­sus des consi­dé­ra­tions par­ti­sanes. Dans la pra­tique, c’était Mora­zé qui assu­rait l’interface avec la direc­tion. Je n’ai été mis en posi­tion déli­cate avec elle qu’à deux reprises en plus de vingt ans. Une fois c’était parce que mes col­lègues se plai­gnaient de la déser­tion de leurs élèves pour venir chez moi, la direc­tion a fait un rap­pel à l’ordre et il n’y a pas eu de suite.

La seconde fois, j’ai été convo­qué chez le géné­ral qui m’a deman­dé sèche­ment pour­quoi j’avais loué 24 films alors que je n’avais tenu que 16 confé­rences ; c’était tel­le­ment idiot qu’il n’aurait pas fait autre­ment s’il avait vou­lu jus­ti­fier une image de ganache ; il n’empêche que j’ai dû mon­trer, car­net (bien tenu) à l’appui, qu’en fait j’avais jus­ti­fié une fac­ture moindre que ce qui aurait dû être, car j’utilisais pour l’X du maté­riel qui venait (gra­tui­te­ment) d’ailleurs… Quelques mois plus tard, l’École me fai­sait avoir les Arts et Lettres : sans rancune !

Si c’était à refaire ?

Je ne refe­rais pas ! Non que je renie en rien ce que j’ai fait, mais je ne m’en sen­ti­rais plus capable… Quand je relis Ciné­ma et His­toire, je n’en serais plus capable. Ça s’est fait natu­rel­le­ment, sans exclu­sive pour le ciné­ma d’ailleurs. S’il y a une chose dont je suis content, c’est bien d’avoir fait pro­gres­ser non la science, mais l’intelligibilité du monde, à ma petite échelle. Par exemple, je suis fier d’avoir trou­vé mon expli­ca­tion des suc­cès, puis des échecs de Hit­ler. Puisque vous m’incitez à phi­lo­so­pher sur ma vie, je vous signale que c’est un peu ce que je viens de faire, à l’usage de mes petits-enfants et des autres, dans un livre qui vient de sor­tir chez Tal­lan­dier sous le titre de L’entrée dans la vie, doté en sous-titre de Amour, tra­vail, famille, révolte. Je pense que cela en dit assez pour être clair.

Au soir d’une vie très remplie et d’une carrière prestigieuse, que pensez-vous des relations entre histoire et cinéma ? Cela a progressé par rapport aux années 50 ?

Oui bien sûr ! J’ai des élèves par­tout dans le monde… Antoine de Baecque dans son Dic­tion­naire de la pen­sée du ciné­ma me pré­sente comme père fon­da­teur, Pierre Sor­lin m’a sui­vi d’une semelle dans son Intro­duc­tion à une socio­lo­gie du ciné­ma. Ce qui compte n’est pas la recon­nais­sance dont je jouis, mais que mes idées soient à pré­sent par­ta­gées et comme évidentes.
Il reste tel­le­ment à dire sur le sujet ! Ce ter­ri­toire ne res­te­ra pas aban­don­né au moment où les pion­niers se retirent… 

Commentaire

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Oli­vier Roubinerépondre
14 mai 2020 à 19 h 23 min

Un grand sou­ve­nir des pro­jec­tions des 3 lumières et de Metro­po­lis dans l’am­phi Poincaré !

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