Une parole non conformiste à l’X des années 70 et 80
L’éditorial du numéro 752 daté de février dernier, qui était consacré à Marc Ferro, a provoqué l’expression d’une reconnaissance émue par l’intéressé lui-même, mais aussi des réactions d’intérêt soutenu par plusieurs de nos camarades visiblement marqués par son enseignement. Le Professeur a accepté de nous recevoir à son domicile, dans le vieux Saint-Germain-en-Laye, au sein de son bureau débordant de livres, de revues et de dossiers, comme il se doit chez un intellectuel au soir d’une vie bien remplie et très productive. Il est beau de voir quelqu’un à 95 ans garder l’esprit aussi clair et la parole aussi agile !
Nota : on se reportera avec profit, pour éclairer les propos ci-dessous reproduits, à l’ouvrage Cinéma et Histoire de l’intéressé, édité d’abord en 1977, année qui correspond à la période où il enseignait à l’X, ouvrage qui a été refondu pour une nouvelle édition en 1993 et qui figure parmi les classiques, toujours consultés, sur le sujet. Les chapitres concernés par les propos tenus ici seront mentionnés pour mémoire sous la mention « CetH » avec la pagination de l’édition Folio histoire.
Monsieur le Professeur, comment en êtes-vous venu à enseigner à l’X ?
C’est Charles Morazé, penseur majeur des sciences humaines en France, lequel en 1968 avait créé le département d’humanités et sciences sociales (H2S) de l’École polytechnique, qui m’a fait venir à l’X. Il avait vu mon film de 1964 sur la Grande Guerre, qui était une commande publique, et avait été intéressé par certaines séquences. À l’origine c’était Pierre Renouvin, mon directeur de thèse, qui devait faire ce film ; il n’en avait pas vraiment le temps ; il m’a repassé cette commande franco-allemande… Ça a été une chance pour moi. Prévu pour la diffusion télévisuelle, le film a été projeté en salle avec un grand succès.
Mon approche était novatrice. Il s’agissait de considérer le film non plus pour le récit qu’il porte, mais comme document historique en soi, ce qui permet d’avoir une approche critique fructueuse. J’en prendrai trois exemples. Premièrement, quand on visionne les manifestations de 1917 sur la perspective Nievski, à Saint-Pétersbourg, on remarque au fil des jours l’évolution des foules qui manifestent, avec la présence des femmes, ouvrières et bourgeoises, de Lettons, d’Ukrainiens, etc., et surtout l’absence d’ouvriers : ils demeuraient dans l’usine pour la gérer. Ça permet d’analyser le rôle des différents groupes sociaux (CetH p. 57 sqq.).
Deuxièmement, le 11 novembre 1918 à Berlin, les banderoles de la foule montrent que les gens fêtaient non pas la fin de la guerre, mais une vraie victoire car le territoire allemand était resté inviolé jusqu’à l’armistice ; on comprend leur déception quand les conditions de la paix ont été connues (CetH p. 116) ! Troisièmement, on peut voir sur les bandes d’actualité les Nazis mangeant à la même table que les « pauvres » ; ils n’étaient pas les seuls à la fin des années 20 à tenir des soupes populaires, mais les autres distribuaient la nourriture comme on le voit habituellement. Là, les pauvres étaient à table et servis : cela faisait pour eux toute la différence ! On comprend alors le succès rencontré par les Nazis dans cette population, qui avait le sentiment d’être enfin considérée… et qu’on équipe pour tabasser permanences communistes et boutiques juives.
Toujours est-il que je fus invité par C. Morazé à faire une conférence à Sciences Po, puis à l’X. Devant le succès rencontré, je fus nommé en 1968 pour animer à l’X une option « cinéma et histoire » ; d’une quinzaine de participants à l’origine, je me retrouvai assez rapidement avec le double ou le triple ; les autres professeurs râlaient, parce que leurs élèves séchaient leurs séminaires pour venir au mien !
Quel était le but ? Quelles formes a pris cet enseignement ? Cela a‑t-il évolué au cours du temps ?
Le but était de faire passer le message à de jeunes gens en principe intelligents et dotés d’un certain avenir, des gens ouverts à un discours novateur : le cinéma ne recèle pas plus de vérité que les autres formes de document, mais pas moins non plus. Ma séance reposait toujours sur une projection : actualités, film de fiction, documents filmiques variés, tout cela est susceptible de donner lieu à une utilisation « historique ». La séance était très ouverte à la discussion, c’était très agréable. Nommé en 1968, j’ai enseigné jusque dans les années 90. C’était des contrats de quatre ans renouvelés les uns après les autres. J’ai été d’abord maître de conférences, puis professeur. Le transfert de l’École à Palaiseau n’a pas interrompu cet enseignement, mais je ne peux certes pas dire que cela ait rendu l’organisation plus facile…
À noter que je n’ai jamais utilisé la vidéo, malgré son développement à partir des années 80 ; je tenais à mes bobines ! Bien sûr mon enseignement s’est enrichi à mesure que j’approfondissais mes recherches et ma réflexion. Le thème de l’aveuglement dans l’histoire contemporaine s’est développé chez moi, par exemple, et les films donnent des bons repères en la matière (exemple de Daladier à Munich, qui n’imaginait pas que la guerre pût être un but en soi pour l’Allemagne nazie ; la crédulité des voyageurs en URSS, à Cuba ou en Chine ; le déni et l’idéologie, etc.). Je remarque que les États-Unis m’ont témoigné plus de reconnaissance que la France, où j’ai été rejeté notamment par les affidés au PC.
Avez-vous eu des expériences analogues avec d’autres écoles ou instituts ?
J’ai été nommé directeur d’études à l’EHESS, c’était très prestigieux et passionnant, on y enseigne non à des étudiants, mais à des chercheurs. J’ai fait des cours un peu partout, surtout à l’étranger, aux USA, au Brésil, en Russie, au Canada, à Trinidad-et-Tobago, etc. En ce qui concerne la Russie, j’ai des souvenirs croustillants. Je parlais un peu le russe, c’était utile pour quelqu’un qui travaillait sur la révolution russe et avait des contacts réguliers avec ses homologues moscovites, mais je n’étais qu’un grand débutant !
En Union soviétique, j’étais interdit dans les publications en français, sale bourgeois que j’étais, mais j’étais lu en anglais. Or à la fin des années 80 je me retrouve à Irkoursk, on m’emmène en amphi sans me prévenir et voilà t’y pas, avec ce sens très relatif de l’organisation qui caractérise les Russes, que je me retrouve face une assistance massive qui attend la conférence écrite que je n’avais absolument pas préparée. Impossible de la lire, la salle se serait vidée ! Je l’ai improvisée… Douloureux souvenir !
J’ai toujours gardé un petit faible pour mes polytechniciens : mes autres étudiants traitaient un sujet qui monopolisait leur attention, pour une thèse ou un mémoire par exemple, et ne s’intéressaient à rien d’autre ; les X, eux, avaient l’esprit libre, ils venaient pour la beauté de l’esprit, ils étaient à la fois avides de comprendre et débarrassés de tout intérêt bassement immédiat.
Qu’avez-vous ainsi retenu des relations avec les élèves ?
Comme je vous l’ai dit, j’ai toujours gardé un faible pour eux. J’ai un souvenir plus particulier : vous savez que j’ai consacré une réflexion au film Tchapaïev (1934) des « frères » Vassiliev, dont la célébrité vient du fait que Staline, ce « bandit des grands chemins » qui se piquait de cinéphilie, s’est fendu d’un article pour en exalter les qualités dans la mal nommée Pravda. C’est la caricature du héros positif tel qu’imaginé par les Soviétiques : le Potiemkine du pauvre a écrit Claude Beylie… Je ne vais pas vous raconter ici le scénario (voir CetH chapitre V). L’intérêt vient de ce que, derrière les discours officiels des personnages principaux, les personnages secondaires trahissent un comportement moral, social, familial, qui est traditionaliste, finalement plus fort que la théorie désincarnée du pouvoir. Eh bien, l’un de mes élèves polytechniciens y a vu des traits que je n’y avais moi-même pas vus ; j’ai bien sûr intégré ces vues si pertinentes dans mes analyses ; j’ai oublié son nom, mais quelle leçon !
En revanche je n’ai pas oublié le nom de deux X que je peux dire mes disciples et amis : Alain Blum (78) et Laurent Thévenot (68), qui sont devenus l’un et l’autre chercheurs. Le premier a fait une carrière à l’Ined (Institut national d’études démographiques) et est directeur d’études à l’EHESS ; dans l’idée générale que le déroulement social est différent de l’évolution politique, il a développé une approche par l’autonomie du démographique. Le second, d’origine Insee, est un sociologue de l’école de Bourdieu ; il a construit une grammaire des dispositifs d’action politique ; il se place dans la théorie de l’action. La Russie a chez eux comme chez moi tenu une grande place comme champ de réflexion.
Qu’avez-vous retenu des relations avec la direction de l’École ?
J’ai été un moment au conseil de l’École, je suis resté frappé par l’esprit très libertaire des élèves, ce dont le commandement semblait assez bien s’accommoder. De ce point de vue, le sujet même de mon enseignement était porteur de contestation, d’où sans doute en partie son succès chez les jeunes ; je n’ai néanmoins jamais été communiste ; je pense que l’histoire doit rester au-dessus des considérations partisanes. Dans la pratique, c’était Morazé qui assurait l’interface avec la direction. Je n’ai été mis en position délicate avec elle qu’à deux reprises en plus de vingt ans. Une fois c’était parce que mes collègues se plaignaient de la désertion de leurs élèves pour venir chez moi, la direction a fait un rappel à l’ordre et il n’y a pas eu de suite.
La seconde fois, j’ai été convoqué chez le général qui m’a demandé sèchement pourquoi j’avais loué 24 films alors que je n’avais tenu que 16 conférences ; c’était tellement idiot qu’il n’aurait pas fait autrement s’il avait voulu justifier une image de ganache ; il n’empêche que j’ai dû montrer, carnet (bien tenu) à l’appui, qu’en fait j’avais justifié une facture moindre que ce qui aurait dû être, car j’utilisais pour l’X du matériel qui venait (gratuitement) d’ailleurs… Quelques mois plus tard, l’École me faisait avoir les Arts et Lettres : sans rancune !
Si c’était à refaire ?
Je ne referais pas ! Non que je renie en rien ce que j’ai fait, mais je ne m’en sentirais plus capable… Quand je relis Cinéma et Histoire, je n’en serais plus capable. Ça s’est fait naturellement, sans exclusive pour le cinéma d’ailleurs. S’il y a une chose dont je suis content, c’est bien d’avoir fait progresser non la science, mais l’intelligibilité du monde, à ma petite échelle. Par exemple, je suis fier d’avoir trouvé mon explication des succès, puis des échecs de Hitler. Puisque vous m’incitez à philosopher sur ma vie, je vous signale que c’est un peu ce que je viens de faire, à l’usage de mes petits-enfants et des autres, dans un livre qui vient de sortir chez Tallandier sous le titre de L’entrée dans la vie, doté en sous-titre de Amour, travail, famille, révolte. Je pense que cela en dit assez pour être clair.
Au soir d’une vie très remplie et d’une carrière prestigieuse, que pensez-vous des relations entre histoire et cinéma ? Cela a progressé par rapport aux années 50 ?
Oui bien sûr ! J’ai des élèves partout dans le monde… Antoine de Baecque dans son Dictionnaire de la pensée du cinéma me présente comme père fondateur, Pierre Sorlin m’a suivi d’une semelle dans son Introduction à une sociologie du cinéma. Ce qui compte n’est pas la reconnaissance dont je jouis, mais que mes idées soient à présent partagées et comme évidentes.
Il reste tellement à dire sur le sujet ! Ce territoire ne restera pas abandonné au moment où les pionniers se retirent…
Commentaire
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Un grand souvenir des projections des 3 lumières et de Metropolis dans l’amphi Poincaré !