Une pépinière de bons chefs d’entreprise : les littéraires
Après 12 000 interviews de responsables d’entreprises en vingt ans, je pense pouvoir exposer que les études et formations littéraires peuvent produire de la bonne graine d’entrepreneur !
Daniel Jouve est, depuis vingt ans, conseil en recrutement de cadres dirigeants et spécialiste de gouvernement d’entreprise. Il a fait ses études au lycée Louis-le-Grand dont il a rapporté un premier prix de mathématiques et un premier prix de français.
Ces observations ne se placent pas dans le cadre de l’opposition de deux tribus, les matheux et les littéraires, opposition dans laquelle on laisse entendre que ceux qui font des études littéraires sont ceux qui n’étaient pas capables de faire des mathématiques. C’est une idée fort triste mais malheureusement encore très répandue dans le pays qui a donné au monde Blaise Pascal.
L’individu développe sa capacité d’expression en apprenant les rouages et les subtilités de la langue (et on n’a pas trouvé mieux que le latin et le grec pour faire comprendre le français) et surtout en fréquentant les écrits de ceux qui savent créer des messages aussi divers en utilisant les mêmes mots fournis par le dictionnaire.
C’est une école de liberté, de créativité, d’originalité. C’est l’inverse de l’utilisateur de l’informatique qui n’est efficace qu’en suivant servilement la pensée de celui qui a conçu le système.
On me dit : « Peut-être avez-vous raison mais comment donner la rigueur aux littéraires ? » On veut dire par là que les littéraires sont des baratineurs flous. Une seule réponse : lisez l’Histoire universelle de Bossuet et voyez comment un homme qui a vécu il y a trois cents ans capture votre attention et vous fait une démonstration enrichissante dans une phrase qui fait une page et demie sans que vous perdiez le fil… et en vous donnant envie de lire les pages suivantes. Quelle mécanique de précision que l’on n’impose pas à l’autre mais qui le charme, l’instruit et l’enthousiasme !
À mon avis, la formation littéraire prépare le futur entrepreneur en lui donnant une capacité d’expression fine, une connaissance des ressorts de la nature humaine et en lui donnant aussi une capacité à penser « en relief », expression que j’expliciterai ci-dessous.
La capacité d’expression est l’arme absolue de l’entrepreneur
L’entreprise moderne est une société aux publics multiples (équipes de ressources humaines, de vente, de marketing, de recherche et développement, de fabrication, de finances, d’informatique). Chacun de ces groupes doit adhérer au message de l’entrepreneur et collaborer avec tous les autres groupes alors que pour chaque groupe le choix des mots et la « couleur » de chacun sont différents.
Bossuet par Hyacinthe Rigaud. © ND-VIOLLET
Le grand fédérateur qu’est le chef d’entreprise doit être sensible à toutes ces nuances et les utiliser pour faire passer un message simple et enthousiasmant : voici où nous allons et voici ce qui est attendu de chacun.
Napoléon Bonaparte, officier d’artillerie formé aux mathématiques dans les bonnes écoles, n’a pas prouvé la victoire à venir au tableau noir avec des équations ! Il a dit ces mots magiques : « Soldats, du haut de ces pyramides, quarante siècles vous contemplent. »
Les sciences humaines et surtout l’histoire mais aussi la psychologie et la philosophie enseignent à l’entrepreneur ce que sont les groupes humains, leurs structures, leurs rivalités, ce qu’est le pouvoir, la séduction, l’orgueil, la gloire, la récompense. Et tout cela, n’est-ce pas le tissu de l’entreprise ?
Enfin, les langues ne sont pas seulement des moyens de communiquer avec des collaborateurs, des concurrents, des fournisseurs, des marchés dans d’autres pays. Les langues sont l’expression d’une forme de pensée originale et celui qui en possède plusieurs peut « penser en relief » car, pour saisir le relief, il faut avoir plus d’un œil ou d’un objectif. Les entrepreneurs présents ou futurs ont été en France au plus facile et au plus efficace en apprenant l’anglais. Si les hommes qui nous gouvernent et se disent européens voulaient bien lancer une croisade pour que les Français apprennent l’allemand, les entreprises seraient mieux gérées pour le bénéfice de tous.
Tout ceci ne critique ni ne rejette les formations scientifiques et leurs valeurs. Demandez tout de même aux dirigeants des 1 000 premières entreprises françaises combien de fois au cours des douze derniers mois ils ont résolu une équation, traité un problème de mécanique ou d’électricité et combien de fois ils ont pris la parole en public, convaincu un client de signer un gros marché, remotivé un dirigeant ou grillé un concurrent, en faisant une analyse plus « en relief » que lui.