Une petite histoire de la monnaie
En complément de notre dossier sur les cryptomonnaies et pour l’éclairer par une vision dans le temps, voici une rapide histoire de la monnaie. On y voit que cette histoire est pleine de relativité : incertitude quant aux origines de la monnaie, variété des formes matérielles de la monnaie, dissociation entre la valeur matérielle et la valeur faciale de la monnaie. Les cryptomonnaies sont une manifestation supplémentaire de cette relativité, dont l’histoire reste elle-même à écrire.
Monnaie : « Instrument de mesure et de conservation de la valeur, moyen légal d’échange des biens » (Le Robert, dictionnaire en ligne).
Une origine incertaine
Toute histoire de la monnaie doit partir d’un constat décourageant : nous ne pouvons ni dater ni situer géographiquement sa première apparition, et encore moins parvenir à un consensus sur sa matérialité et les mécanismes ayant mené à son usage.
Historiquement, deux grandes thèses s’affrontent : celle du troc, où la monnaie apparaît comme un matériau facilitant les échanges, qui peut être fractionné et conservé, permettant de différer dans le temps et de mesurer une transaction qui sans cela n’aurait pu avoir lieu. Dans le cadre de cette hypothèse, la monnaie s’impose organiquement comme résultat d’un consensus entre individus, qui se généralise.
La seconde considère que l’État joue un rôle fondateur déterminant, décidant quels seront les médiums par lesquels les individus dépendant de son autorité pourront acquitter leurs obligations, et imposant ainsi la monnaie, unité de compte arbitraire, à travers des mécanismes fiscaux et des définitions légales codifiant l’existence de dettes et de crédits. Au sein de la pensée occidentale moderne, Adam Smith (1723−1790) et Carl Menger (1840−1921) ont développé la première thèse, métalliste et matérielle, pendant que l’approche légaliste ou « chartaliste » a été soutenue par Georg Friedrich Knapp (1842−1926) et Alfred Mitchell-Innes (1864−1950) notamment.
Hérodote, Aristote, Thomas d’Aquin, Oresme…
Le débat remonte plus loin, et cette tension entre monnaie chartaliste, pouvant être multipliée à volonté par l’autorité, et monnaie-matériau, tirant sa valeur de son caractère physique, s’exprime clairement par la voix de Nicolas Oresme, évêque de Lisieux au XIVe siècle. Ce dernier, comme Thomas d’Aquin, fait remonter la monnaie au troc, mais affirme sa nature artificielle, tout en refusant au Prince la propriété de la monnaie, car il est témoin des désordres monétaires de son temps et de leurs conséquences. Il se situe dans la droite ligne d’Aristote, pour lequel la monnaie est matérielle, rendue nécessaire par le besoin d’échanger des biens au loin, faite d’un matériau disposant d’une valeur en soi, mais dont l’utilité, définie par des conventions humaines, peut disparaître. Elle est une norme, mais l’échange préexiste à la monnaie.
“La monnaie est une norme, mais l’échange préexiste à la monnaie.”
Cette tension entre norme et valeur apparaît plus nettement encore chez Platon, le maître d’Aristote, qui différencie la monnaie-jeton, réservée aux échanges intérieurs dans la Cité, de la monnaie internationale, dont la valeur repose sur le métal précieux. Hérodote, écrivant au Ve siècle et donc chronologiquement proche de l’invention de la pièce de monnaie frappée en Lydie (Asie Mineure) à la fin du VIIe siècle, associe lui aussi l’invention de la monnaie au commerce – commerce de détail dans son cas.
Monnaie-troc ou monnaie-charte ?
Comme le rappelle David Graeber (Debt. The First 5,000 years, Melville House Publishing, 2011, 2012, 2014), ne sommes-nous pas en face de deux reconstructions mythiques ? Certes, le troc originel d’Adam Smith ne se retrouve dans aucune observation ethnographique, mais par ailleurs l’État idéal d’où proviendrait le concept de dette et d’unités de compte monétaires abstraites et arbitraires ne se retrouve pas plus dans une quelconque société humaine passée.
Que dit l’archéologie ?
Les découvertes archéologiques récentes offrent probablement une voie de synthèse. L’écriture en Mésopotamie ne provient pas du désir d’imprimer une pensée, mais tout simplement de la nécessité de compter. Des petites formes d’argile, jetons ou tokens en anglais, apparaissent au VIIIe millénaire et évoluent vers des signes numériques sur les tablettes du IIIe millénaire (Denise Schmandt-Besserat, La Genèse de l’écriture, traduction Nathalie Ferron, Les Belles Lettres, 2022. Titre original : How writing came about, The University of Texas Press, 1992, 1996).
Les cités et les temples éprouvent donc le besoin de quantifier les flux de richesses passant entre leurs mains. Mais les unités de compte utilisées reposent sur des objets physiques qui sont désirés pour et par eux-mêmes : têtes de bétail, céréales, textiles, métaux. L’utilité de l’or et de l’argent peut être discutée : contrairement au cuivre mêlé d’étain ou plus tard au fer, ces métaux ne servent ni à chasser, ni à fabriquer des outils, ni à faire la guerre. Mais, suffisamment répandus pour être accessibles, pas trop non plus afin de ne pas être galvaudés, peu corruptibles – l’or ne s’oxyde pas –, ils véhiculent une valeur esthétique que leur rareté relative distingue.
L’usage décoratif de métaux précieux en tant que symboles de richesse et de pouvoir remonte au moins au Ve millénaire av. J.-C., ainsi qu’en témoigne l’or de la somptueuse tombe de Varna en Bulgarie.
La révolution néolithique et la naissance des États
Avec la révolution agricole qui se répand du Proche-Orient vers l’Europe, des sociétés plus complexes et nombreuses ne peuvent plus se reposer sur des normes collectives consensuelles et connues de tous afin de produire et répartir la richesse. À l’entraide sacralisée du groupe, de la tribu ou du clan succèdent des transactions quantifiées et progressivement intermédiées, les producteurs finaux de ces différents biens ne se rencontrant plus nécessairement lors de la transaction. Certes, les États jouent un rôle majeur, concentrant et répartissant la ressource, mais la comptabilité des marchands assyriens par exemple met aussi en lumière l’existence de classes marchandes engagées dans le commerce lointain. États et commerce se soutiennent mutuellement.
Dans la tradition proche-orientale et méditerranéenne, des quantités pesées d’or et d’argent finissent par s’imposer. Une unité de poids, le shekel, se généralise dans la région et se transforme en voyageant au loin. Des petits lingots standardisés d’argent ont été découverts dans de nombreux sites en Israël, et certains étaient réunis dans des sacs de cuir scellés. L’apparition du métal frappé du symbole de la cité, de ses dieux ou d’une autorité ne représente donc pas un saut conceptuel majeur.
« L’existence de petits États dépendant du commerce extérieur pour acquérir tout ce qui leur manque a probablement aidé à la création de la pièce frappée. »
La raison pour laquelle ce phénomène débute en Lydie, puis se répand en Grèce, alors que d’autres États marchands, comme les cités phéniciennes, s’en passent parfaitement, demeure obscure. Il est possible que la fragmentation politique de la Grèce ait joué un rôle : alors que l’Empire perse voit circuler l’or et l’argent au poids, l’existence de petits États dépendant du commerce extérieur pour acquérir tout ce qui leur manque a probablement aidé à la création de la pièce frappée. Son avantage consiste à simplifier, standardiser et renforcer la crédibilité des objets monétaires, dans un cadre politique morcelé où l’origine des espèces provient d’entités politiques souvent hostiles.
Une Asie aux concepts spécifiques
L’usage d’objets standardisés en métal s’impose aussi dans les espaces indien et chinois, mais sous des modalités différentes, notamment en Chine, où le métal précieux manque. Des pièces de cuivre ou de bronze sont reliées entre elles par une corde afin de représenter une valeur de transaction suffisamment élevée. D’où la domination de monnaies percées au centre, caractéristiques de l’Asie de l’Est. De la même manière que les lingots et autres fragments métalliques précèdent la pièce dans la zone méditerranéenne, différentes formes d’objets de bronze circulent au Ier millénaire av. J.-C. en Chine, notamment sous la forme stylisée et standardisée de bêches et de couteaux.
Le parallélisme chronologique entre ces trois grands ensembles culturels est frappant, et pourtant la nature du numéraire chinois, légaliste et fiduciaire, est profondément différente de celle des espaces occidentaux. Il s’agit ainsi plus d’une simultanéité issue de révolutions agricoles relativement contemporaines que d’une transmission. Au même moment, la pensée économique se structure, avec Kautilya, principal ministre de Chandragupta Maurya au IVe siècle, le recueil du Guanzi en Chine et les réflexions qui nous ont été conservées de Platon, Aristote et Xénophon pour le monde grec. Ces penseurs examinent les questions fiscales, de classes sociales, le concept de richesses et le rôle de l’État dans sa répartition, ainsi que la nature de la monnaie, thèmes qui se retrouvent dans tout l’espace eurasien.
Des coquillages comme monnaie, voire des fèves de cacao
Mais le métal n’a jamais détenu le monopole du matériau monétaire par excellence. L’usage des coquillages de l’océan Indien, cowries en anglais, cauris en français, a été accepté sur une zone géographique très vaste allant de l’Afrique orientale à la Chine, et ce à partir du IIe millénaire. Ces petits coquillages qualifiaient aux mêmes conditions que le métal : décoratifs, résistant à l’usure du temps, avec des zones de pêche suffisantes mais pas excessivement larges, permettant des paiements fractionnels puisque leur valeur unitaire était faible.
De manière très significative pour le modèle suggérant que l’État est indispensable à l’usage de la monnaie, les cauris ont régné sur une zone très morcelée politiquement, mais propice au commerce de long cours. Seule l’arrivée des Européens, cultivant et récoltant ces coquillages en trop grand nombre, finit par dévitaliser ce médium via une inflation excessive et le remplacement imposé des monnaies coloniales.
Dans l’Amérique précolombienne, d’autres médiums coexistent aux côtés de l’or et de l’argent, ainsi les fèves de cacao dans le monde aztèque, alors que l’Empire inca structure la circulation de ses richesses sans monnaie et sans écriture, avec un impôt reposant sur le travail. Du fait du manque de numéraire dans les colonies européennes d’Amérique du Nord aux XVIIe et XVIIIe siècles, de nombreuses transactions reposent sur le tabac, l’indigo et le sucre. Colbert cherchera à imposer l’usage de la monnaie dans les contrats de la Nouvelle-France en 1672, sans grand succès.
La monnaie fiduciaire
Revenons dans le monde méditerranéen ! La monnaie fiduciaire (de fides, confiance en latin) y apparaît au Ve siècle av. J.-C., provenant d’Italie du Sud et des régions limitrophes de la mer Noire, là où le bronze pesé coexistait avec la monnaie d’argent. Rapidement, les petites fractions en métal précieux sont remplacées par des monnaies plus lourdes, plus faciles à manier et assurant aux autorités émettrices un seigneuriage, dans la mesure où la valeur métallique de ces monnaies est très largement inférieure à leur valeur nominale. Cette innovation découple la valeur intrinsèque et notionnelle de l’objet monétaire, permettant aux autorités politiques de tester les limites acceptables de cette divergence.
Après avoir réduit de plus de 50 % la part de l’argent-métal dans le monnayage d’argent, les ateliers monétaires de l’Empire romain finissent par produire un monnayage abondant mais totalement dévalorisé durant la crise du IIIe siècle ap. J. ‑C., entraînant le premier épisode documenté d’inflation, avec une multiplication par vingt des prix en unités monétaires courantes entre le milieu et la fin du siècle. Pour l’essentiel, la pratique romaine structure celle de la plupart des systèmes monétaires, jusqu’à la fin de l’étalon-or et au retrait des pièces d’or en 1933 aux États-Unis.
« Le papier prenait la place d’une monnaie de cuivre ou de bronze, donc lourde à transporter. »
L’introduction d’une norme détachée de la valeur intrinsèque comme facteur déterminant du pouvoir d’achat notionnel des moyens de paiement mène à l’introduction du papier-monnaie, dès le IXe siècle en Chine, et plus tard au XVIIe siècle en Europe avec la Suède. Il est significatif de noter que, dans ces deux cas, le papier prenait la place d’une monnaie de cuivre ou de bronze, donc lourde à transporter. De nombreuses entités privées – des compagnies minières à toute une gamme de commerçants ou de propriétaires agricoles – en viennent à émettre leur propre monnaie, à la convertibilité souvent limitée, mais permettant de pallier le manque fréquent de petit numéraire.
La fin de la convertibilité du dollar
Les systèmes monétaires issus de ces innovations reposent donc sur la confiance, la garantie d’acceptabilité pour le règlement des dettes fiscales, ainsi que sur le niveau des réserves métalliques maintenues par le système bancaire ou par les émetteurs. Après 1971 et la fin de la convertibilité en or du dollar, il s’agit d’un contrat implicite liant les États à leurs citoyens.
La dématérialisation progressive de la monnaie ne change rien au fond à cette relation : qu’il s’agisse d’imprimer du papier ou de créer des signes monétaires informatisés via l’expansion du bilan de la banque centrale, l’intention et les effets sont les mêmes. Ce contrat implique que l’émission de monnaie soit alignée avec la croissance de l’économie, afin d’éviter des épisodes inflationnistes.
En sous-jacent se trouve l’équation quantitative de la monnaie formulée par Irving Fischer (1867−1947), déjà suggérée pendant la Renaissance par Copernic et Jean Bodin – et bien avant dans la pensée économique chinoise compilée sous l’appellation Guanzi en 26 av. J.-C. et datant probablement des IVe et IIIe siècles. Lorsque cette relation dérape, les prix s’envolent, et les épisodes en sont nombreux, de la Chine des XIIIe et XIVe siècles à l’Allemagne de Weimar ou au Zimbabwe des années 2010, en passant par la France révolutionnaire.
Enfin vinrent les cryptomonnaies !
L’émergence des cryptomonnaies, avec un vocabulaire lié aux monnaies-matériaux (ainsi l’emploi de mining, minage), dérive donc directement de la question de confiance posée aux instituts monétaires du XXIe siècle, dans la ligne du vieux débat légaliste-matérialiste. Ce n’est pas un hasard si le bitcoin apparaît en 2008. C’est précisément l’année où la quasi-totalité des banques centrales sont engagées dans une expansion sans précédent de leurs bilans, afin de contrer l’immense crise du crédit immobilier et bancaire sous le poids de laquelle les marchés s’effondrent à ce moment.
Fondamentalement, elles traduisent une rupture potentielle de ce contrat de confiance, matérialisée par la très forte poussée inflationniste des années 2009–2023, qui a d’abord frappé le marché des biens de capitaux, pour ensuite se propager aux biens de consommation, le tout amenant à une explosion de l’écart des richesses. À cela s’est ajoutée l’érosion de la confidentialité des transactions monétaires, menacée à terme par la disparition annoncée de la monnaie physique.
L’histoire de la monnaie n’est donc pas terminée, loin de là !