Une révolution majeure pour la France et l’Europe
Dans le sillage des télécommunications, tous les secteurs de l’économie ont été touchés par l’explosion du numérique. Tous ont dû s’adapter aux nouveaux modèles d’affaires reposant sur la numérisation de tous les segments de leur chaîne de valeur.
REPÈRES
L’automne 2006 marque un tournant de la révolution numérique. Les débits de données sur les réseaux mobiles se sont envolés au cours du mois de novembre. On a observé une multiplication des flux numériques par plus de vingt dans un intervalle de temps extrêmement court. Ces taux de croissance impressionnants étaient le reflet de l’adoption par le grand public de tous les services numériques présents sur les smartphones.
Cette migration extrêmement rapide ne concernait pas uniquement les opérateurs de télécommunications, même si la part de leurs revenus provenant du transport de la voix analogique allait très vite s’effondrer, au bénéfice d’un trafic numérique massif dont ils avaient précédemment décidé de faire cadeau à leurs clients considérant que ce trafic resterait marginal en valeur
Commerce électronique et réseaux sociaux
Les premiers à faire les frais de l’opération ont clairement été les acteurs du secteur de la musique. Tout le système de distribution, en particulier celui du réseau de disquaires, a été bouleversé. Cela à une époque où aucune explication n’avait encore été donnée à ce phénomène.
Par la suite, un grand nombre de services numériques sont apparus, touchant tous les secteurs de l’économie. Ainsi, le commerce électronique a pris une place dominante pour distribuer pratiquement tous les produits et les recycler. Les réseaux sociaux se sont développés à grande vitesse.
Agir à toute heure et en tout lieu à partir de terminaux mobiles
L’ensemble des services financiers ont dû s’adapter aux exigences de leurs clients qui veulent désormais pouvoir agir à toute heure et en tout lieu à partir de leurs terminaux mobiles.
Ce mouvement s’étend à des professions que l’on n’attendait pas forcément dans les affaires numériques : ainsi les antiquaires, qui proposent communément via Internet de rechercher à travers l’ensemble de leur réseau de boutiques le meuble d’époque dont on peut rêver.
La presse a dû, quant à elle, développer très rapidement des versions électroniques de ses publications et elle peine encore aujourd’hui à trouver une nouvelle rentabilité.
Une régulation locale inopérante
Aucune profession n’est exemptée. Chaque entreprise doit réagir et s’adapter à de nouveaux modèles d’affaires, sous peine d’être supplantée par de nouveaux acteurs plus modernes. La protection apportée par les dispositifs locaux de régulation, hexagonale ou européenne, dans différents secteurs devient parfaitement inopérante puisque le réseau Internet est par essence mondial.
Toutes ces migrations suivent un cours accéléré, facilité par la profusion de nouveaux terminaux accessibles au grand public (smartphones, tablettes) et par la montée en puissance des réseaux à très haut débit.
L’époque des données massives
Il serait faux de penser que la partie est jouée et de croire que la révolution numérique est terminée.
La deuxième phase arrive, encore plus impressionnante que la première. Le temps des données massives, des big data, arrive. La plupart des grands acteurs opérant sur Internet sont déjà confrontés à des questions complexes de stockage et de traitement de données de plus en plus pléthoriques. Les plus visibles sont, bien sûr, les acteurs omniprésents dans notre vie quotidienne que sont Google, Facebook, Twitter, Amazon, etc.
Le domaine le plus visible est celui de la santé
Les volumes de données et les flux d’interrogations à traiter par chacun de ces acteurs ont crû à une vitesse tellement rapide qu’il a fallu développer des méthodes de stockage et de traitement spécifiques.
À côté du monde des services, une autre source massive d’information est produite par les grands instruments scientifiques comme l’accélérateur de particules Large Hadron Collider au CERN ou par le futur Large Synoptic Survey Telescope qui devrait être mis en service en 2015.
Les objets connectés
L’arrivée massive de nouvelles générations de capteurs miniatures et de processeurs connectés va donner une impulsion supplémentaire à ce monde des données massives. Le traitement personnalisé de toutes ces données facilitera, avec encore plus d’acuité, la vie pratique en mettant à disposition à tout moment des informations pertinentes pour adapter son comportement face aux aléas de l’existence.
Le domaine le plus visible à l’heure actuelle est certainement celui de la santé, pour lequel de nombreuses initiatives encore embryonnaires ont été prises ; les capteurs développés par nos industriels permettent de mesurer de façon permanente des paramètres vitaux, nouvelle approche d’un monitoring au service de la prévention.
Le Consumer Show de Las Vegas de janvier 2014 a permis de constater que le nombre de projets industriels, en particulier d’origine française, dans ce domaine est en croissance exponentielle. Certes, il reste encore un certain effort de normalisation à faire pour permettre à toutes ces merveilles technologiques de fonctionner ensemble, mais l’intérêt du public pour la prévention puis le traitement de certaines maladies est extrêmement vif.
Un effort de normalisation
On perçoit le caractère sensible de l’utilisation de toutes ces données, car c’est l’intérêt personnel de chacun des utilisateurs qui seul doit conduire à ouvrir l’utilisation d’une nouvelle base de données et d’en croiser les informations avec d’autres bases.
Un effort de normalisation, probablement au niveau mondial ou de chaque continent, est nécessaire, tout en devant à la fois respecter la liberté, principe fondamental du Net, et un droit universel. Tous les secteurs de l’économie seront à nouveau touchés.
Ainsi, après avoir été annoncé à de nombreuses reprises comme imminent, l’Internet des objets est en train de véritablement prendre son essor. Tous les objets vont à terme être connectés, pour fournir des informations qui seront traitées au niveau local, puis centralisées, et in fine répercutées en quasi-temps réel vers chacun d’entre nous à travers des services utiles et personnalisés.
Volume, vélocité et variété
Dans ce contexte, les champs de recherche et de développement associés au domaine des données massives vont concerner, d’une part, la gestion de ces nouveaux types de bases de données massives en conjuguant les trois V, facteurs d’efficience : volume, vélocité et variété, et d’autre part la création de nouveaux services utilisant la richesse exceptionnelle de ces gisements de données.
Une multitude de secteurs applicatifs seront concernés, dont de nombreux segments encore impossibles à imaginer aujourd’hui. L’analyse d’une grande masse de données ouvre sur l’intelligence du passé et de l’avenir, des causes et des effets.
Un service sur mesure
De nombreux autres acteurs, moins visibles, possèdent également des bases de données très fournies sur le comportement de leurs clients, à commencer par les opérateurs de télécommunications. L’ensemble de ces données dévoile le détail de notre vie quotidienne. Elles permettent de suivre nos déplacements grâce à la géolocalisation, d’analyser les courriels et les parcours sur Internet, de connaître l’ensemble de nos contacts et de nos comportements : consommations de télécom – munications et d’électricité, voyages en train ou par avion, activités bancaires avec toutes les transactions que nous menons habituellement.
Ces informations ne sont heureusement pas divulguées à des tiers, en particulier par les organisations qui appliquent des codes de déontologie très clairs sur ce sujet.
Il n’empêche que cette mine de données constitue un gisement à partir duquel on peut créer de nombreux services à valeur ajoutée, sur mesure, pour faciliter la vie de chacun. On perçoit déjà à travers quelques services que certains acteurs n’hésitent pas à nous « aider » après avoir pris la précaution de nous faire approuver préalablement un texte juridique très protecteur pour le fournisseur de services mais assez incompréhensible pour l’utilisateur.
Aujourd’hui, l’Europe est principalement un vaste espace de consommation
Sans être trop sévère, on peut dire que l’Europe a raté la première phase de la révolution numérique.
Les grands acteurs industriels et des services de l’Internet sont aux États-Unis ou en Asie. La valeur engendrée par les 500 millions de consommateurs européens est ainsi siphonnée par des acteurs issus d’autres continents.
L’Europe a raté la première phase de la révolution numérique
Dès lors, par une sorte de « néocolonialisme numérique », nous assistons à un découplage géographique croissant entre production des équipements (Asie) et des services (États-Unis) d’une part, et consommation d’autre part (Europe).
Dans la chaîne de valeur, il nous reste ce qui n’est pas « délocalisable » : la logistique de distribution physique (acheminement des commandes) et les infrastructures locales de télécommunications.
Une nouvelle frontière
De nombreux projets industriels français ont été présentés au récent Consumer Show de Las Vegas, ici le drone Parrot. © PARROT
Mais les jeux ne sont pas faits. L’avènement généralisé des big data est encore devant nous et il se présente comme une nouvelle frontière, un nouveau défi à relever. En effet, avec les données numériques massives, on est en présence d’une véritable rupture, tangible et illustrée par le fait qu’il nous faut utiliser les préfixes superlatifs issus du grec pour en mesurer les ordres de grandeur et de progression : chaque étape représente une multiplication par mille du volume précédent.
Des techniques spécifiques
Pour traiter toutes ces données massives, les technologies à mettre en oeuvre sont tout à fait spécifiques, si on veut éviter des phénomènes de type apprenti sorcier où les serveurs et leur masse de données pourraient se révolter et induire des fonctionnements erratiques et incontrôlables.
On a déjà expérimenté, à une échelle modeste, ce genre d’incident avec les premiers réseaux IP dont les pannes ou la maintenance ne connaissaient aucune limite d’espace ni de temps ; un défaut constaté en Suisse pouvait avoir son origine en Espagne sur une faute mineure commise il y a plus de six mois, pas facile à trouver rapidement.
Les atouts de l’Europe
Heureusement, l’Europe possède un certain nombre d’opérateurs mondialement reconnus dans la gestion des données massives ; elle possède également des start-ups qui ont commencé à s’intéresser à des sujets particuliers liés à la gestion des vraies données massives.
Un grand nombre d’acteurs mondiaux s’appuie sur ce tissu d’entreprises et de compétences pour exercer déjà leur activité dans le stockage des grandes bases de données. La prochaine étape sera bien sûr, en complexité et en dimension, totalement différente de l’étape actuelle.
Mille milliards de mille sabords
Une page de texte représente 20 à 30 kilo-octets ; une séquence musicale quelques mégaoctets ; une vidéo : 1 gigaoctet ; une grosse bibliothèque : 1 téraoctet ; une pile de DVD de 60 étages : 1 pétaoctet ; l’ensemble des informations engendrées depuis l’origine des temps jusqu’au milieu des années 2000 : quelques exaoctets ; toutes les données produites l’an dernier : 2 zettaoctets et, enfin, la capacité supposée de stockage de la NSA (National Security Agency) : 1 yottaoctet.
Les acteurs devront prendre garde à de nouveaux paramètres auxquels le consommateur sera extrêmement sensible : pertinence des données, sécurité de leur conservation, accessibilité aux informations à partir de n’importe quel point d’intervention.
L’Europe peut jouer un rôle décisif sur cette deuxième phase de la révolution du numérique, dans le développement des réseaux et des services numériques massifs. On pourrait suggérer avec un peu de malice qu’il lui suffirait d’y consacrer la même ardeur que cela a été le cas, avec succès, dans l’aéronautique, l’un des rares secteurs industriels qui a réellement fait l’objet d’une volonté commune.
Et l’on retrouve là une variété de modes d’interventions qui sont nécessaires pour réussir face à cet enjeu : formation, éducation, recherche, réglementation, normalisation, financement de projets, politique fiscale, etc.
Tout cela doit être conçu et mené à bien pour garantir au Vieux Continent ses marges de manoeuvre dans l’économie mondiale, une liberté inhérente au réseau Internet, une sécurité et une protection des données personnelles pour les utilisateurs et les citoyens européens.
Une des sept ambitions
Le thème des données massives a été choisi par la commission France 2030 présidée par Anne Lauvergeon comme l’une des sept ambitions pour l’innovation dans notre pays. Cet enjeu est évidemment national mais il doit être pensé au niveau du continent européen dans le contexte d’une économie déjà mondialisée.
L’évolution des équilibres démographiques pèse sur les rapports de force économique
C’est d’autant plus nécessaire que l’évolution des équilibres démographiques au plan mondial va considérablement peser sur les rapports de force économique entre les continents. Comme le souligne, de façon imagée, l’économiste suédois Kjell Nordström, le pin code de l’humanité est en train de changer. Il passe de 1114 à 1135 (chaque chiffre renvoie à l’évolution de la population des continents américain, européen, africain et asiatique).
Il faudra tenir compte de cette profonde modification des équilibres démographiques pour concevoir une politique rationnelle dans le domaine des données massives.
Pour en savoir plus
Didier Lombard, L’Irrésistible Ascension du numérique. Quand l’Europe s’éveillera,
Paris, Odile Jacob, 2011.
Ne nous y trompons pas. Pour la France comme pour l’Europe, être au rendez-vous de la révolution des données massives et y tenir notre rang ne saurait relever d’un simple programme parmi d’autres.
C’est une priorité majeure. Elle devra être gérée comme un projet d’envergure, structurant pour notre indépendance et pour notre économie.