Une tempête imminente sur les moyens de paiements en Europe

Dossier : Entreprise et managementMagazine N°608 Octobre 2005
Par Sami CHABENNE (87)
Par Pierre-Olivier GERVAIS (94)

Le métier des paie­ments repré­sente une com­po­sante essen­tielle de l’activité ban­caire et par­ti­cipe de manière impor­tante à la pro­fi­ta­bi­li­té des banques. Le Bos­ton Consul­ting Group, qui mène depuis une dizaine d’années sous la direc­tion de Nick Viner, asso­cié du bureau de Londres, une enquête annuelle auprès des prin­ci­paux acteurs ban­caires mon­diaux, estime que 35% des reve­nus des banques sont direc­te­ment liés aux paiements.
Ce métier, qui regroupe les chèques, les cartes de paie­ment, les ser­vices de tran­sac­tion et les flux a connu une crois­sance sou­te­nue et conti­nue des volumes. Nous esti­mons que cette crois­sance devrait se pour­suivre sur les pro­chaines années, et que les paie­ments pèse­ront près de 390 mil­liards de dol­lars dans le PNB (Pro­duit net ban­caire) des banques à l’horizon 2010, soit une aug­men­ta­tion d’environ 35 % sur dix ans.
Nous pen­sons aus­si que ce métier subi­ra une rapide muta­tion dans les trois à cinq ans à venir, sous l’effet com­bi­né de la glo­ba­li­sa­tion, des évo­lu­tions tech­no­lo­giques et de l’accroissement des exi­gences des clients. Les acteurs d’aujourd’hui devront donc faire face à une véri­table “ tem­pête ”, qui se tra­dui­rait à la fois par une éro­sion des marges et une aug­men­ta­tion en flèche des investissements.
Quelles sont les carac­té­ris­tiques de ce bou­le­ver­se­ment ? Quelles en sont les consé­quences pour les banques ? Quel sera le pay­sage des moyens de paie­ments demain ?

Les paiements en profonde mutation : une » tempête » en perspective ?

Ces der­nières années, l’in­dus­trie euro­péenne des paie­ments a ini­tié sa trans­for­ma­tion. L’é­ro­sion des marges a déjà com­men­cé et s’ac­cen­tue­ra au cours des années à venir. Nous pré­voyons qu’entre 2001 et 2011 les reve­nus par tran­sac­tion dimi­nue­ront de l’ordre de 25 % pour les paie­ments domes­tiques. Cette baisse attein­drait même plus de 50 % pour les paie­ments inter­na­tio­naux. Elle s’ex­plique par trois prin­ci­paux fac­teurs : des chan­ge­ments sans pré­cé­dent dans le com­por­te­ment des clients ; des régle­men­ta­tions de plus en plus struc­tu­rantes ; et enfin l’en­trée sur le mar­ché de nou­veaux acteurs uti­li­sant des réseaux non bancaires.

Le mar­ché n’est plus régi par les four­nis­seurs de moyens de paie­ments mais par les clients eux-mêmes. Ceux-ci exigent une offre ban­caire, de plus en plus sophis­ti­quée, cor­res­pon­dant par­fai­te­ment à leurs besoins, notam­ment en matière de paie­ment élec­tro­nique des fac­tures, ou bien de mise à dis­po­si­tion d’in­for­ma­tions en temps réel. Ces com­por­te­ments qui étaient tra­di­tion­nel­le­ment le propre des grands clients cor­po­rate tendent à se géné­ra­li­ser aux clients entre­prises de plus petite taille et aux clients par­ti­cu­liers. L’en­semble des clients uti­lisent de plus en plus les moyens élec­tro­niques mis à leur dis­po­si­tion depuis quelques années (voir figure 1), même si le chèque reste encore bien pré­sent en France où il repré­sente 31 % des paie­ments (en 2002, l’u­sage du chèque en France repré­sen­tait 79 % du total des chèques échan­gés dans la zone euro). L’exi­gence crois­sante des clients se tra­duit par une baisse de leur fidé­li­té, avec des mises en concur­rence fréquentes.

Face à ces chan­ge­ments, les banques vont devoir s’a­dap­ter aux besoins des clients, et notam­ment ceux des entre­prises, en élar­gis­sant la gamme de leurs ser­vices et en aug­men­tant leur niveau d’ex­cel­lence opérationnelle.

De plus, les évo­lu­tions régle­men­taires ini­tiées au cours des années quatre-vingt-dix pro­je­tant l’ins­tau­ra­tion d’une zone unique de paie­ment en euros abou­tissent aujourd’­hui. Le Par­le­ment euro­péen a adop­té fin 2001 un nou­veau règle­ment concer­nant les paie­ments trans­fron­ta­liers en euros : depuis le 1er juillet 2003, tout trans­fert en euro (infé­rieur à 12,5 k €) au sein de l’U­nion euro­péenne doit avoir le même tarif qu’il soit domes­tique ou non, avec un objec­tif d’ho­mo­gé­néi­sa­tion pour tous les mon­tants à l’ho­ri­zon 2010. Demain, les sys­tèmes de place seront à leur tour har­mo­ni­sés, l’U­nion euro­péenne encou­ra­geant une conso­li­da­tion des sys­tèmes de place au niveau euro­péen afin de maxi­mi­ser les effets d’é­chelle et de réduire les coûts de transaction.

Par ailleurs, de nom­breuses entre­prises non ban­caires inter­viennent de plus en plus dans le métier des paie­ments, par exemple la grande dis­tri­bu­tion, les socié­tés de ser­vices infor­ma­tiques ou encore les opé­ra­teurs de télé­pho­nie mobile. Ces socié­tés finissent d’ailleurs par entrer en com­pé­ti­tion avec les banques.

Les grands dis­tri­bu­teurs (Tes­co, Wal-Mart, Auchan…) pro­fitent de leurs fré­quentes inter­ac­tions avec le client pour déve­lop­per des ser­vices finan­ciers adap­tés à leurs besoins. Une chaîne de grande dis­tri­bu­tion peut rapi­de­ment croître sur ce métier grâce à son sys­tème de ges­tion de clien­tèle, une seg­men­ta­tion fine de sa clien­tèle et son effi­ca­ci­té dans la vente croisée.

Côté opé­ra­tion­nel, les grandes socié­tés de ser­vices infor­ma­tiques et les pres­ta­taires de trai­te­ment des opé­ra­tions back-office (Atos, First Data Cor­po­ra­tion, Total Sys­tem Ser­vices…) sont deve­nus des acteurs impor­tants dans le métier. Ces acteurs, ini­tia­le­ment des sous-trai­tants pour les banques, se sont pro­gres­si­ve­ment orga­ni­sés pour pro­po­ser des offres à valeur ajou­tée aux banques et aux acteurs non ban­caires des paie­ments. Par­mi les offres figure notam­ment la ges­tion com­plète des cartes de cré­dit pour le compte des grands dis­tri­bu­teurs et des pétroliers.

Figure 1
Part rela­tive en volume des prin­ci­paux types de paiements

(1) Inclus les stocks de dol­lars déte­nus en dehors des États-Unis.

Ces acteurs four­nissent éga­le­ment aux petites banques les moyens d’être com­pé­ti­tives en exter­na­li­sant leurs paie­ments et en béné­fi­ciant d’ef­fets d’é­chelle. Sans leur aide, ces banques n’au­raient pas la taille cri­tique pour gérer leurs moyens de paiements.

Enfin, les opé­ra­teurs de télé­pho­nie mobile se sont eux aus­si atta­qués au mar­ché des paie­ments. Par exemple, NTT Doco­mo au Japon pro­pose une véri­table offre de porte-mon­naie élec­tro­nique inté­gré dans le télé­phone mobile. Cette offre per­met notam­ment de rechar­ger le porte-mon­naie en ligne, et d’ef­fec­tuer des paie­ments à dis­tance sans contact. Elle s’ap­puie sur une puce spé­ciale inté­grée dans le télé­phone. C’est d’ailleurs cette même puce qui per­met aus­si d’u­ti­li­ser le télé­phone mobile pour l’ac­cès aux trans­ports en com­mun en rem­pla­ce­ment des billets tra­di­tion­nels, l’ac­cès aux spec­tacles et bien d’autres utilisations.

Quelles seront les conséquences pour les banques ?

Pour faire face à l’en­semble de ces chan­ge­ments, les banques devront inves­tir lour­de­ment. Cer­tains inves­tis­se­ments seront incon­tour­nables, ceux notam­ment liés aux nou­velles régle­men­ta­tions euro­péennes. D’autres seront lais­sés à l’ap­pré­cia­tion de chaque banque et consti­tue­ront la prin­ci­pale oppor­tu­ni­té de dif­fé­ren­cia­tion. Par­mi ces der­niers, on retrouve les sys­tèmes de ges­tion de clien­tèle, de fidé­li­sa­tion et de vente croi­sée, qui devront s’ap­puyer sur une meilleure connais­sance des habi­tudes et des com­por­te­ments des clients.

En géné­ral, les banques n’au­ront que peu de marge de manœuvre dans la mesure où les pro­jets régle­men­taires devraient repré­sen­ter une part impor­tante du bud­get au détri­ment de pro­jets stra­té­giques d’ex­pan­sion ou de fidélisation.

En même temps nous pré­voyons, sous la double pres­sion des clients et des ins­tances de régu­la­tion, une baisse des prix, qui pour­rait s’a­vé­rer spectaculaire.

De ce fait, la crois­sance impor­tante des volumes ne par­vien­dra que dif­fi­ci­le­ment à main­te­nir les niveaux de reve­nus, qui ne devraient que fai­ble­ment croître (voir chiffres-clés, figure 2).

La com­bi­nai­son entre une dimi­nu­tion des prix et les besoins signi­fi­ca­tifs d’in­ves­tis­se­ment va peser sur le modèle d’ac­ti­vi­té de nom­breuses banques. Nous esti­mons que pour reve­nir aux niveaux de ren­ta­bi­li­té actuels, les acteurs devront par­ve­nir (figure 3), soit à aug­men­ter les volumes de 40 à 45 % – un vrai saut quan­tique quand on sait que les volumes de tran­sac­tions aug­mentent en géné­ral de moins de 10 % par an – soit à aug­men­ter la pro­duc­ti­vi­té d’un fac­teur 5 à 7…

Figure 2
Évo­lu­tion par région des volumes de paie­ments (esti­ma­tion BCG)


Chiffres-clés

Les paie­ments domes­tiques ont tota­li­sé plus de 220 mil­liards de tran­sac­tions en 2001, soit 99 % de l’en­semble des tran­sac­tions de paie­ments. Ces paie­ments tota­li­saient 1 447 000 mil­liards de dol­lars soit 81 % des paie­ments mon­diaux en valeur.

De 2001 à 2011, nous pro­je­tons que les volumes de paie­ments domes­tiques vont croître à une vitesse moyenne de 6,5 % par an pour atteindre 414 mil­liards de tran­sac­tions. Paral­lè­le­ment la valeur aug­men­te­rait de 5,3 % par an pour atteindre 2 417 000 mil­liards de dol­lars. Selon nos pré­vi­sions, les reve­nus pour les banques qui repré­sen­taient 247 mil­liards de dol­lars en 2001 aug­men­te­ront de 3,3 % par an pour arri­ver à 357 mil­liards en 2011.

Les paie­ments trans­fron­ta­liers repré­sen­taient en 2001 un volume de 2,5 mil­liards de tran­sac­tions et une valeur de 330 000 mil­liards de dol­lars. De 2001 à 2011 les paie­ments trans­fron­ta­liers pour­raient croître de 9,4 % par an en volume pour atteindre 6,2 mil­liards de tran­sac­tions, et aug­men­ter de 6,2 % par an en valeur pour atteindre 604 000 mil­liards de dol­lars. Les reve­nus engen­drés pas­se­raient de 30 mil­liards de dol­lars en 2001 à 32 mil­liards en 2011, soit une crois­sance de seule­ment 0,5 % par an.

Figure 3
Les deux leviers de compétitivité

Certes, de nom­breuses banques ont déjà essayé de lan­cer des pro­grammes de réduc­tion des coûts afin de pro­té­ger leurs marges glo­bales. Mais rares sont celles qui ont pris la mesure de l’en­semble des trans­for­ma­tions en cours et de leurs enjeux réels.

Quelles alternatives possibles ? Le paysage après la tempête

Tous les acteurs de la place ne pour­ront pas sup­por­ter les inves­tis­se­ments décrits ci-des­sus. Si les acteurs glo­baux, grandes banques d’en­ver­gure mon­diale ont les volumes et les capi­taux pour absor­ber les besoins d’in­ves­tis­se­ment, les petites banques locales ont assez peu de marge de manœuvre. Pour elles, le par­te­na­riat ou l’ex­ter­na­li­sa­tion sont les seules options pour res­ter dans la course. Cer­taines de ces banques devront adop­ter un modèle de paie­ment vir­tuel : elles recen­tre­ront leurs acti­vi­tés sur la ges­tion de la rela­tion clien­tèle et uti­li­se­ront les ser­vices de four­nis­seurs exté­rieurs » en marque blanche » pour la ges­tion des paie­ments. Les poids lourds régio­naux seront quant à eux coin­cés entre ces deux extrêmes. Ils devront éga­le­ment consi­dé­rer l’op­por­tu­ni­té de par­te­na­riat pour cer­tains élé­ments de leur chaîne de valeur.

Figure 4
Le par­te­na­riat : un retour sur inves­tis­se­ment dif­fi­cile à éva­luer de manière pure­ment financière

La mise en place des par­te­na­riats sera pro­ba­ble­ment une déci­sion dif­fi­cile pour les banques, étant don­nés les coûts sup­plé­men­taires qu’ils géné­re­ront à court terme, et les éco­no­mies rela­ti­ve­ment limi­tées qu’ils indui­ront (voir figure 4). Mais nous pen­sons que l’en­jeu va bien au-delà d’une simple logique de retour sur inves­tis­se­ment. Un par­te­na­riat crée des bases pour pro­té­ger et faire pros­pé­rer son cœur de métier en déles­tant une part de capi­tal finan­cier et humain, qu’il sera alors pos­sible de réin­ves­tir dans des pro­jets réso­lu­ment tour­nés vers les clients.

Cer­taines banques ont déjà déve­lop­pé des avan­tages concur­ren­tiels forts en inves­tis­sant dans des sys­tèmes aux fonc­tion­na­li­tés avan­cées. Les autres, si elles sou­haitent sur­vivre, vont devoir réagir d’au­tant plus vite en éta­blis­sant une stra­té­gie sur l’ac­ti­vi­té paiements.

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