Une vie entre doute et convictions
Une collaboration croissante, lors de ces douze dernières années, me permet aujourd’hui de brosser en témoignage quelques traits de sa personnalité et de ses travaux. Les deux sont intimement liés, vie privée et vie professionnelle formant fréquemment un tout chez Maurice Allais, tant ses préoccupations scientifiques avaient tendance à déborder dans la sphère familiale ou relationnelle avec ses proches.
Maurice Allais mobilisait en permanence son entourage dans un processus presque de réquisition, justifiée par un combat essentiel et une sorte d’ardente nécessité, selon des rythmes qui quelquefois aboutissaient à des appels téléphoniques avant l’aube chez le permissionnaire.
Mission au long cours
Même si Maurice Allais avait l’habitude de s’octroyer de courtes pauses (pratiquer le nautisme l’été, du ski l’hiver, aller régulièrement nager à la piscine jusqu’à un âge nonagénaire), celles-ci semblaient d’abord relever d’une hygiène de vie au service d’une œuvre de longue haleine, d’étapes planifiées et calibrées pour se restaurer avant de repartir sur un chemin qu’il s’était fixé, une mission au long cours.
La voie qu’il s’était fixée ne saurait pourtant se résumer à une série d’objectifs successifs – ce qu’elle est en partie seulement. Elle se caractérise avant tout par le déroulement systématique d’une méthodologie, d’une manière particulière d’aborder un problème pour le surmonter puis continuer ce cheminement, une manière d’agir et d’être : le parcours de Maurice Allais pourrait de prime abord se résumer comme celui d’un opposant aux idées hégémoniques et aux courants dominants. Dans une démarche de réfutation,
Une démarche de réfutation, indissociable d’un statut minoritaire voire presque solitaire
indissociable d’un statut minoritaire voire presque solitaire, il fut libéral quand la mode ne s’y prêtait pas, de l’après-guerre aux années 1970, puis critique de ce même libéralisme devenu dominant, économiquement mais aussi dans les enseignements, les lois ou les mentalités.
Cette prime à la solitude, à la contestation des credos dominants, sociaux ou économiques, n’est peut-être pas décorrélée d’un statut de premier de la classe – puisqu’il était sorti major de sa promotion -, mais ce serait oublier que ce premier rang résultait déjà de défis précédents assignés à lui-même.
Lors de l’annonce du décès de son père dans les camps de prisonniers en Allemagne durant la Première Guerre mondiale, Allais enfant avait déclaré devant quelques témoins familiaux qu’il se fixait pour tâche de faire honneur à son nom ; bien avant de trouver des vocations concrètes – l’économie, la physique – pour nourrir ce défi et lui apporter un comburant, une attitude s’était dégagée, un principe supérieur incompatible avec un assujettissement à ce qu’il appellera » les vérités établies « .
Maurice Allais, major de la promotion 31. |
Contester les « vérités établies »
Ce premier regard serait toutefois imparfait, car une telle prédisposition au statut d’opposant résultait moins probablement d’un parti pris systématique, que d’une démarche rationnelle qui posait le doute en élément premier et fondateur d’une réflexion (la personnalité de Maurice Allais oscillait entre expression de certitudes et recours au doute dans sa démarche de chercheur).
Ses élèves se souviendront surtout de la première facette, autant que ses adversaires, tant ses enseignements étaient parsemés d’arguments d’autorité. Mais lorsque, par une proximité dans le travail au quotidien, on basculait dans son mode opératoire, ces mêmes états de certitude individuelle ou collective devenaient l’adversaire à identifier et renverser.
Confrontation aux faits
Les hypothèses de travail ne devront être tenues pour solides que lorsqu’elles auront été testées, mises à l’épreuve de la réalité. Lors de ces années où nous avons correspondu et dialogué, de manière quasi quotidienne dans les derniers temps, un terme est revenu avec une grande régularité dans son vocabulaire : » les faits « . En tant que point de départ de l’analyse (savoir observer) et point d’arrivée (les faits infirment- ils ou non notre nouvelle hypothèse ?).
Un exemple simple de cette démarche se trouverait dans les derniers mois de sa vie, au printemps 2010, où, à 99 ans, il avait réagi face à une phrase banale de la presse économique : » Aujourd’hui, les marchés boursiers ont monté de x%. » Phrase que la majorité des économistes considérerait comme neutre, factuelle, acquise, transparente même tellement elle s’efface devant une occurrence dont elle est d’évidence le portrait fidèle ; une photographie ne peut que témoigner sans biais. Mais phrase qui dans son esprit ne saurait être considérée fiable que lorsque cette réalité des faits serait auscultée, lorsque leur matérialité serait vérifiée, lorsque leur substance serait presque autopsiée par le menu.
Les accords d’Évian
Maurice Allais fut également critique de l’Algérie française lors des conflits de la fin de l’époque coloniale et quand la position gouvernementale prônait un seul pays » de Dunkerque à Tamanrasset « . Mais, après les accords d’Évian, il manifesta ses craintes sur le sort réservé aux Pieds-noirs et aux Harkis lorsque l’opinion publique française lassée eut versé en sens inverse, à travers de nombreux articles et un livre L’Algérie d’Évian.
Remises en cause
Un cartésien
Dans sa démarche, Allais était cartésien : » Que sais-je ? » Tout ce qui peut prêter au doute doit être regardé comme tel et soumis à examen critique, jusqu’à parvenir, par ce dépeçage de l’incertain, à un éventuel reliquat irréductible, qui servira alors de socle pour reconstruire des hypothèses… ergo sum.
Le deuxième niveau constitutif de ce doute tenait à comprendre l’origine de l’annonce : par quel cheminement cette phrase qui nous est dite impartiale se retrouve-t-elle sous nos yeux, dans une presse qui la reprend sans s’en distancier et la cautionne de facto : en d’autres termes qui élabore le CAC 40, le Dow Jones ?
Un terme revient avec une grande régularité dans son vocabulaire : » les faits »
Qui décide de leur périmètre ? Comment se font le suivi et le calcul des variations ? Leurs méthodes sont-elles pertinentes, objectives ?
Un troisième niveau consistait à douter de la première partie de la phrase. » Les marchés boursiers ont… » : mais que sont véritablement ces « marchés » ? Ou le marché, au singulier, terme devenu quasi divin, se suffisant à lui-même dans une sorte d’unicité et d’universalité rassurantes pour le petit porteur ?
Concrètement, quels sont ses intervenants, ses mécanismes, ses règles ? Plus globalement, comment caractériser fondamentalement ces ou ce marché ? La théorie en vigueur est-elle éclairante ? Ce qu’elle postule a‑t-il été prouvé ? Toujours avec cette confrontation finale aux faits.
Vérifier les dires
Allais m’avait enjoint de vérifier si une hausse annoncée était ou non de x %, constatable par un observateur indépendant. Pour ce faire, il souhaitait faire relever sur une certaine durée les fluctuations de valeur d’une entreprise cotée, pour s’assurer que notre propre constat correspondrait bien à celui annoncé publiquement. Puis élargir cette analyse à d’autres entreprises, jusqu’à parvenir finalement, avec des moyens de fortune, à recréer une cote à petite échelle, ou le moindre écart par rapport aux chiffres officiels serait l’objet d’une réflexion, de recherche d’un détail initial représentatif d’un travers ou d’une erreur récurrente. Lequel défaut, comme pour un fil d’Ariane, serait utilisé pour mener vers ce qui nous reste encore inconnu ou incompris.
Le choix des mots
Il est intéressant d’observer, à travers les cours qu’il donnait notamment à l’École des mines et à l’ENSAE, son recours à un vocabulaire industriel : tel dysfonctionnement économique y sera comparé à une perte de pression et une fuite dans un circuit de vapeur.
Rigueur scientifique
Sur une phrase pourtant triviale « Les marchés ont monté de x% », Maurice Allais appliquait la rigueur de l’ingénieur : « une chose a subi une évolution « , « une cause a produit une conséquence »… mécanisme-action- résultat. Doutons de l’exactitude du résultat, de la matérialité de l’action et du bon agencement du mécanisme. On perçoit dans cette logique une part archimédienne : poussée, action-réaction, causalités, tout corps plongé dans un liquide…
Les flux financiers y seront représentés parfois comme circulant dans une tuyauterie physique. Ces références régulières à des machineries dignes d’une raffinerie de pétrole ou d’une chaudière au charbon participaient d’un regard neuf sur la société et l’économie, là où une grande partie de ses prédécesseurs y déployait une analyse de science politique – terme revendiqué à l’époque.
À ce titre, il est bon de souligner la filiation entre Allais et les ingénieurs économistes qui l’ont précédé, issus parfois d’ailleurs que de l’École polytechnique (les Colson, Divisia…) ou des Ponts et Chaussées. Cette école de pensée diffère considérablement de sa consœur anglo-saxonne, si puissante quant à elle sur les esprits et les médias, tant elle a su accessoirement légitimer les positions acquises de milieux d’affaires ainsi que de ce que l’on nommait jadis la haute banque et le grand négoce.
Marché ou marchés ?
Machine à vapeur
Lorsque Maurice Allais se représente notre société et son économie sous la forme d’une machine à vapeur avec ses soupapes, ses tubulures, ses points de friction, ses zones froides ou chaudes, il apporte une alternative à la vision d’Adam Smith (Smith dont il faudrait rappeler son métier de professeur de philosophie morale) et des axes de recherche qui recoupaient ceux de son compatriote l’économiste anglais Bernard de Mandeville (1660−1733), proche des réflexions religieuses de son temps.
Ces auteurs d’une théorie économique aujourd’hui régnante se représentaient l’économie à travers un prisme, directement ou non, théologique, définissant une » main invisible « , un équilibre naturel teinté d’harmonie céleste où les égoïsmes individuels pouvaient se canaliser ou converger vers une utilité collective. Ils introduisaient le principe du Marché, au singulier, quand Allais posera celui des marchés1, au pluriel, acte iconoclaste et déicide car l’Unique était sacré, cause et finalité de tout, explication suffisante ; tandis que sa parcellisation ouvre la porte à l’analyse critique, à l’examen humain, au doute.
Un quatrième niveau dans l’analyse de Maurice Allais échappe cependant en partie à cette précédente approche technique. Il nous est dit « ont monté de x% » : en quoi cette information présentée comme valide influencera- t‑elle les lecteurs ? Nous entrons ici dans le domaine de la psychologie individuelle ou des masses, celle des foules d’une part, et celle de l’homo economicus de l’autre, de son degré réel de rationalité, du contenu véritable des fameuses anticipations rationnelles. On retrouve ses observations comportementales, sur la décision d’un acteur économique en situation d’incertitude, et leur synthèse avec le « Paradoxe d’Allais « .
Allais physicien
On se souviendra aussi des expérimentations du Maurice Allais physicien jusqu’au début des années 1960 sur l’anisotropie de l’espace, avec son pendule paraconique ou avec les déviations optiques de visées sur mires2. Un champ qui fut parfois de bataille, tant ce petit domaine scientifique revêtait de portée symbolique.
Une approche humaniste
Cette école de pensée diffère considérablement de sa consoeur anglo-saxonne
Cette passerelle jetée entre l’économique, la mécanique, la sociologie rejoint à nouveau Descartes le physicien et philosophe, humaniste au sens originel du terme, c’est-à-dire cherchant à forger un savoir qui ne reste pas cantonné à une discipline.
Peut-être cette dimension multiculturelle a‑t-elle contribué à faciliter nos relations personnelles au fil de ces années de dialogue, lui homme de « sciences dures » passé aux » sciences molles », croisant un économiste progressivement converti à des dossiers de plus en plus techniques d’abord dans le génie civil puis dans les télécommunications.
Il restera sur Maurice Allais une impression en apparence contradictoire de capacité de convergence de ses idées vers un but supérieur, et simultanément d’écartement intellectuel né de cette interdisciplinarité, qui laisse une oeuvre à la fois construite et en permanent inachèvement.
Une œuvre à poursuivre
Maurice Allais lègue plusieurs projets dont il était porteur, sans avoir pu les mener à terme. Jusqu’au début des années 2000, sa cadence de travail était restée celle d’un chercheur actif, avec un lever tôt, une présence à son bureau (à domicile) dès le début de matinée. Ce rythme a progressivement décru par la suite, mais lui permettait encore de nombreuses heures de lecture ainsi que des rendez-vous téléphoniques avec ses collaborateurs ou des collègues économistes.
Une première alerte est venue à l’été 2009 lorsqu’une demi-cécité a rendu très difficiles ses lectures de livres et revues économiques. Il confiait alors son désarroi et soulignait combien la perte de la vue était handicapante pour un chercheur entouré de milliers d’ouvrages et de notes manuscrites prises au fil des décennies. Un traitement à l’hôpital des Quinze-Vingts permit de restaurer cette vision, jusqu’à l’été 2010 où un affaiblissement généralisé apparut.
Ouvrages et documentaires de télévision
Maurice Allais avait autorisé trois professeurs d’économie à faire chacun des enregistrements sonores de ses analyses et commentaires sur ce domaine. Plusieurs aboutissements sont prévus : un ouvrage d’entretiens, à paraître, et qui abordera l’actuelle crise économique sous ses aspects monétaires, financiers, commerciaux et sociaux. Ce texte, finalisé à l’été 2010, apporte aussi un regard sur sa propre carrière et par rapport aux grands mouvements de pensée contemporains ; un documentaire filmé, basé sur les interviews déjà enregistrées de plusieurs économistes renommés et de proches de Maurice Allais. Ce dernier n’a pas été filmé, bien qu’un projet ait un temps existé, en collaboration avec un producteur-réalisateur d’ailleurs ancien élève de Polytechnique.
Prix Maurice Allais
Salle dédiée
Maurice Allais avait demandé peu avant son décès l’ouverture d’une salle dédiée à faire vivre ses initiatives. Une fondation est actuellement en gestation pour les porter, en synergie avec l’actuelle Alliance pour la reconnaissance des apports de Maurice Allais en physique et en économie (Airama).
Ce projet a pris sa forme finale en 2010 et vise à encourager des publications marquées par une capacité d’originalité et de distanciation par rapport aux idées admises, dans l’esprit de son créateur. Un jury d’une douzaine d’experts a été constitué, comprenant Marcel Boiteux pour président d’honneur et Yvon Gattaz pour président. La première remise de prix est prévue en 2011.
Dans un article publié par Les Échos le 14 décembre 1998, Maurice Allais explique avant l’heure l’esprit de ce prix : » Trop d’experts n’ont que trop tendance à ne pas tenir compte des faits qui viennent contredire leurs convictions. (…) En fait, le consentement universel et, a fortiori, celui de la majorité ne peuvent jamais être considérés comme des critères de vérité. Tôt ou tard, les faits finissent par l’emporter sur les théories qui les nient. La science est un perpétuel devenir. Elle finit toujours par balayer les « vérités établies ». »
Séminaire d’économie
Ce projet vise à encourager des publications marquées par une capacité d’originalité et de distanciation par rapport aux idées admises
Les ingénieurs économistes avaient, au XIXe siècle, puis dans le sillage de la crise de 1929, réussi à occuper une place reconnue sur la scène internationale. Depuis quelques décennies, leur poids s’est affaibli, face en particulier aux universitaires ou chroniqueurs anglo-saxons, souvent proches de la pensée libérale même lorsqu’ils la critiquent.
Recréer un lignage, faire renaître cette capacité à susciter des idées, des débats et des vocations notamment chez les jeunes ingénieurs, à dégager des thèmes clés et proposer des solutions économiques concrètement applicables nécessitera des outils. Maurice Allais souhaitait relancer un cycle de séminaires, le GRECS (Groupe de recherches économiques et sociales), qui avait beaucoup oeuvré en ce sens dans l’après-guerre. Il avait programmé ce redémarrage dans les détails, identifiant des thèmes de conférence, des débatteurs et des contradicteurs. Une fracture de la clavicule peu avant la réunion de travail préparatoire stoppa ce programme, sans qu’il puisse par la suite le relancer.
1. Voir notamment La théorie générale des surplus. Presses universitaires de Grenoble, 1989.
2. L’anisotropie de l’espace. Éditions Clément Juglar, 1997.
Si non e vero…
Au cours des années, lorsque diverses conversations avec des tiers citaient Maurice Allais, une anecdote sur ses travaux en physique est venue à plusieurs reprises, intéressante à étudier d’un point de vue strictement sociologique. Ses caractéristiques sont la récurrence et la stabilité qui permettent d’en dresser un portrait type. Le propos n’est pas ici de déterminer si les observations de Maurice Allais sur l’anisotropie de l’espace étaient justes ou non, aspect sur lequel ma formation d’économiste ne permettrait pas de porter une analyse sérieuse, mais dans une démarche d’ingénierie sociale, d’analyser la structure de cette anecdote.
Sa mécanique humoristique : il était un scientifique – Allais – qui lors d’expérimentations physiques observa des régularités qualifiées de prodigieuses et révolutionnaires… un autre scientifique démontra que ces régularités résultaient du passage tout aussi cadencé du métropolitain voisin. Le récit est court, la chute est efficace, l’ensemble se raconte aisément.
Son contexte : lors des différentes fois où il a été donné de l’entendre, elle résultait de réunions entre amis, de dîners en ville, de conversations au bar. Elle participe à la construction d’une ambiance plaisante et cultivée à la fois, tout en empiétant sur le terrain délicieux de la confidence entre initiés.
La crédibilité : le susnommé Allais affirmait des découvertes ; il professait à l’École des mines ; sous l’École passe le RER B (autrefois terminus de la ligne de Sceaux). A⇒B et B⇒C donc A⇒C. Relation transitive. Découvertes et RER B sont liés. CQFD.
Dans un tel cadre convivial, signaler que les expériences s’étaient en réalité déroulées dans une carrière souterraine à Bougival ainsi que dans un laboratoire à Saint-Germain déclenche généralement une déception, devient cause d’une ambiance gâchée. Si non e vero, e bene trovato.