Une vision européenne
Lors d’un entretien le 1er octobre dernier, Pascal Lamy a bien voulu répondre à nos questions sur la position de l’Europe dans le monde, la politique commerciale européenne, le plan de relance et l’avenir de l’Union. Il a été commissaire européen pour le commerce de 1999 à 2004 et directeur général de l’Organisation mondiale du commerce du 1er septembre 2005 au 31 août 2013. Il a été président de l’Institut Jacques Delors de 2004 à 2005. Depuis 2019, il est président du Forum de Paris sur la paix. Autant de qualités qui font de sa parole une expression autorisée sur la place de l’Union européenne dans le monde.
L’Europe souffre d’un déficit de présence mondiale, ce qui explique l’émergence récente de l’idée d’une Europe souveraine. Les trois dernières crises qui ont heurté l’Europe : la crise financière en 2008 ; la crise des réfugiés en 2015 ; et la crise sanitaire en 2020, sont toutes venues de l’extérieur. Cela renforce l’idée que l’Europe doit mieux assurer sa position dans le monde. Il est clair que la rivalité sino-américaine structurera la géopolitique mondiale pour de longues années. Cela met l’Europe sous pression. On lui demande de prendre position. Les États membres prennent de plus en plus conscience que l’Europe peut les protéger davantage, que leurs intérêts et les valeurs qu’ils partagent ont besoin du poids collectif qu’elle peut leur apporter. C’est souhaitable et faisable, de mon point de vue, mais il faudra du temps pour que l’Europe maîtrise tous les aspects d’une souveraineté encore hétérogène.
Une puissance inégale selon les domaines
L’Europe est une puissance commerciale mondiale dont les échanges sont équilibrés, comme les Américains, moins nombreux et déficitaires, et les Chinois, qui sont moins riches et qui ont cessé d’être excédentaires. Cette puissance commerciale lui confère une puissance normative, dans la mesure où le volume de son marché et donc de ses échanges permet de créer et d’exporter des normes, comme la norme Reach adoptée aujourd’hui dans la plupart des échanges pour l’industrie chimique, ou comme le RGPD adopté maintenant par le Japon et la Californie. La normalisation donne ainsi à l’Europe des moyens de mieux contrôler ses échanges et de protéger ses utilisateurs.
C’est une puissance moyenne en matière monétaire, l’euro est loin derrière le dollar et on peut voir comment les Américains jouent avec la force du dollar au bénéfice de leurs entreprises ou de leurs projets politiques, y compris en imposant des sanctions extraterritoriales au mépris du droit international. Diplomatiquement l’Europe est faible, la diplomatie européenne peine à exister en raison des divergences ou de la concurrence entre les États membres qui ne partagent ni les mêmes rêves, leurs idéaux, ni les mêmes cauchemars, leurs craintes. Enfin l’Europe est quasi inexistante en matière de défense et continue à dépendre largement des Américains pour sa sécurité, via l’Otan.
Une puissance normative
Reach (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals) est une règlementation européenne (EC 1907⁄2006) adoptée pour protéger la santé et améliorer l’environnement grâce à une meilleure connaissance des risques des substances chimiques. RGPD (Règlement général sur la protection des données) est une réglementation européenne (EC 2016⁄679) qui unifie la protection des données personnelles au niveau européen ; ce règlement concerne toutes les entreprises qui utilisent des données personnelles.
Une seule stratégie possible
La puissance européenne est donc en quelque sorte conique, avec une bonne base économique et une petite pointe politique, alors qu’elle devrait être cylindrique. L’Europe est puissante quand elle est unie, faible quand elle est divisée. Et les progrès de l’intégration économique n’entraînent pas ipso facto, contrairement à ce que pensaient les pères fondateurs des années 50, ceux de l’intégration politique. Le chemin menant à la souveraineté sera donc long, mais des crises comme celle de la Covid-19 provoquent des avancées majeures. Après une période de divergences et de flottements, la réaction européenne a fait apparaître ce nouveau concept d’autonomie stratégique ouverte et fait franchir, le 21 juillet dernier, le Rubicon de la dette commune pour financer la relance.
Face à la Chine et aux États-Unis, le seul jeu possible consiste à n’être pas contraint de choisir, et donc de garder notre liberté d’action selon les sujets en jouant sur l’un ou sur l’autre pour servir nos intérêts et nos valeurs, selon que nous sommes concurrents, rivaux ou partenaires. La Chine a une stratégie de long terme, elle a une approche fondée sur le jeu de go, alors que les États-Unis jouent aux échecs.
La mise en œuvre des « routes de la soie » relève de cette stratégie de contournement, comme la reprise du port du Pirée (que les Chinois ont transformé et rendu efficace et profitable). Les Allemands ont réalisé les risques que cela faisait peser sur leur industrie, et de ce fait la relation Europe-Chine est en train de bouger. C’est vrai aussi avec les Américains, qu’il s’agisse de leurs attaques contre Nord Stream 2 ou Huawei qui endommagent des entreprises européennes et qui finiront par entraîner des contre-mesures européennes.
La politique commerciale européenne et la mondialisation
En matière de politique commerciale, l’Europe a toujours été favorable à l’ouverture des échanges et des investissements. Elle a tiré dès ses débuts les conséquences institutionnelles logiques de sa puissance de marché, en inscrivant cette posture dans ce qui lui sert de constitution et en fédéralisant cette compétence, ce qui a permis petit à petit de parvenir à un compromis entre les pays du Nord plus libéraux et les pays du Sud, auxquels la France appartient, plus protectionnistes.
Les principes de base sont fondés sur les théories de Ricardo et Schumpeter : l’ouverture des échanges provoque une spécialisation qui amène les pays plus performants à prendre des parts de marché conduisant les uns et les autres à renforcer leurs points forts dans une relation globale gagnant-gagnant. Efficace, cette ouverture est aussi douloureuse car elle contraint les pays et les entreprises à évoluer, donc à fermer les activités les moins efficaces dans les échanges globaux pour innover et se développer ailleurs, ce que les uns et les autres font plus ou moins bien. En témoignent, par exemple, les différences nationales ou régionales enregistrées au moment de la disparition des quotas textiles dans les années 90. En France, on a connu une crise majeure dans le Nord et l’Est, alors que la Vendée ou certaines entreprises ailleurs ont bien résisté.
« Les grands défis de la politique commerciale européenne
sont aujourd’hui de rétablir des conditions de concurrence normales
avec la Chine. »
Les grands défis de la politique commerciale européenne sont aujourd’hui de rétablir des conditions de concurrence normales avec la Chine et son capitalisme d’État, ce qui doit passer de préférence par l’OMC. Et aussi de mieux articuler ouverture des échanges et protection de l’environnement, y compris l’objectif européen de zéro carbone en 2050, en l’absence d’un prix mondial du carbone permettant d’intégrer les externalités négatives de nos systèmes de production, y compris, si nécessaire, au moyen d’un ajustement carbone à la frontière. Le Brexit devrait avoir un impact commercial négligeable, même s’il va générer des frottements de part et d’autre, dont l’ampleur est aujourd’hui imprévisible. Mais globalement ce sera plus coûteux pour le Royaume-Uni.
Un petit rappel théorique…
David Ricardo (1772−1823) a publié en 1817 Des Principes de l’économie politique et de l’impôt, un ouvrage à la base de l’économie classique qui développe une théorie de la valeur pour les biens où c’est le travail qui donne la valeur aux choses et de la théorie des avantages comparatifs conduisant à se spécialiser là où on est le plus efficace. Joseph Schumpeter (1883−1950) est à la base de la théorie de la destruction créatrice et de l’innovation, où le moteur du système économique est l’innovation et le progrès technique.
Le plan de relance européen
Le « paquet » de juillet dernier est le produit de circonstances qui ont fait bouger l’Allemagne dans la direction de thèses françaises et conduit à mobiliser un volume de ressources financières sans aucun précédent, soit 2 500 milliards d’euros si l’on additionne le plan européen et les plans nationaux. Tout aussi important : la stratégie commune de transition écologique et numérique pour l’emploi de ces ressources. Reste, évidemment, à mettre en œuvre ces masses considérables, un défi en soi. Nos amis allemands ont bougé pour des raisons économiques (leur production, étant relativement moins tirée par la Chine, redevient plus dépendante de la bonne santé des marchés européens) et politiques (l’histoire de la chancelière est celle d’une conversion lente mais constante aux thèses européennes de son rival dans les mémoires allemandes récentes, Helmut Kohl).
Le projet européen
Même si, dans l’ensemble, le projet européen a retrouvé son étiage de soutien dans les opinions aux alentours de 60 %, il continue à souffrir d’un déficit émotionnel. « On ne tombe pas amoureux du marché intérieur », a dit un jour Jacques Delors. Il manque encore le ciment d’un sentiment d’appartenance qui s’ajouterait aux appartenances locales, régionales et nationales, plus fréquent chez les jeunes qui sont à l’origine du ressaut de participation aux dernières élections au Parlement européen.
“Faire aimer l’Europe,
c’est comme faire aimer Frankenstein.”
Faire aimer l’Europe, c’est comme faire aimer Frankenstein. Chaque pays y voit un peu de sa semblance et beaucoup de sa différence. Et ces dernières pèsent beaucoup puisqu’elles sont l’ingrédient principal de l’éducation au sentiment national. D’où l’intérêt d’une approche par les sciences humaines comme l’anthropologie (cf. la création récente de deux chaires d’anthropologie européenne contemporaine, l’une à l’UCL en Belgique, l’autre à Normale sup en France), pour éclairer les voies de l’appartenance sur le plan symbolique de sorte à franchir la barrière des espèces, trop longtemps négligée, entre l’homo economicus et l’homo civicus européen. En cela, l’expérience européenne est bien telle que Jean Monnet la voyait : une « étape vers l’organisation du monde de demain ».
Référence
Verdir la politique commerciale de l’Union européenne, n° 3, Une proposition d’ajustement carbone aux frontières de l’Union européenne, Policy paper, Pascal Lamy, Geneviève Pons, Pierre Leturcq, Europe Jacques Delors, juin 2020.
Consulter le dossier : Europe, partie 1