Les premiers uniformes polytechniciens : identité, port et popularité
La militarisation de l’École polytechnique par Napoléon a entraîné la militarisation de l’uniforme que portaient les élèves. Cela ne se fit pas sans hésitations et repentirs, et les élèves ne se signalèrent pas par une rigueur excessive dans le port de cet uniforme, notamment lors des sorties en ville. Mais cela n’empêcha pas l’uniforme des X de rencontrer un franc succès populaire, pour le plus grand plaisir de ces jeunes gens… La fin de l’Empire entraîna la fin de l’uniforme militaire, pour un temps !
16 juillet 1804 : Napoléon décide de militariser l’École et de la caserner. L’Empire français a remplacé la République française par sénatus-consulte organique du 18 mai 1804, dit « Constitution de l’an XII ». Le premier modèle qui inspire Napoléon est l’École spéciale militaire, alors située à Fontainebleau, créée deux ans plus tôt. Ainsi l’École devient corps militaire apte à être mobilisée. Le casernement devait être prêt au 19 août de la même année, si possible hors de Paris. La caserne où logent les élèves se distinguerait de l’école, entre lesquelles chaque matin et chaque soir les élèves « marcheront militairement ». Qui dit caserne dit uniformes et armes, sur le modèle de l’infanterie de ligne. Effectivement un ordre est émis le 19 novembre 1804, qui détermine la composition du grand uniforme, de couleur bleu et rouge, avec parements noirs, boutons jaunes et tricorne avec cocarde tricolore. Ce premier uniforme fut le premier uniforme militaire de l’École.
Un premier uniforme, civil
Il existait en effet un uniforme avant la militarisation. Préconisé par le Comité des fortifications dès 1797 en conséquence d’un possible casernement, il fut introduit officiellement par la loi de l’École polytechnique du 25 frimaire an VIII promulguée à la suite du coup d’État du 18-Brumaire : « Il sera arrêté (…) un règlement particulier, tant sur l’uniforme que sur les autres objets de police. » Il était obligatoire pour les sorties. Ainsi, les élèves, bien que n’étant pas en régime d’internat, sont soumis à un règlement, y compris en dehors des horaires officiels des cours. L’uniforme se composait, selon G. Claris, essentiellement d’une redingote bleue garnie de boutons de cuivre et d’un chapeau demi-claque, c’est-à-dire un bicorne ; « ils se procuraient les autres parties de l’habillement à leur choix », témoignera Georges de Chambray (X1801). Cet uniforme a été modifié plusieurs fois. Un uniforme était aussi prévu pour les professeurs.
Une histoire de boutons
C’est à ce moment que fut pour la première fois inscrite dans l’habillement des élèves leur appartenance à l’École polytechnique, sur les boutons d’uniforme. Victimes du succès de l’École polytechnique, les boutons font d’ailleurs l’objet de contrefaçons, par exemple chez la citoyenne Renaud, au 9 de la rue de la Monnaie à Paris. Le directeur rapporte le 6 août 1800 au préfet qu’ils sont « vendus à tous venants, nous avons même appris que des jeunes gens s’en sont décorés, soit pour tromper leurs parents, soit dans d’autres vues non moins criminelles ». Vêtus de leur uniforme reconnaissable aux boutons, les élèves sont identifiables dès qu’ils sortent de l’enceinte de l’École, notamment au théâtre. Le théâtre est alors « au cœur de la vie politique, où il participe de façon conséquente à la formation de l’opinion publique ». De ce fait les élèves, qui s’y déplacent souvent en groupe, se font facilement remarquer.
En janvier 1802 des élèves avaient été apostrophés au théâtre par des cris « à l’appel, l’École polytechnique, allez à l’appel ! », qui sous-entendaient que les élèves devaient être à l’étude au lieu du théâtre. Or ce jour-là était un jour de sortie et certains élèves ont répondu, selon un témoin : « Allons mettre les crieurs dans leur tort », avant que les chefs de brigade ne les détournent de leur objectif. Un professeur, qui assistait à la même représentation, a rapporté être témoin d’une scène au cours de laquelle un quidam a crié : « Voilà encore un Polytechnique, en désignant une personne étrangère à l’École… »
Un nouvel uniforme, militaire, pour le sacre et la distribution des aigles
Le fait que le premier modèle d’uniforme militaire défini en 1804 ait été effectivement porté a été discuté. Il fut en tout cas porté lorsque le bataillon de l’École se présenta lors du sacre le 2 décembre, et aux maréchaux lors de la distribution des aigles du 5 décembre où fut reçu un premier modèle du drapeau. Un nouveau décret ayant à nouveau modifié l’organisation, un ordre du 20 septembre 1805 détermina la composition nouvelle de l’uniforme, cette fois-ci flanqué d’un petit uniforme. Il correspond à la mise en œuvre du casernement effectif dans les locaux du collège de Navarre, d’où la nécessité d’avoir deux uniformes, un pour l’intérieur, un pour l’extérieur.
Une militarisation générale
Beaucoup d’encre a coulé sur la militarisation de l’École, dès le XIXe siècle. Mais il aurait été étonnant qu’il en eût été autrement, étant donnés les besoins en ingénieurs militaires. La proportion d’élèves sortant dans un corps militaire fut de 40 % pour la promotion 1798, et alla jusqu’à 69 % pour la promotion 1802. En fait, dans le système éducatif mis en place par Napoléon, l’uniforme, de modèle militaire, était la règle dans les lycées, instaurés en 1802. Alfred de Vigny témoigne ainsi : « Nos maîtres ressemblaient à des capitaines instructeurs, nos salles d’étude à des chambrées, nos récréations à des manœuvres, et nos examens à des revues. » Parallèlement Napoléon exclut les femmes de l’accès à l’éducation. C’est ainsi que, au cours de débats au Conseil d’État en 1806, Napoléon affirmait : « Je ne crois pas qu’il faille s’occuper d’un régime d’instruction pour les jeunes filles ; elles ne peuvent être mieux élevées que par leurs mères. »
Un uniforme payant !
Le nouveau décret modifie profondément l’École, puisque tout individu admis doit désormais payer une pension de 800 francs par an. Il s’agit de diminuer le budget de fonctionnement, en faisant reposer la charge de l’entretien des élèves entièrement sur les familles. Le trousseau, dont l’uniforme, est en sus. En 1805, le coût total du trousseau est de 542,31 F (un commis d’administration touche environ 3 000 F par an). Pour les élèves de la promotion 1804 admis initialement sans avoir à payer ni pension ni trousseau, cela représentait donc une charge inattendue et importante. Certaines familles n’y arrivèrent d’ailleurs pas et c’est l’École qui prit en charge le versement du premier quart de la pension de 34 élèves. Les services sont réorganisés sur le modèle régimentaire avec notamment un service spécial de l’habillement. Ce service est chargé de fournir l’uniforme aux élèves, en passant chaque année marché auprès des fournisseurs, et comporte les ateliers de réparation et du blanchissage, un magasin. Il supervise le travail de la lingère, du maître tailleur. La remise de l’uniforme se fait en présence de l’administrateur, du capitaine d’habillement, du maître tailleur ou des fournisseurs, pour vérifier qu’ils sont bien à la taille des élèves. Une seconde vérification est faite dans les huit jours par le capitaine de compagnie. Chaque semaine le grand comme le petit uniforme sont portés à l’atelier de réparation.
Un uniforme perfectible…
Plusieurs historiens ont déjà donné un descriptif de l’uniforme adopté en 1805. En voici un descriptif résumé :
Petit uniforme : frac bleu à un rang de boutons jaunes avec aigle impérial, parements de velours noir, culottes de drap bleu, guêtres noires montant aux genoux, chapeau avec ganse et cocarde.
Grande tenue : habit bleu à revers blancs, passepoils rouges et collet bleu, parements de velours noir, culottes de drap blanc, guêtres blanches, chapeau avec ganse et cocarde.
Les élèves disposent d’un bonnet de police en drap bleu liseré écarlate, avec gland.
Ceux qui deviennent sous-officier, sergent ou fourrier obtiennent une ganse en or au bicorne, au lieu d’une ganse jaune (en poil de chèvre), et des galons d’or au bras et à l’avant-bras. Les dimensions officielles du bicorne adopté en 1805 et fabriqué d’abord chez Daydé, puis chez Dangla, rue des Lombards, sont les suivantes : hauteur sur le derrière 23 cm, 19 cm sur le devant. Longueur des cornes sur le côté : 17 cm. Hauteur de la forme de la tête : 11 cm.
… et modifié en conséquence
En fait, des modifications mineures sont apportées chaque année aux habits, qu’il s’agisse des matériaux utilisés ou du modèle, ce qui rend finalement difficile toute tentative de donner un descriptif définitif de l’uniforme. En 1806 le pli des parements de velours de l’habit et du surtout est diminué. Le placement des boutons est décalé… En avril 1807 une plaque de giberne à l’effigie de l’aigle impérial, avec la devise, est ajoutée. Mais c’est en 1809 que l’uniforme sera modifié en profondeur par une décision en date du 19 mai, pour lui enlever toute trace de couleur blanche. Il s’agit : de supprimer les revers, veste et la culotte en drap blanc ; de remplacer les revers blancs par des revers de drap bleu liserés d’écarlate, la veste en drap par deux vestes en basin uni, la culotte de drap blanc par une de drap bleu avec boutons de métal sur le côté ; de supprimer les guêtres blanches et de les remplacer par une paire de guêtres noires avec boutons ; de supprimer la doublure bleue du surtout et de la remplacer par une doublure écarlate. Cet uniforme entre en vigueur à la rentrée de la promotion 1809. Pour uniformiser les deux divisions, les revers de l’ancien modèle d’uniforme des élèves de 2e année (promotion 1808) sont changés ; on leur donne aussi le nouveau modèle de pantalon.
Ce qui a motivé ce changement est une question pratique soumise par le chef de bataillon à l’avis du gouverneur le 5 mai 1809 : « Il est impossible que les élèves puissent passer deux et quelques fois trois ans à l’École avec une seule culotte blanche. » Le changement de couleur permettra de faire des économies de blanchissage. Quant à l’adoption du schako, la date habituellement donnée pour sa mise en œuvre était en 1806 ou 1809. Les archives nous indiquent qu’ils furent en fait introduits par décision du 27 avril 1810, pour la rentrée de la promotion 1810.
Le port de l’uniforme
Le port de l’uniforme est réglementé. Les élèves doivent toujours porter l’uniforme, qu’il s’agisse du petit ou du grand uniforme. Tout particulièrement le port du grand uniforme est autorisé seulement les dimanches, les jours fériés et les jours où ils en reçoivent l’ordre. On insiste, avant 1809, sur la restriction du port des habits blancs. À l’extérieur seuls les sergents et fourriers ont le droit de porter l’épée, et tout élève rencontré sans son uniforme reçoit une peine de prison. Les autres jours, le petit uniforme est de vigueur, avec une différence entre la saison froide (novembre-mai) et la saison chaude (juin-octobre). Cela n’empêchait pas les élèves de sortir sans se conformer au règlement. Le port du bicorne fait l’objet de la fantaisie des élèves en ville : plusieurs ordres, en 1806, 1807, leur rappellent en effet de porter leur coiffe « militairement ».
La question du rangement
Le règlement prévoit aussi la façon dont doit être rangé le chapeau : dans les chambrées, attaché aux clous placés au-dessus des planches à bagage. Avec l’adoption du schako, l’administration fournit des boîtes pour les ranger, en bois et équipées d’un anneau en fil d’archal pour les suspendre au mur. Le bonnet de police doit être rangé dans les tiroirs s’il est laissé dans la salle d’étude. Les chambres sont aussi équipées de râteliers d’armes pour y ranger le fusil, la giberne et la baïonnette. L’uniforme était passé en revue tous les dimanches. Jean-Louis Rieu (X1806) nous apprend ainsi que « le dimanche commençait par une sévère inspection militaire à laquelle il fallait se préparer par de fastidieux nettoyages faits le samedi ». Tout élément en mauvais état entraînait une consigne.
Un succès populaire
Les occasions de porter l’uniforme avec armes étaient souvent liées à des événements nationaux. Pour les promotions 1806 et 1807 par exemple, ce furent ainsi la translation aux Invalides des cendres de Vauban ou une haie d’honneur rue Saint-Honoré en vue d’une cérémonie à Notre-Dame pour la fin de la campagne de Prusse. L’uniforme de Polytechnique se fait connaître du public parisien et ouvre les portes : « Nous avons été partout, parce que rien n’est plus commode qu’un uniforme dans une circonstance pareille », ou encore « grâce à mon uniforme, j’ai été me joindre aux sous-officiers » lors de la fête de la Garde impériale, témoigne Froussard (X1808). « Depuis leur création, Polytechnique et Saint-Cyr sont des écoles particulièrement mises en valeur dans l’exposition publique des armées », résume Odile Roynette dans « L’uniforme militaire et la mode, une attraction paradoxale » (Les X et la mode, La Jaune et la Rouge, n° 768).
L’École impériale polytechnique à Paris et la fin de l’Empire
L’École polytechnique se distinguait dans le paysage parisien pour plusieurs raisons. C’est la seule école militaire située dans Paris. C’est aussi la plus ancienne à fonctionner de façon continue avec autant d’élèves, hormis l’école de santé. Au début du Consulat, ni l’école de droit (1802), ni l’école de pharmacie (1803), ni l’Université (1806, 1808) n’ont été créées ou recréées. Créés sous la Convention, le Muséum d’histoire naturelle, l’Institut national de musique, l’École des langues orientales vivantes ou encore l’Institut des aveugles travailleurs ont comparativement peu d’étudiants. Rieu témoigne du prestige de l’uniforme : « Nous nous figurons être un objet d’admiration pour les passants » ; l’un d’eux demanda un jour à l’un de ses camarades s’il était « un des savants de l’illustre École polytechnique » ; lequel répondit : « Oui, Monsieur, vous ne vous trompez pas. » Rieu conclut par une note d’autodérision : « Nous nous amusâmes assez de cette naïve réponse, dans laquelle se réfléchissait cependant au naturel notre amour-propre. Je ne sais si le quidam emphatique fit la même observation à part lui. » Ainsi, l’enfermement des élèves, l’encasernement se font en parallèle avec une affirmation de la place des élèves en ville, notamment les cafés et les théâtres, qui sera formalisée dans le Code X. Dans les théâtres ce sont des places gratuites ou des fauteuils bien placés. Dans les cafés et restaurants s’organisent des repas en groupe, réunissant des élèves des deux divisions, où se passent les traditions : chants, solidarité financière entre élèves, ou hymnes politiques (républicains sous l’Empire), ces derniers faisant l’objet de rapports de police.
Changement de régime
La plupart des étudiants de Paris sont mobilisés dans la garde nationale au moment de la chute de l’Empire en 1814. Abondamment illustrée, cette participation nous montre les polytechniciens dans un uniforme bien reconnaissable : « Le peuple ne voit plus l’uniforme d’un élève de l’École polytechnique sans attendrissement, et l’étranger sans admiration », pourra-t-on lire dans Le Nain jaune, journal d’inspiration libérale, en 1816. Mais la chute de l’Empire, la Première Restauration, les Cent-Jours, la Seconde Restauration furent autant d’occasions de modifier les insignes de l’uniforme. Après l’abdication d’avril 1814, le gouverneur ordonne de mettre en prison tout élève qui sortira sans cocarde ou avec une autre cocarde que la blanche. Le 28 juillet 1815, en pleine Terreur blanche, le comte Dejean, gouverneur de l’École, écrit au colonel commandant en second : « J’invite (…) M.M. les élèves à ne point laisser croître les moustaches. »
Références
- F. Buttner, « Uniformes et drapeaux de l’École polytechnique sous le Premier Empire », Carnet de la Sabretache, Nouvelle série, n° 78, 3e trimestre 1985
- Gaston Claris, Notre École polytechnique, Paris : Librairies-Imprimeries réunies, 1895
- Ambroise Fourcy, Histoire de l’École polytechnique, Paris, 1828
- Jacques-Olivier Boudon, « Napoléon organisateur de l’Université », Revue du Souvenir napoléonien, n° 464, avril-mai 2006
- Jean-Claude Yon, Histoire du théâtre à Paris de la Révolution à la Grande Guerre, Paris : Aubier, 2012
- Mémoires et témoignages d’anciens élèves
- « Mémoires de Jean-Louis Rieu » in : Soldats suisses au service étranger, tome 3, Genève : Jullien, 1910
- Philippe Godet (éd.), La jeunesse du général Dufour : souvenirs inédits, Lausanne : Impr. réunies, 1914
- Louis Dillemann, F. Buttner, « Un polytechnicien sous le Premier Empire, Claude Victor Louis Froussard (1790−1813) », Carnet de la Sabretache, n° 37, 1977
- Georges de Chambray, De l’École polytechnique, Paris, 1836
- Archives de l’École polytechnique
- Concours d’admission, II 1
- Carton n° 1 « Uniforme », VII 2a2
- Correspondance générale, X2C 11
- Ordres et décisions, X2C 1
- Conseil d’administration, X2C 12
- X2B 204, Règlement intérieur
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