Urgence écologique : comprendre les enjeux et questionner le besoin de radicalité

Dossier : Urgence écologique : entre réformisme et radicalitésMagazine N°800 Décembre 2024
Par Groupe X Urgence écologique

L’évolution des don­nées, notam­ment en matière de cli­mat et de bio­di­ver­si­té, montre sans ambi­guï­té que la situa­tion sur Terre se dété­riore et que l’activité humaine a une res­pon­sa­bi­li­té écra­sante dans cette évo­lu­tion. L’avenir de l’humanité est for­te­ment com­pro­mis par les consé­quences de ces évo­lu­tions. Il est urgent d’agir. Face à cette urgence, quelle posi­tion adop­ter : réfor­misme ? radi­ca­li­té ? Et qu’est-ce qu’être réfor­miste ? être radical ?

Face à l’aggravation démon­trée des crises éco­lo­giques en cours et à venir, chaque année qui passe sans action ren­force l’urgence d’un chan­ge­ment. Les consé­quences ne se limitent plus à des scé­na­rios futurs loin­tains ; elles sont déjà visibles et affectent notre quo­ti­dien. Dans le but d’aborder les ques­tions éco­lo­giques de la façon la plus objec­tive pos­sible et de poser les fon­de­ments d’un débat néces­saire, nous avons sou­hai­té rap­pe­ler quelques faits au cœur du consen­sus scien­ti­fique por­té notam­ment par le GIEC (Groupe inter­gou­ver­ne­men­tal d’experts sur l’évolution du cli­mat). Nous encou­ra­geons chaque lec­teur et chaque lec­trice à appro­fon­dir ses connais­sances en consul­tant les res­sources disponibles. 

Six des neuf limites planétaires ont déjà été dépassées

Un groupe de scien­ti­fiques réunis au sein du Stock­holm Resi­lience Centre a iden­ti­fié et quan­ti­fié un ensemble (non exhaus­tif) de seuils cri­tiques, cha­cun lié à un type d’impact de l’activité humaine sur les équi­libres natu­rels ter­restres. Ces seuils, bien que par­tiel­le­ment indé­pen­dants, sont tous suf­fi­sants pour mena­cer la sta­bi­li­té des condi­tions de vie favo­rables à l’humanité s’ils venaient à être dépas­sés (figure 1). Ils ne repré­sentent donc pas une simple gra­da­tion d’un même pro­blème, mais plu­tôt des limites dis­tinctes, cha­cune iden­ti­fiant un risque dif­fé­rent pour la sur­vie de nos sociétés. 

Les scien­ti­fiques ont éta­bli fin 2023 que 6 des 9 limites pla­né­taires étaient d’ores et déjà dépas­sées, par­mi les­quelles l’intégrité de la bio­sphère, le chan­ge­ment cli­ma­tique, la per­tur­ba­tion des cycles bio­géo­chi­miques de l’azote et du phos­phore, le chan­ge­ment d’usage des sols, l’utilisation de l’eau douce et l’introduction d’entités nou­velles dans les éco­sys­tèmes (plas­tiques, pol­luants éter­nels). Une sep­tième limite, celle de l’acidification des océans, s’apprête à être fran­chie dans un ave­nir proche. Ces obser­va­tions signi­fient que nous avons déjà irré­mé­dia­ble­ment modi­fié notre envi­ron­ne­ment et que la pla­nète se trouve doré­na­vant bien au-delà de l’espace de sûre­té pour l’humanité. Regar­dons plus en détail les consé­quences du dépas­se­ment de deux limites : l’intégrité de la bio­sphère et le chan­ge­ment climatique.

Figure 1 : Les neuf limites planétaires 
et le dépassement 
de six d’entre elles 
en septembre 2023. Stockholm Resilience Centre (SRC).
Figure 1 : Les neuf limites pla­né­taires et le dépas­se­ment de six d’entre elles en sep­tembre 2023. Stock­holm Resi­lience Centre (SRC).

L’humanité est responsable de la 6e extinction de masse

Comme le montre la figure 2, nous assis­tons à une forte aug­men­ta­tion des taux d’extinction de mul­tiples ensembles d’espèces au cours du siècle der­nier. En paral­lèle, un déclin glo­bal de la bio­di­ver­si­té est obser­vé au niveau mon­dial, pro­vo­qué prin­ci­pa­le­ment par de mul­tiples modi­fi­ca­tions des milieux natu­rels. Les éco­sys­tèmes et leur diver­si­té rendent des ser­vices indis­pen­sables à la vie humaine : leur déclin menace l’habitabilité de notre planète.

Figure 2 : Effondrement de la biodiversité. Rapport de 2019 de l’IPBES 
(Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité 
et les services écosystémiques).
Figure 2 : Effon­dre­ment de la bio­di­ver­si­té. Rap­port de 2019 de l’IPBES (Pla­te­forme inter­gou­ver­ne­men­tale scien­ti­fique et poli­tique sur la bio­di­ver­si­té
et les ser­vices écosystémiques).

Bien au-delà de 2 °C de réchauffement à l’horizon 2100

La science a démon­tré que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique obser­vé est indu­bi­ta­ble­ment d’origine humaine (figure 3). De plus, les dif­fé­rents scé­na­rios d’augmentation de tem­pé­ra­ture à l’horizon 2100 dépendent direc­te­ment des acti­vi­tés humaines, en pre­mier lieu des émis­sions de gaz à effet de serre. Nous nous situons actuel­le­ment entre les scé­na­rios inter­mé­diaires et éle­vés. Compte tenu de notre dif­fi­cul­té à maî­tri­ser nos émis­sions, et mal­gré tous les efforts en cours, une aug­men­ta­tion de tem­pé­ra­ture de plus de 3 °C à l’horizon 2100 est donc probable.

Figure 3 : 
À gauche, changement de la température 
sur Terre observé et simulé. À droite, différents scénarios d’augmentation 
de température. Groupe de travail I 
du GIEC, 2021.
Figure 3 : À gauche, chan­ge­ment de la tem­pé­ra­ture sur Terre obser­vé et simu­lé. À droite, dif­fé­rents scé­na­rios d’augmentation de tem­pé­ra­ture. Groupe de tra­vail I du GIEC, 2021.

Des impacts globaux sur la Terre et les sociétés humaines

À par­tir de 3 °C de réchauf­fe­ment, de nom­breuses zones tro­pi­cales chaudes et humides devien­dront inha­bi­tables, car la trans­pi­ra­tion ne per­met­tra plus au corps humain de main­te­nir sa tem­pé­ra­ture (figure 4). Il est pro­bable qu’un mil­liard d’humains seront concer­nés, entraî­nant des migra­tions cli­ma­tiques mas­sives sus­cep­tibles de pro­vo­quer des crises géo­po­li­tiques et huma­ni­taires, et des conflits. Par ailleurs, les terres aujourd’hui fer­tiles pour­raient, pour beau­coup, perdre leur capa­ci­té à pro­duire de la nour­ri­ture et il fau­drait des siècles pour recréer des sols arables dans d’autres régions, si tant est que les condi­tions y soient favo­rables. Nous sommes ain­si à l’aube de mou­ve­ments migra­toires impor­tants et, selon toute vrai­sem­blance, irré­pres­sibles, accen­tués par les pres­sions crois­santes sur l’approvisionnement ali­men­taire mondial.

Figure 4 : Inhabitabilité de la Terre en fonction du réchauffement. Groupe de travail I du GIEC, 2021.
Figure 4 : Inha­bi­ta­bi­li­té de la Terre en fonc­tion du réchauf­fe­ment. Groupe de tra­vail I du GIEC, 2021.

En France, d’après la Mis­sion d’information et d’évaluation de la ville de Paris « Paris à 50°C », quelques semaines à 45 °C sont atten­dues en 2050 et deux mois à 50 °C en fin de siècle en région pari­sienne. De façon plus géné­rale, le sys­tème Terre nor­ma­le­ment à l’équilibre ou oscil­lant à l’échelle de mil­liers d’années se retrouve à pré­sent bru­ta­le­ment hors d’équilibre. Les évé­ne­ments qu’on qua­li­fie aujourd’hui de cen­te­naires, comme les séche­resses extrêmes ou les pluies dilu­viennes, ain­si que leurs consé­quences mul­tiples, risquent de se pro­duire dans la seconde moi­tié du XXIe siècle à un rythme qua­si annuel. La res­pon­sa­bi­li­té de l’homme dans ces chan­ge­ments ne fait plus de doute (figure 5).

« La responsabilité de l’homme dans ces changements ne fait plus de doute. »

L’augmentation du niveau de la mer est pré­vue autour de 70 cm en fin de siècle, entraî­nant une forte éro­sion du trait de côte et mena­çant l’habitat côtier. Par ailleurs, les espèces inva­sives et les mala­dies tro­pi­cales sont en train de remon­ter vers le nord et il est pré­vi­sible que des mala­dies comme le palu­disme sévissent par­tout sur Terre en fin de siècle. La liste des impacts néga­tifs du chan­ge­ment cli­ma­tique ne fait que s’allonger. 

Figure 5 : Attribution des phénomènes climatiques extrêmes aux activités humaines 
et diversité des impacts négatifs du changement climatique d’origine anthropique. 
Rapport de synthèse du GIEC, 2023.
Figure 5 : Attri­bu­tion des phé­no­mènes cli­ma­tiques extrêmes aux acti­vi­tés humaines et diver­si­té des impacts néga­tifs du chan­ge­ment cli­ma­tique d’origine anthro­pique. Rap­port de syn­thèse du GIEC, 2023.

Tout cela n’est pas sans consé­quences éco­no­miques majeures, dont les assu­reurs sont les pre­miers témoins. L’ampleur de ces bou­le­ver­se­ments est colos­sale, tant phy­si­que­ment que pour le monde éco­no­mique. Les assu­reurs en France font face à une hausse impor­tante des sinistres liés au cli­mat, avec des coûts annuels pas­sant de 3,7 mil­liards d’euros en 2010–2019 à 6 mil­liards en 2020–2023. Cette situa­tion rend cer­taines assu­rances défi­ci­taires, for­çant à des aug­men­ta­tions répé­tées des coti­sa­tions pour réta­blir l’équilibre finan­cier. Les consé­quences du dépas­se­ment déjà actuel de 6 des 9 limites pla­né­taires que nous venons d’illustrer sur deux dépas­se­ments (inté­gri­té de la bio­sphère et chan­ge­ment cli­ma­tique) vont donc d’ici la fin du siècle conduire, si nous n’agissons pas dras­ti­que­ment dès main­te­nant, à un monde dra­ma­ti­que­ment dif­fé­rent de celui que nous connaissons.

Les jeunes générations seront directement concernées

Mal­heu­reu­se­ment, il ne s’agit là ni d’un scé­na­rio de science-fic­tion, ni d’une pers­pec­tive loin­taine à laquelle nous aurions ample­ment le temps de nous pré­pa­rer. Comme l’illustre la figure 6, les géné­ra­tions d’enfants nés en ce début de XXIe siècle risquent de vivre des crises géo­po­li­tiques et huma­ni­taires d’une ampleur jamais vue, de devoir affron­ter un pro­blème de sécu­ri­té ali­men­taire mon­dial, voir l’habitabilité de grands pans de ter­ri­toire com­pro­mise, connaître des pan­dé­mies et d’autres crises qu’il n’est pas pos­sible d’anticiper tota­le­ment. Si nous ne chan­geons pas radi­ca­le­ment nos modes de vie, nos enfants et petits-enfants vivront donc dans un monde très dif­fé­rent, mar­qué par des crises migra­toires, sani­taires et envi­ron­ne­men­tales sans précédent.

Figure 6 : Dans quelle mesure les générations actuelles et futures connaîtront un monde plus chaud dépend des choix effectués aujourd’hui et à court terme. Rapport de synthèse du GIEC, 2023.
Figure 6 : Dans quelle mesure les géné­ra­tions actuelles et futures connaî­tront un monde plus chaud dépend des choix effec­tués aujourd’hui et à court terme. Rap­port de syn­thèse du GIEC, 2023.

Comment agir pour répondre à cette urgence écologique ?

Grâce aux tra­vaux et recom­man­da­tions du GIEC, nous savons que, pour res­ter dans un monde à + 2 °C et limi­ter les effets du chan­ge­ment cli­ma­tique, il nous faut divi­ser par quatre les émis­sions de gaz à effet de serre d’ici 2050 par rap­port à 1990, en sui­vant une tra­jec­toire expo­nen­tiel­le­ment décrois­sante. Or, jusqu’à pré­sent, toutes les poli­tiques mises en œuvre se révèlent insuf­fi­santes et nous amènent à une aug­men­ta­tion des tem­pé­ra­tures pro­ba­ble­ment supé­rieure à 3 °C (figure 7).

Figure 7 : Trajectoires d’émissions globales correspondant à une limitation du réchauffement 
et trajectoire suivant les politiques actuellement mises en œuvre. 
Rapport de synthèse du GIEC, 2023.
Figure 7 : Tra­jec­toires d’émissions glo­bales cor­res­pon­dant à une limi­ta­tion du réchauf­fe­ment et tra­jec­toire sui­vant les poli­tiques actuel­le­ment mises en œuvre. Rap­port de syn­thèse du GIEC, 2023.

L’ampleur, l’imminence et la radi­ca­li­té des chan­ge­ments à adop­ter dans nos modes de vie sont lar­ge­ment docu­men­tées. Citons à titre d’exemple l’étude B&L évo­lu­tion de 2018, qui décrit un ensemble de mesures à com­bi­ner pour se pla­cer sur une tra­jec­toire à + 1,5 °C : divi­sion par trois de la consom­ma­tion de viandes et pro­duits lai­tiers, inter­dic­tion des vols inté­rieurs dès lors qu’une solu­tion par le rail existe, divi­sion des tra­jets en voi­ture par deux, inter­dic­tion des publi­ci­tés en ligne et ins­tau­ra­tion de quo­tas sur les pro­duits impor­tés. Face à l’ampleur des chan­ge­ments néces­saires, cer­tains consi­dèrent les mesures évo­quées ci-des­sus comme radi­cales, liber­ti­cides, voire irréa­listes. Notre but dans ce dos­sier n’est ni de les endos­ser, ni de les réfu­ter, mais, en rap­pe­lant les don­nées sur les­quelles elles s’appuient, de sou­li­gner que, plus on mécon­naît la gra­vi­té de la situa­tion d’aujourd’hui, plus radi­cales seront les mesures à adop­ter demain.

L’urgence de trouver des réponses

Les réper­cus­sions directes et indi­rectes de ces bou­le­ver­se­ments se mani­festent déjà à toutes les échelles, tant éco­lo­giques qu’économiques, notam­ment dans des sec­teurs comme celui des assu­rances, où leurs effets sont tout aus­si alar­mants et indis­cu­tables : le coût des coti­sa­tions hors infla­tion aug­men­te­ra sen­si­ble­ment et de plus en plus de risques ne seront plus cou­verts. L’ensemble de ces constats illustre l’urgence de trou­ver des réponses, qu’elles soient réfor­mistes ou radi­cales, au défi éco­lo­gique. Mais qu’entend-on exac­te­ment par ces termes de réfor­misme et de radi­ca­li­té ? Ces notions méritent une cla­ri­fi­ca­tion pour com­prendre les dif­fé­rentes approches envi­sa­gées dans les articles de ce dossier.


Qu’entendons-nous par réformisme et radicalité ?

Est qua­li­fiée de réfor­miste toute pro­po­si­tion qui, par rap­port à la cou­tume, est à la fois : gra­duelle dans le temps ; limi­tée quant au domaine ; légale selon les règles du droit ; réver­sible en cas d’échec. Est radi­cale toute pro­po­si­tion qui n’est pas réfor­miste. Une pro­po­si­tion qui est à la fois rapide, glo­bale, illé­gale et irré­ver­sible appelle à une révo­lu­tion mais, selon les cri­tères ci-des­sus, la nature de la radi­ca­li­té est en réa­li­té mul­tiple et peut revê­tir mathé­ma­ti­que­ment par­lant quinze aspects bien dif­fé­rents. Cela explique le carac­tère a prio­ri hété­ro­gène des témoi­gnages pré­sents dans ce dos­sier, qui illus­trent dif­fé­rentes approches de la radi­ca­li­té. Cette défi­ni­tion du mot radi­ca­li­té montre qu’une réponse appro­priée à ce défi ne passe pas néces­sai­re­ment par une révo­lu­tion, tou­jours coû­teuse sur de nom­breux plans, en par­ti­cu­lier sur le plan humain.

Par ailleurs, pour avoir un effet pra­tique, toute pro­po­si­tion doit être mise en œuvre par la socié­té. Le consen­sus social paraît ain­si à moyen terme comme une condi­tion indis­pen­sable d’une telle approche car, révo­lu­tion mise à part, une mesure radi­cale n’aura une chance de suc­cès que si, en l’adoptant, la socié­té elle-même accepte de se mon­trer radi­cale. Signa­lons en outre qu’il reste bon nombre de mesures réfor­mistes qui pour­raient être mises en œuvre et avoir un impact rapide et majeur, dès lors qu’une volon­té poli­tique ou sociale serait là : limi­ta­tion de la vitesse à 110 km/h sur auto­route, pla­fon­ne­ment annuel des vols, élar­gis­se­ment à tous les pro­prié­taires des obli­ga­tions de réno­va­tion éner­gé­tique, pas­sage à deux repas végé­ta­riens par semaine dans les can­tines, etc. Ici encore, un consen­sus social est nécessaire.

« À l’échelle de la société, il semble malgré tout difficile de se contenter d’être réformiste pour faire face au défi écologique qui, lui, est radical. »

À l’échelle de la socié­té, il semble mal­gré tout dif­fi­cile de se conten­ter d’être réfor­miste pour faire face au défi éco­lo­gique qui, lui, est radi­cal. Cepen­dant, vu sous un autre angle, le réfor­misme peut appa­raître comme un faci­li­ta­teur pour l’émergence d’un consen­sus social radi­cal et non plus néces­sai­re­ment comme un obs­tacle à com­battre. En réa­li­té, réfor­misme et radi­ca­li­té ont en com­mun un même but, faire évo­luer la socié­té, et un même enne­mi, l’immobilisme.


Références


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