Urgence écologique et émotions
Il est légitime, et parfaitement normal, de ressentir de vives émotions devant les défis écologiques auxquels l’humanité fait face aujourd’hui. Face à des prises de conscience parfois brutales, il est essentiel d’apprendre à accueillir ces émotions pour les transformer en moteurs d’action vers un monde soutenable et souhaitable.
Pourquoi consacrer un article entier à la place des émotions face à ce sujet si particulier qu’est l’urgence écologique ? Si cette question aurait encore pu paraître incongrue il y a quelques années, elle ne l’est plus aujourd’hui lorsque l’on voit s’inviter de plus en plus souvent dans le débat public les termes de solastalgie, d’écoanxiété, d’écoparalysie… Force est de constater en effet que la prise de conscience de la gravité des enjeux environnementaux auxquels nos sociétés doivent faire face s’accompagne très souvent de bouleversements émotionnels intenses. Les deux auteurs de cet article, dont l’activité professionnelle consiste à accompagner individus et organisations dans la transition écologique, témoignent de leur expérience ainsi que de leur vécu personnel.
Urgence écologique : de quoi parle-t-on ?
Même si le sujet mériterait bien plus que quelques lignes pour être traité avec justesse, rappelons seulement ici quelques faits scientifiques. L’IPBES (Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques), dans son rapport de 2019 sur la biodiversité et les services écosystémiques, notait par exemple que « la biosphère, dont l’humanité tout entière dépend, est altérée dans une mesure inégalée » et listait ces diverses altérations : disparition des pollinisateurs, dégradation des terres agricoles et réduction de la productivité associée, disparition d’un nombre vertigineux d’espèces animales et végétales…
« La biosphère, dont l’humanité tout entière dépend, est altérée dans une mesure inégalée. »
En ce qui concerne le climat, le GIEC, dans son rapport de synthèse publié en mars 2023, rappelait pour la énième fois la gravité extrême des impacts futurs du changement climatique (événements climatiques extrêmes, hausse des températures, hausse du niveau des mers, réduction de la productivité agricole…) et indiquait qu’une limitation du réchauffement global à 1,5 °C – ce qui constitue, pour mémoire, l’objectif de l’Accord de Paris signé lors de la COP 21 en 2015 – ne pourrait être obtenue que grâce à une réduction immédiate et drastique des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), ce qui est bien loin de la trajectoire actuelle : rappelons en effet que les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent à augmenter, année après année.
L’IPBES et le GIEC sont tous deux des groupes intergouvernementaux, placés sous l’égide de l’ONU, regroupant des chercheurs de nombreux pays chargés de faire une synthèse de l’état des connaissances sur les sujets respectivement de la biodiversité et du climat. Ces groupes sont constitués de plusieurs centaines de scientifiques avec un souci de représentativité de pays Nord-Sud et de transdisciplinarité. Ils n’ont pas pour mission de produire de la recherche scientifique mais de dégager ce qui fait consensus sur la base des publications revues par les pairs publiées sur le sujet au cours des 5–6 dernières années. Notre école a notamment la chance d’être dignement représentée au GIEC par Anne-Marie Tréguier (X79) pour les travaux du groupe I et Céline Guivarch (X00) pour les travaux du groupe III.
Pas seulement le climat
Si l’on ajoute à cela d’autres problèmes environnementaux tels que la pollution sous diverses formes ou la perturbation des cycles biogéochimiques de l’azote et du phosphore (Stockholm Resilience Centre), le tableau qui en résulte peut donner – malheureusement à raison – l’impression que l’espèce humaine est en train de scier avec application la branche de l’arbre sur laquelle elle est assise.
Ajoutons pour clore cette introduction que, s’il n’est théoriquement pas impossible que surviennent des innovations technologiques qui nous permettraient de régler l’ensemble de nos problèmes environnementaux tout en préservant notre mode de vie et nos habitudes de consommation, la rapidité avec laquelle ces innovations devraient être industrialisées et l’absence, au moment où nous écrivons ces lignes, de technologies suffisamment prometteuses en regard de l’urgence à agir rendent cette éventualité extrêmement improbable.
Notre avenir commun repose donc sur deux questions : comment allons-nous décider d’adapter nos sociétés aux bouleversements à venir et d’atténuer les dégâts sur les écosystèmes ?
Les émotions, tout sauf anormales
Les études que nous avons suivies et les us et coutumes des milieux professionnels que nous fréquentons, pour la plupart d’entre nous en tout cas, nous ont peu habitués à exprimer nos émotions volontairement et publiquement. On entend d’ailleurs souvent des injonctions à s’en distancier, ou même à les ignorer : « n’aie pas peur », « ne sois pas triste », « arrête de t’énerver », « calme ta joie »…
En dehors de la sphère intime – et même parfois dans cette sphère – exprimer des émotions fortes, en particulier lorsqu’elles sont douloureuses, tend plutôt à être considéré comme le signe d’une hyperémotivité, voire d’un dysfonctionnement psychologique. Or cette vision des choses nous semble, à nous les auteurs, bien peu pertinente : face à l’ampleur et à la gravité des dangers environnementaux, c’est bien au contraire l’indifférence et l’absence de ressenti qui tendent à être anormales ; elles dénotent une difficulté à prendre conscience de ses émotions, ou au minimum une compréhension imparfaite des défis auxquels nos sociétés vont devoir faire face.
N’est-il pas normal de ressentir de vives émotions en voyant notre maison brûler ou en apprenant que nous avons un cancer ?
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Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel
Face à l’urgence écologique, de quelles émotions parle-t-on ? Voici ce que nous avons pu expérimenter nous-mêmes et constater, à des degrés divers, chez les individus que nous accompagnons : l’impression de passer par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Nous avons connu des doutes plus ou moins appuyés sur la pertinence des conclusions du corps scientifique, doutes qui se sont dissipés une fois informés sur le processus de production de ces conclusions, après avoir questionné des personnes – dont certains camarades – qui travaillent sur ces sujets depuis des décennies, et appris à discerner ce qui fait consensus dans la communauté scientifique et ce qui est encore discuté. Nous avons alors été stupéfaits, pris de vertige par les ordres de grandeur à l’œuvre et par la perspective des impacts à venir sur nos sociétés, nos paysages, nos écosystèmes… et nos vies individuelles.
Pris de vertige également par l’urgence et l’ampleur des transformations à opérer dans nos modes de vie pour les rendre compatibles avec les limites de notre planète, que nous avions toujours crue infinie. Mais le plus douloureux est parfois de voir à quel point ce constat scientifique est finalement peu connu ou, pire encore, relativisé. Nous ressentons alors de la colère contre les décideurs, les puissances étrangères, les entreprises irresponsables, l’inconscience ou l’incurie de nos sociétés. Notre maison brûle et nos actions ne sont pas à la hauteur de l’incendie.
Angoisse, désarroi, impuissance
Nous connaissons la peur, l’angoisse face aux catastrophes probables ; de la culpabilité de ne pas avoir mesuré tous ces risques plus tôt ; un besoin frénétique de se raccrocher à la perspective de technologies miracles qui arriveraient à s’affranchir des limites physiques de ce monde et résoudraient tout (fusion nucléaire, moteur à hydrogène, CCS (carbon capture and storage), géo-ingénierie, exploitation des océans, des autres planètes…).
Nous ressentons aussi – et surtout – des moments de profond désarroi face à l’inertie, au manque de cohérence et de compréhension à tous les niveaux : celui des États comme celui des territoires, dans nos mondes professionnels ou même nos sphères personnelles, où il est parfois compliqué d’aligner au quotidien nos actions avec nos valeurs, nos convictions et nos souhaits pour le monde. Ce à quoi vient s’ajouter une impression de solitude et d’impuissance en considérant le caractère dérisoire de nos actions individuelles face à l’immensité des transformations à opérer.
En France, l’État a été condamné en octobre 2021 par le Tribunal Administratif de Paris pour dépassement des émissions de GES entre 2015 et 2018, et est enjoint par le Conseil d’État depuis juillet 2021 à prendre des mesures supplémentaires pour arriver à respecter les objectifs de 2030.
Prises de conscience
En quatre ans, les auteurs de cet article auront eu la chance d’animer près de 200 ateliers de sensibilisation aux enjeux climatiques et environnementaux, auprès de 2 500 participants aux profils variés, dont, bien entendu, quelques camarades de l’X : employés, ouvriers et dirigeants issus de secteurs variés (services, industrie, finance, transports, construction, administration…), enseignants, chercheurs, étudiants, militaires, artistes, agriculteurs, élus… et même une ministre en fonction.
En 5 ans, la Fresque du Climat, atelier collaboratif de 3–4 heures s’appuyant sur les conclusions du GIEC a atteint plus d’un million de participants.
Malheureusement, force est de constater qu’en arrivant aux ateliers, même si une majorité grandissante des participants maîtrise les liens de base entre énergies fossiles, effet de serre, dérèglement climatique et conséquences potentielles sur nos sociétés, peu mesurent par exemple l’impact de nos systèmes alimentaires ; encore moins ont réalisé les horizons temporels des changements en cours, les écarts entre les engagements annoncés et les stratégies nationales, et une infime minorité seulement a saisi les ordres de grandeur et l’ampleur des changements à opérer aux échelles internationale, de la France et individuelle comme le montrent les études Faire sa Part et Empreinte Carbone moyenne en France du cabinet Carbone 4 et le calculateur Impact CO2 de l’Ademe..
« En arrivant aux ateliers, peu de participants mesurent l’impact de nos systèmes alimentaires. »
L’agriculture est à l’origine de 25 % des émissions de GES au niveau mondial. La part des énergies fossiles y est minime : les principaux leviers d’action résident dans nos choix alimentaires (régimes moins carnés) et dans les méthodes de production.
La barre des +1,5°C de réchauffement global devrait être franchie entre 2030 et 2040, celle des +2°C entre 2040 et 2060 dans les scénarios les plus vraisemblables. Pour rester ou revenir au-dessous de +2°C d’ici 2100, il faudrait diviser par 4 en moyenne nos émissions de GES. En 2020, année Covid, les émissions mondiales n’ont été réduites que de 5 % par rapport à 2019 (source : UNEP Emissions Gap Report 2022). En 2021, elles sont remontées au niveau de 2019.
Les engagements de réduction d’émissions pris par les États ne limiteraient la hausse globale de température qu’à 2,4°C, et moins de 20 pays tiennent pour l’instant ces
engagements (les États-Unis, les pays de l’UE dont la France et les BRICS, notamment, ne les respectent pas).
Un coup de massue
Mais le plus surprenant est d’observer que la prise de conscience véritable de ces enjeux dépend finalement moins de l’âge, du bagage scientifique ou du niveau de responsabilité du participant que de son niveau d’intérêt et de préoccupation pour ces sujets. Beaucoup pensaient être bien renseignés mais avouent qu’ils n’avaient pas réalisé que la situation était grave « à ce point ».
La fin d’UN monde, l’idée d’un deuil à faire sont des termes qui reviennent constamment dans les échanges avec les participants. Lorsqu’elle se fait, cette prise de conscience est généralement vécue comme un choc – « une gifle », « un coup de massue » disent certains. Dans les échanges que nous facilitons en fin d’atelier s’expriment en général les mêmes émotions douloureuses, toutes ces couleurs de l’arc-en-ciel que nous avons évoquées plus haut. Avec finalement cette question : comment rester conscient et lucide sur notre situation et cultiver en même temps la joie et l’espoir ?
Le fond de la courbe du deuil
Prendre conscience de cette douleur pour mieux agir, apprendre à l’accueillir : c’est peut-être là que tout se joue. Par le simple fait d’être reconnue, elle perd déjà en subjectivité et peut baisser en intensité –comme lorsqu’on nous demande de lui attribuer une note à l’hôpital. Il est bénéfique de réaliser que cette douleur ne serait pas là si nous n’avions pas de l’amour pour les futures générations, pour les coins de nature où nous nous ressourçons, pour les êtres vivants qui nous entourent, pour la paix, pour le confort dont nous avons la chance de bénéficier, pour notre époque aux possibilités inimaginables qui nous ont permis d’accéder à l’éducation, à quantité de connaissances, de prolonger notre espérance de vie, de réduire la mortalité infantile, de voyager facilement, de nous ouvrir à d’autres cultures et de faire des rencontres mémorables…
Ces émotions ne seraient pas là si nous étions de simples machines. Accueillir cette douleur permet également de ne pas rester perpétuellement submergé par elle, ou au contraire de devenir complètement insensible : comme de nombreuses sagesses l’enseignent, il ne nous est pas possible de nous couper de ce qui fait mal sans nous déconnecter du même coup de ce qui donne du sens à nos vies et nous procure de la joie.
Un acte de courage
Accueillir ces émotions, c’est aussi montrer à chacun que cet acte de courage est possible, voire indispensable pour avancer en accord avec sa conscience du monde et nos intuitions. Il est souvent plus aisé d’accueillir ces émotions en compagnonnage, par, pour ou avec l’autre : il suffit parfois de bénéficier d’une véritable écoute, d’empathie, d’échanges sincères permettant à chacun de reconnaître chez l’autre les reflets de ses propres réactions, pour avoir la chance encore trop rare de ne pas se sentir jugé, de se sentir légitime, compris, accepté dans ses ressentis, et d’y puiser la force d’avancer avec plus d’assurance et de conviction (voir notamment les travaux de Joanna Macy autour de la méthode du Travail qui Relie exposée dans son livre Active Hope, L’espérance en Mouvement, ou une initiative comme The Week lancée par Hélène Gerin et Frédéric Laloux).
Se relever, remonter et avancer
L’amour pour les idées, les choses et les êtres auxquels nous tenons peut être l’un des meilleurs moteurs pour nous aider à reprendre nos esprits et à changer de regard sur le monde, notamment en commençant par accepter nos propres limites, c’est-à-dire arriver à discerner les domaines où nous pouvons agir de ceux où – source potentielle de frustration – les choses ne dépendent pas que de nous. Les philosophes stoïciens avaient déjà compris cela il y a deux millénaires, comme nous le lisons dans le Manuel d’Epictète.
« Le voyage est plus important que la destination. »
Ce que nous voyions hier comme des limites peut alors se transformer en périmètre où l’on se sent pleinement légitime pour agir. On finit alors par se relever, se retrousser les manches et avancer sur un chemin différent du précédent à la fois par sa direction, par le regard que nous portons sur lui ou par les personnes que nous y croisons.
Tout n’est pas toujours acquis : on peut avancer d’un pas, avant malheureusement de reculer de deux… et parfois en faire de côté. Mais, et surtout dans un pays inconnu, le voyage est plus important que la destination ! Par conséquent, ce qui importe pour nous est d’essayer dès maintenant d’avancer autant que possible en cohérence avec nos convictions et nos intuitions, avec pour boussole ce qui nous parle et l’intention que nous plaçons dans chacune de nos actions : explorer l’océan d’incertitudes dans lequel nous nous trouvons, inventer ou réinventer nos modèles de société, nos métiers, nos manières de vivre ; défendre, préserver, régénérer ce qui importe – le vivant, la cohésion sociale, la démocratie… avec convivialité et simplicité, dans un souci de solidarité, de partage et de lien à l’autre.
Sur le champ des possibles, nous vous invitons à explorer cet arbre aux actions https://www.racinesderesilience.org/arbre-aux-actions/france
Mettre plus de conscience dans nos vies
En fait, cette crise du vivant que nous traversons peut être l’occasion de mettre plus de conscience au cœur de nos vies, de nous relier à ce qui est essentiel pour l’être sensible toujours présent en nous, et de trouver encore plus de sens à ce que nous faisons chaque jour. Voilà peut-être ce qui invitera le plus grand nombre à participer à ce changement de cap et à nous faire basculer collectivement, malgré les énormes défis à venir, dans une société souhaitable et compatible avec le caractère fini de notre monde.
Pour aller plus loin
- Les Émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde, Glenn Albrecht, Les liens
qui libèrent, 2020. - Manuel, Épictète.